CORRESPONDANCE - Année 1767 - Partie 25

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CORRESPONDANCE - Année 1767 - Partie 25

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à M.***, avocat à Besançon,

 

ÉCRITE SOUS LE NOM D’UN MEMBRE

DU CONSEIL DE ZURICH EN SUISSE.

 

Mars 1767.

 

 

          Nous nous intéressons beaucoup, monsieur, dans notre république, à la triste aventure du sieur Fantet (1). Il était presque le seul dont nous tirassions les livres qui ont illustré votre patrie, et qui forment l’esprit et les mœurs de notre jeunesse. Nous devons à Fantet les œuvres du chancelier Daguesseau et du président de Thou. C’est lui seul qui nous a fait connaître les Essais de Morale de Nicole, les Oraisons funèbres de Bossuet, les Sermons de Massillon et ceux de Bourdaloue, ouvrages propres à toutes les religions ; nous lui devons l’Esprit des lois, qui est encore un de ces livres qui peuvent instruire toutes les nations de l’Europe.

 

          Je sais en mon particulier que le sieur Fantet joint à l’utilité de sa profession une probité qui doit le rendre cher à tous les honnêtes gens, et qu’il a employé au soulagement de ses parents le peu qu’il a pu gagner par une louable industrie.

 

          Je ne suis point surpris qu’une cabale jalouse ait voulu le perdre. Je vois que votre parlement ne connaît que la justice, qu’il n’a acception de personne, et que, dans toute cette affaire, il n’a consulté que la raison et la loi. Il a voulu et il a dû examiner par lui-même si, dans la multitude des livres dont Fantet fait commerce, il ne s’en trouverait pas quelques-uns de dangereux, et qu’on ne doit pas mettre entre les mains de la jeunesse ; c’est une affaire de police, une précaution très sage des magistrats.

 

          Quand on leur a proposé de jeter ce que vous appelez des monitoires (2), nous voyons qu’ils se sont conduits avec la même équité et la même impartialité en refusant d’accorder cette procédure extraordinaire. Elle n’est faite que pour les grands crimes ; elle est inconnue chez tous les peuples qui concilient la sévérité des lois avec la liberté du citoyen ; elle ne sert qu’à répandre le trouble dans les consciences, et l’alarme dans les familles. C’est une inquisition réelle qui invite tous les citoyens à faire le métier infâme de délateur ; c’est une arme sacrée qu’on met entre les mains de l’envie et de la calomnie pour frapper l’innocent en sûreté de conscience. Elle expose toutes les personnes faibles à se déshonorer, sous prétexte d’un motif de religion ; elle est, en cette occasion, contraire à toutes les lois, puisqu’elle a pour but d’établir un délit lorsqu’il n’y en a point.

 

          Un monitoire, en ce cas, serait un ordre de chercher, au nom de Dieu, à perdre un citoyen ; ce serait insulter à la fois la loi et la religion, et les rendre toutes deux complices d’un crime infiniment plus grand que celui qu’on impute au sieur Fantet. Un monitoire, en un mot, est une espèce de proscription. Cette manière de procéder serait ici d’autant plus injuste que, de vos prêtres qui avaient accusé Fantet, les uns ont été confondus à la confrontation, les autres se sont rétractés. Un monitoire alors n’eût été qu’une permission accordée aux calomniateurs de chercher à calomnier encore, et d’employer la confession pour se venger. Voyez quel effet horrible ont produit les monitoires contre les Calas et les Sirven !

 

          Votre parlement, en rejetant une voie si odieuse, et en procédant contre Fantet avec toute la sévérité de la loi, a rempli tous les devoirs de la justice, qui doit rechercher les coupables, et ne pas souhaiter qu’il y ait des coupables. Cette conduite lui attire les bénédictions de toutes les provinces voisines.

 

          J’ai interrompu cette lettre, monsieur, pour lire en public les remontrances que votre parlement fait au roi sur cette affaire. Nous les regardons comme un monument d’équité et de sagesse, digne du corps qui les a rédigées, et du roi à qui elles sont adressées. Il nous semble que votre patrie sera toujours heureuse, quand vos souverains continueront de prêter une oreille attentive à ceux qui, en parlant pour le bien public, ne peuvent avoir d’autre intérêt que ce bien public même dont ils sont les ministres.

