THÉÂTRE - LES SCYTHES - Partie 4

Publié le par loveVoltaire

THÉÂTRE - LES SCYTHES - Partie 4

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LES SCYTHES.

 

 

_______________

 

 

 

 

SCÈNE III.

 

HERMODAN, SOZAME.

 

 

(1)

 

 

 

 

SOZAME.

 

Ami, reposons-nous sur ce siège sauvage,

Sous ce dais qu’ont formé la mousse et le feuillage.

La nature nous l’offre ; et je hais dès longtemps

Ceux que l’art a tissus dans les palais des grands.

 

HERMODAN.

 

Tu fus donc grand en Perse ?

 

SOZAME.

 

Il est vrai.

 

HERMODAN.

 

Ton silence

M’a privé trop longtemps de cette confidence.

Je ne  hais point les grands ; j’en ai vu quelquefois

Qu’un désir curieux attira dans nos bois :

J’aimai de ces Persans les mœurs nobles et fières.

Je sais que les humains sont nés égaux et frères ;

Mais je n’ignore pas que l’on doit respecter,

Ceux qu’en exemple au peuple un roi veut présenter,

Et la simplicité de notre république

N’est point une leçon pour l’Etat monarchique.

Craignais-tu qu’un ami te fût moins attaché ?

Crois-moi, tu t’abusais.

 

SOZAME.

 

Si je t’ai tant caché

Mes honneurs, mes chagrins, ma chute, ma misère,

La source de mes maux, pardonne au cœur d’un père :

J’ai tout perdu : ma fille est ici sans appui ;

Et j’ai craint que le crime, et la honte d’autrui

Ne rejaillît sur elle et ne flétrît sa gloire.

Apprends d’elle et de moi la malheureuse histoire.

 

(Ils s’asseyent tous deux.)

 

HERMODAN.

 

Sèche tes pleurs, et parle.

 

SOZAME.

 

Apprends que sous Cyrus

Je portais la terreur aux peuples éperdus.

Ivre de cette gloire à qui l’on sacrifie,

Ce fut moi dont la main subjugua l’Hyrcanie,

Pays libre autrefois.

 

HERMODAN.

 

Il est bien malheureux ;

Il fut libre.

 

SOZAME.

 

Ah ! crois-moi  tous ces exploits affreux,

Ce grand art d’opprimer, trop indigne du brave,

D’être esclave d’un roi pour faire un peuple esclave,

De ramper par fierté pour se faire obéir,

M’ont égaré longtemps, et font mon repentir…

Enfin Cyrus sur moi répandant ses largesses,

M’orna de dignités, me combla de richesses ;

A ses conseils secrets je fus associé.

Mon protecteur mourut et je fus oublié.

J’abandonnai Cambyse, illustre téméraire,

Indigne successeur de son auguste père ;

Ecbatane, du Mède autrefois le séjour,

Cacha mes cheveux blancs à sa nouvelle cour :

Mais son frère Smerdis, gouvernant la Médie,

Smerdis, de la vertu persécuteur impie,

De mes jours honorés empoisonna la fin.

Un enfant de sa sœur, un jeune homme sans frein.

Généreux, il est vrai, vaillant, peut-être aimable,

Mais dans ses passions caractère indomptable,

Méprisant son épouse en possédant son cœur,

Pour la jeune Obéide épris avec fureur,

Prétendit m’arracher, en maître despotique,

Ce soutien de mon âge, et mon espoir unique.

Athamare est son nom ; sa criminelle ardeur

M’entraînait au tombeau couvert de déshonneur.

 

HERMODAN.

 

As-tu par son trépas repoussé cet outrage ?

 

SOZAME.

 

J’osai l’en menacer. Ma fille eut le courage

De me forcer à fuir les transports violents

D’un esprit indomptable en ses emportements :

De sa mère en ce temps les dieux l’avaient privée ;

Par moi seul à ce prince elle fut enlevée.

