CORRESPONDANCE - Année 1767 - Partie 35

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1767 - Partie 35

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à M. Damilaville.

 

16 Mai 1767.

 

 

          Je vois bien, monsieur, par votre lettre du 9 de mai, que ce pauvre homme (1) qui fut mis à Valladolid n’a pu arriver à Paris dans votre hôtel. M. Boursier, votre ami, m’a promis qu’il tenterait de vous faire tenir ce magot par une autre voie.

 

          Ce pauvre Boursier est bien embarrassé. Je ne crois pas qu’il aille sur la Saône (2). Il prendra patience. On dit que c’est la vertu des ânes ; mais il faut que chacun porte son bât dans ce monde.

 

          Je vous demande en grâce de m’envoyer le petit libelle sorbonique (3) contre Bélisaire. Il y a cent lieues et cent siècles des honnêtes gens d’aujourd’hui à la Sorbonne. J’ai toujours fait une prière à Dieu, qui est fort courte ; la voici : Mon Dieu, rendez nos ennemis bien ridicules ! Dieu m’a exaucé.

 

          Je vous embrasse tendrement ; tantôt je pleure tantôt je ris.

 

 

1 – Il s’agit toujours des Questions de Zapata. (G.A.)

2 – A Lyon. (G.A.)

3 – Indiculus propositonum excerptarum ex libro cui titulus : Bélisaire. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Marmontel

 

16 Mai 1767.

 

 

          Comment, mon cher confrère, toute l’Académie française ne se récrite-t-elle pas contre l’insolente et ridicule absurdité des chats fourrés qui osent condamner cette proposition : « La vérité luit par sa propre lumière et on n’éclaire pas les esprits à la lueur des bûchers ? » C’est dire évidemment que les flammes des seuls bûchers peuvent éclairer les hommes, et que les bourreaux sont les seuls apôtres. Ce sera bien alors, que suivant Jean-Jacques, il faudra que les jeunes princes épousent les filles des bourreaux ; et vous êtes trop heureux, après tout, que ces polissons aient dit une si horrible sottise. Il est bon d’avoir affaire à de si sots ennemis.

 

          Pourquoi ne m’avez-vous pas envoyé sur-le-champ toutes les bêtises qu’on a écrites contre votre excellent ouvrage ? Vous avez raison de ne point répondre, de ne vous point compromettre ; mais il y a des théologiens qui prendront votre parti sérieusement et vigoureusement. Il ne s’agit plus ici de plaisanter, il faut écraser ces sots monstres. Celui qui s’en chargera déclarera qu’il ne vous a pas consulté, qu’il ne vous connaît point, qu’il ne connaît que votre livre, et qu’il écrit au nom de la nation contre les ennemis de toute nation.

 

 

N.B. – Si vous avez lu le livre de la Tolérance, il y a deux pages entières de citations des Pères de l’Eglise contre la proposition diabolique des chats fourrés.

 

          On vous embrasse le plus tendrement du monde.

 

 

 

 

 

à M. le cardinal de Bernis.

 

18 Mai 1767.

 

 

          Voici, monseigneur, deux exemplaires du mémoire en faveur des Sirven et de la nature, et de la justice, contre le fanatisme et l’abus des lois. J’aime mieux vous envoyer cette prose que la tragédie des Scythes, que je n’ai pas seulement voulu lire, parce que les libraires s’étant trop hâtés n’ont pas attendu mon dernier mot. On en fait actuellement une édition plus honnête, que j’aurais l’honneur de soumettre au jugement de votre éminence. Je joue demain un des vieillards sur mon petit théâtre, et vous sentez bien que je le jouerai d’après nature.

 

          Vraiment, si je suis assez heureux pour vous dédier une épître, cette épître ne sera que morale ; mais il faut que cette morale soit piquante, et c’est là ce qui est difficile.

 

          Ce M. Servant (1) se taille des ailes pour voler bien haut. Il vint, il y a deux ans, passer quelques jours chez moi. C’est un jeune philosophe tout plein d’esprit ; il pense profondément  il n’a pas besoin des petites pretintailles du siècle.

 

          J’ai peur que notre guerre de Genève ne dure autant que celle de Corse ; mais elle ne sera pas sanglante. L’aventure des jésuites fait une très grande sensation jusque dans nos déserts, et on parle à peine d’une femme (2) qui établit la tolérance dans onze cent mille lieues carrées de pays, et qui l’établit encore chez ses voisins. Voilà, à mon gré, la plus grande époque depuis trois siècles. Conservez-moi vos bontés, aimez toujours les lettres, et agréez mon tendre et profond respect.