 

          J’ai l’honneur d’être bien respectueusement, monsieur, etc. D… du conseil des deux cents.

 

 

P.S. – Nous avons admiré le factum en faveur de Fantet. Voilà, monsieur, le triomphe des avocats : faire servir l’éloquence à protéger, sans intérêt, l’innocent, couvrir de honte les délateurs, inspirer une juste horreur de ces cabales pernicieuses qui n’ont de religion que pour haïr et pour nuire, qui font des choses sacrées l’instrument de leurs passions : c’est là sans doute le plus beau des ministères. C’est ainsi que M. de Beaumont défend à Paris l’innocence des Sirven après avoir si glorieusement combattu pour les Calas. De tels avocats méritent les couronnes qu’on donnait à ceux qui avaient sauvé des citoyens dans les batailles. Mais que méritent ceux qui les oppriment ?

 

 

1 – Libraire de Besançon poursuivi. (G.A.)

2 – Lettres du juge d’église qu’on publiait au prône des paroisses pour obliger les fidèles à venir déposer. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte de Rochefort.

 

A Ferney, 1er Avril 1767.

 

 

          J’ai reçu, mon chevalier, une quantité prodigieuse de paquets contre-signés, depuis deux mois, tantôt vice-chancelier, tantôt ministres, tantôt Sartines. Je me souviens, entre autres, d’un imprimé fort éloquent sur les évocations. Je ne crois pas qu’il fût accompagné d’une lettre de vous.

 

          On me rend d’ordinaire toutes les lettres qui me sont adressées, et surtout celles qui sont à contre-seing. Il me semble n’en avoir point reçu de vous depuis le mois de février. Si ma mémoire me trompe, si ma mauvaise santé me rend négligent, daignez me plaindre ; si je n’ai pas reçu vos lettres, plaignez-moi encore davantage. Elles font ma consolation ; peu de choses me sont plus chères que les témoignages de vos bontés.

 

          On dit qu’il y a eu beaucoup de bruit à la première représentation des Scythes (1), et qu’il y avait dans le parterre des barbares qui n’ont nulle pitié de la vieillesse. Vous serez plus indulgent, vous pardonnerez à un vieillard un peu languissant une lettre si écourtée ; elle serait bien longue si j’avais le temps de vous exprimer tous les sentiments que je conserverai pour vous toute ma vie. Madame Denis et toute la maison vous font les plus tendres compliments.

 

 

1 – Elle eut lieu le 26 Mars. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Thieriot.

 

1er Avril 1767.

 

 

          M. le marquis de Maugiron vient de mourir. Voici les vers qu’il a faits une heure avant sa mort :

 

Tout meurt, je m’en aperçois bien.

Tronchin, tant fêté dans le monde

Ne saurait prolonger mes jours d’une seconde,

Ni Daumat (1) en retrancher rien.

Voici donc mon heure dernière :

Venez, bergères et bergers,

Venez me fermer la paupière ;

Qu’au murmure de vos baisers,

Tout doucement mon âme soit éteinte.

Finir ainsi dans les bras de l’Amour,

C’est du trépas ne point sentir l’atteinte,

C’est s’endormir sur la fin d’un beau jour.

 

          Vous remarquerez qu’il logeait chez l’évêque de Valence, son parent. Tout le clergé s’empressait à lui venir donner son passe-port avec la plus grande cérémonie. Pendant qu’on faisait les préparatifs, il se tourna vers son médecin, et lui dit : Je vais bien les attraper ; ils croient me tenir, et je m’en vais. Il était mort en effet quand ils arrivèrent avec leur goupillon. Vous pourrez, mon ancien ami, régaler de cette anecdote certain génie (2) à qui vous écrivez quelquefois des nouvelles. Cela sera d’autant mieux placé, qu’il serait homme en pareil cas à imiter M. de Maugiron, et même à faire de meilleurs vers que lui.