Les dignes courtisans de l’infâme Smerdis,

Monstres par ma retraite à parler enhardis,

Employèrent bientôt leurs armes ordinaires,

L’art de calomnier en paraissant sincères ;

Ils feignaient de me plaindre en osant m’accuser,

Et me cachaient la main qui savait m’écraser ;

C’est un crime en Médie, ainsi qu’à Babylone,

D’oser parler en homme à l’héritier du trône.

 

HERMODAN.

 

O de la servitude effets avilissants !

Quoi ! la plainte est un crime à la cour des Persans ?

 

SOZAME.

 

Le premier de l’Etat, quand il a pu déplaire,

S’il est persécuté, doit souffrir et se taire.

 

HERMODAN.

 

Comment recherchas-tu cette basse grandeur (2)

 

(Les deux vieillards se lèvent.)

 

SOZAME.

 

Ce souvenir honteux soulève encore mon cœur.

Ami, tout ce que peut l’adroite calomnie,

Pour m’arracher l’honneur, la fortune et la vie,

Tout fut tenté par eux, et tout leur réussit :

Smerdis proscrit ma tête ; on partage, on ravit

Mes emplois et mes biens, le prix de mon service (3) :

Ma fille en fait sans peine un noble sacrifice,

Ne voit plus que son père, et, subissant son sort,

Accompagne ma fuite et s’expose à la mort.

Nous partons ; nous marchons de montagne en abîmes ;

Du Taurus escarpé nous franchissons la cime.

Bientôt dans vos forêts, grâce au ciel parvenu,

J’y trouvai le repos qui m’était inconnu.

J’y voudrais être né. Tout mon regret, mon frère,

Est d’avoir parcouru ma fatale carrière

Dans les camps, dans les cours, à la suite des rois,

Loin des seuls citoyens gouvernés par les lois ;

Mais je sens que ma fille, au déserts enterrée,

Du faste des grandeurs autrefois entourée,

Dans le secret du cœur pourrait entretenir

De ses honneurs passés l’importun souvenir ;

J’ai peur que la raison, l’amitié filiale

Combattent faiblement l’illusion fatale

Dont le charme trompeur a fasciné toujours

Des yeux accoutumés à la pompe des cours ;

Voilà ce qui tantôt rappelant mes alarmes,

A rouvert un moment la source de mes larmes (3).

 

 

HERMODAN.

 

Que peux-tu craindre ici ? qu’a-t-elle à regretter ?

Nous valons pour le moins ce qu’elle a su quitter

Elle est libre avec nous, applaudie, honorée ;

D’aucuns soins dangereux sa paix n’est altérée.

La franchise qui règne en notre heureux séjour

Fait mépriser les fers et l’orgueil de ta cour.

 

SOZAME.

 

Je mourrais trop content si ma chère Obéide

Haïssait comme moi cette cour si perfide.

Pourra-t-elle en effet penser dans ses beaux ans

Ainsi qu’un vieux soldat détrompé par le temps ?

Tu connais, cher ami, mes grandeurs éclipsées,

Et mes soupçons présents, et des douleurs passées.

Cache-les à ton fils, et que de ses amours

Mes chagrins inquiets n’altèrent point le cours.

 

HERMODAN.

 

Va, je te le promets ; mais apprends qu’on devine

Dans ces rustiques lieux ton illustre origine ;

Tu n’en es pas moins cher à nos simples esprits.

Je tairai tout le reste, et surtout à mon fils ;

Il s’en alarmerait.

 

 

 

1 – « La pièce est difficile à jouer, écrivait Voltaire. Elle a surtout besoin de deux vieillards qui soient naturels et attendrissants. » (G.A.)

2 – La censure laissa passer ces vers. « La police a jugé sagement, écrivait Voltaire, que ces choses-là n’arrivaient qu’en Perse. » (G.A.)

3 – Voltaire raconte ici sa propre histoire, avant son refuge en Suisse. (G.A.)

4 – Madame Denis, sa nièce, regretta longtemps la cour, et c’est pour la distraire que le philosophe eut à Ferney un si grand train de maison. (G.A.)

 

 

 

 

 

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