 

 

1 – Auteur du Discours sur l’administration de la justice criminelle. (G.A.)

2 – Catherine II. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame la marquise du Deffand.

 

18 Mai 1767.

 

 

          Il y a plus de six semaines, madame, que je suis toujours prêt à vous écrire, à m’informer de votre santé, à vous demander comment vous supportez la vie, vous et M. le président Hénault, et à m’entretenir avec vous sur toutes les illusions de ce monde  mais je me suis trouvé exposé à tous les fléaux de la guerre, et à celui de trente pieds de neige dont j’ai été longtemps environné. Les neiges et les glaces me privent tous les ans de la vue pendant quatre mois  j’ai l’honneur d’être alors, comme vous savez, votre confrère des Quinze-Vingts ; mais les quinze-vingts ne souffrent pas, et j’éprouve des douleurs très cuisantes. Je renais au printemps, et je passe de la Sibérie à Naples, sans changer de lieu : voilà ma destinée.

 

          Pardonnez-moi si j’ai passé tant de temps sans vous écrire ; vous savez que je vous aimerai toujours. Vous me direz : Montrez-moi votre foi par vos œuvres ; on écrit, quand on aime. Cela est vrai ; mais, pour écrire des choses agréables, il faut que l’âme et le corps soient à leur aise, et j’en ai été bien loin. Vous me mandez que vous vous ennuyez, et moi je vous réponds que j’enrage. Voilà les deux pivots de la vie, de l’insipidité ou du trouble.

 

          Quand je vous dis que j’enrage, c’est un peu exagérer ; cela veut dire seulement que j’ai de quoi enrager. Les troubles de Genève ont dérangé tous mes plans ; j’ai été exposé, pendant quelque temps, à la famine ; il ne m’a manqué que la peste ; mais les fluxions sur les yeux m’en ont tenu lieu. Je me dépique actuellement en jouant la comédie. Je joue assez bien le rôle de vieillard, et cela d’après nature et je dicte ma lettre en essayant mon habit de théâtre.

 

          Vous vous êtes fait lire sans doute le quinzième chapitre de Bélisaire ; c’est le meilleur de tout l’ouvrage, ou je m’y connais bien mal. Mais n’avez-vous pas été étonnée de la décision de la Sorbonne, qui condamne cette proposition : « La vérité luit de sa propre lumière, et on n’éclaire point les hommes par les flammes des bûchers ? » Si la Sorbonne a raison, les bourreaux seront donc les seuls apôtres.

 

          Je ne conçois pas comment on peut hasarder quelque chose d’aussi sot et d’aussi abominable. Je ne sais comment il arrive que les compagnies disent et font de plus énormes sottises que les particuliers ; c’est peut-être parce qu’un particulier a tout à craindre, et que les compagnies ne craignent rien. Chaque membre rejette le blâme sur son confrère.

 

          A propos de sottises, je vous ferai présenter très humblement de ma part ma sottise des Scythes, dont on fait une nouvelle édition, et je vous prierai d’en juger, pourvu que vous vous la fassiez lire par quelqu’un qui sache lire des vers ; c’est un talent aussi rare que celui d’en faire de bons.

 

          De toutes les sottises énormes que j’ai vues dans ma vie, je n’en connais point de plus grande que celle des jésuites. Ils passaient pour de fins politiques, et ils ont trouvé le secret de se faire chasser déjà de trois royaumes (1), en attendant mieux. Vous voyez qu’ils étaient bien loin de mériter leur réputation.

 

          Il y a une femme qui s’en fait une bien grande ; c’est la Sémiramis du Nord, qui fait marcher cinquante mille hommes en Pologne, pour établir la tolérance et la liberté de conscience. C’est une chose unique dans l’histoire de ce monde, et je vous réponds que cela ira loin. Je me vante à vous d’être un peu dans ses bonnes grâces ; je suis son chevalier envers et contre tous. Je sais bien qu’on lui reproche quelque bagatelle au sujet de son mari (2) ; mais ce sont des affaires de famille dont je ne me mêle pas ; et d’ailleurs il n’est pas mal qu’on ait une faute à réparer, cela engage à faire de grands efforts pour forcer le public à l’estime et à l’admiration, et assurément son vilain mari n’aurait fait aucune des grandes choses que ma Catherine fait tous les jours.

 

          Il me prend envie, madame, pour vous désennuyer de vous envoyer un petit ouvrage concernant Catherine (3), et Dieu veuille qu’il ne vous ennuie pas ! Je m’imagine que les femmes ne sont pas fâchées qu’on loue leur espèce, et qu’on les croie capables de grandes choses. Vous saurez d’ailleurs qu’elle va faire le tour de son vaste empire. Elle m’a promis de m’écrire des extrémités de l’Asie ; cela forme un beau spectacle.

 

          Il y a loin de l’impératrice de Russie à nos dames du Marais, qui font des visites de quartier. J’aime tout ce qui est grand, et je suis fâché que nos Welches soient si petits. Nous avons pourtant encore un prodigieux avantage : c’est qu’on parle français à Astrakan et qu’il y a des professeurs en langue française à Moscou. Je trouve cela plus honorable encore que d’avoir chassé les jésuites. C’est une belle époque sans doute que l’expulsion de ces renards ; mais convenez que Catherine a fait cent fois plus en réduisant tout le clergé de son empire à être uniquement à ses gages.

 

          Adieu, madame ; si j’étais à Paris, je préférerais votre société à tout ce qui se fait en Europe et en Asie.

 

 

1 – Portugal, France et Espagne. (G.A.)

2 – Pierre III qu’elle avait fait tuer. (G.A.)

3 – La Lettre sur les Panégyriques. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. ***

 

(POUR REMETTRE AU COMTE DE WARGEMONT) (1)

 

A Ferney, 20 Mai 1767.

 

 

          Je suis bien malade, monsieur, et la santé de madame Denis est aussi un peu altérée ; ainsi nous comptons sur l’indulgence de M. le comte de Wargemont, quand il aura la bonté de venir dans notre hôpital. Vous savez que nous ne sortons jamais ; tous les jours nous sont égaux, et, soit qu’il nous fasse l’honneur de venir dîner vers les deux heures, ou de venir souper et coucher, nous nous flattons qu’il voudra bien avoir quelque condescendance pour un vieillard malingre et pour la simplicité de notre vie. Vous connaissez les sentiments respectueux avec lesquels j’ai l’honneur d’être, monsieur, votre, etc.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. – Le comte de Wargemont était colonel en second de la légion de Soubise, plus tard brigadier et maréchal de camp. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Belloy.

 

A Ferney, le 21 Mai 1767.

 

 

          J’ai eu la hardiesse, monsieur, de me faire acteur dans ma soixante-quatorzième année. Des jeunes gens et des jeunes femmes ont corrompu ma vieillesse. Je n’ai pas soutenu la fatigue aussi bien qu’eux, et j’en ai été malade. C’est ce qui a retardé un peu les tendres et sincères remerciements que vous doit un cœur pénétré de votre mérite et de la beauté de votre âme.

 

          Nous voilà, ce me semble, parvenus à imiter les Grecs, chez qui les auteurs jouaient eux-mêmes leurs pièce. M. de Chabanon et M. de La Harpe récitent des vers aussi bien qu’ils en font, et madame de La Harpe a un talent dont je n’ai encore vu le modèle que dans mademoiselle Clairon.

 

          Enfin, par un concours singulier, la perfection de la déclamation s’est trouvée à la littérature, c’est l’exemple que vous donnez ; c’est l’amitié que vous me témoignez du sein de vos triomphes ; ce sont vos beaux vers (1) qui viennent au secours de ma muse languissante.

 

Les neuf muses sont sœurs, et les beaux-arts sont frères.

Quelque peu de malignité

A dérangé parfois cette fraternité ;

La famille en souffrit, et des mains étrangères

De ces débats ont profité.

C’est dans son union qu’est son grand avantage ;

Alors elle en impose aux pédants, aux bigots ;

Elle devient l’effroi des sots,

La lumière du siècle et le soutien du sage.

Elle ne flatte point les riches et les grands :

Ceux qui dédaignaient son encens

Se font honneur de son suffrage,

Et les rois sont ses courtisans.

 

          J’ai grande opinion du chevalier Bayard (2). C’est un beau sujet. Je ne suis que le poète de l’Amérique et de la Chine, et vous êtes celui des Français Recevez, monsieur, les témoignages les plus vrais de ma reconnaissance.

 

 

1 – Sur la première représentation des Scythes. (G.A.)

2 – Gaston et Bayard, tragédie qui fut jouée à la cour en 1770. (G.A.)

 

 

 

 

 

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