 

          Vous avez dû voir la lettre de M. de Mauduit sur Bélisaire (3) ; cela peut encore amuser un philosophe.

 

          Continuez à vivre de régime, afin de vivre longtemps. On me parle dans plusieurs lettres de M. l’évêque de Saint-Brieuc et de son aventure, qu’on me dit fort plaisante. On suppose que je sais cette aventure, et je ne sais rien du tout (4). Je suis bien aise d’ailleurs qu’un évêque amuse le monde, cela vaut mieux que de l’excommunier.

 

P.S. – Ah ! on vient de me conter l’aventure. Voilà une maîtresse femme. Vale.

 

 

1 – Médecin à Valence. (G.A.)

2 – Le roi de Prusse. (G.A.)

3 – Anecdote sur Bélisaire. Voyez aux FACÉTIES. (G.A.)

4 – L’évêque avait voulu violer une dame qui lui donna un coup d’épée dans la cuisse. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame du Boccage.

 

Du château de Ferney, 2 Avril (1).

 

 

          Bion et Moschus, madame, vous ont bien de l’obligation de les avoir embellis, et moi d’avoir bien voulu m’envoyer vos deux très jolies imitations. Je m’imagine que votre beauté est tout comme votre esprit. Vous étiez très belle quand vous passâtes par ma cabane, en revenant des palais d’Italie. Vous ne devez avoir changé en rien ; une femme ne s’avise point de faire des vers amoureux sans inspirer de l’amour.

 

          Mon petit La Harpe est enchanté de la bonté que vous avez de le faire Normand ; le voilà enrôlé sous vos drapeaux. C’est Sapho qui met Phaon de son académie ; il a plus d’esprit et de génie que Phaon, et peut-être autant de grâces ; cela n’a que vingt-sept ans.

 

Il semble fait également

Et pour le Pinde et pour Cythère,

Et pourrait être votre amant

Aussi bien que votre confrère.

 

          Mais je vous avertis, madame, qu’il est coupable, comme moi, de préférer Jean Racine à Pierre Corneille. J’ai peur que, dans le fond de l’âme, vous ne tombiez dans le même péché. Je crois que c’est à cause de mon hérésie que Cideville ne m’écrit plus ; il m’a abandonné tout net comme un réprouvé. Faites-moi grâce : il ne faut pas que je sois excommunié partout.

 

          Mille remerciements, madame, et mille respects. Comptez que je vous suis attaché pour le reste de ma vie (2).

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – Cette dernière ligne est de sa main. (A. François.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

3 Avril 1767.

 

 

          Je reçois, mon cher ami, votre lettre du 21 mars par M. Mallet, et je n’ai reçu encore aucun des envois que vous avez bien voulu me faire par Lyon. Tous les mémoires de M. de Beaumont en faveur des Sirven sont encore à la douane : je ne sais pas quand je pourrai les avoir. Toute communication entre Lyon et Genève est interrompue.

 

          M. Fournier vous avait envoyé l’étui de mathématiques (1) pour M. Lembertard, il y a environ trois semaines, par la même voie que vous aviez vous-même choisie, et par laquelle vous aviez reçu le factum des Sirven signé de toute la famille. Il était à croire que l’étui de mathématiques, qui coûte, comme vous savez, cent écus, vous parviendrait de même. Il faut que quelque grand mathématicien ait mis la main dessus et se le soit approprié ; car il est un des meilleurs ouvriers de l’Europe.

 

          Je suis actuellement séparé du reste du monde. Nous ne savons plus de quel côté nous tourner pour faire venir les choses les plus nécessaires à la vie, et je mets les bons livres parmi les choses absolument nécessaires.

 

          Je me sais bien bon gré de vous avoir envoyé ma lettre pour M. Linguet. Je le croyais de vos amis intimes, puisqu’il m’envoyait son livre (2) par vous, et que M. Thieriot me l’avait vanté comme un des meilleurs ouvrages qu’on eût vus depuis longtemps. Je n’ai pas plus reçu le livre que les autres ballots ; mais je vous en crois sur ce que vous me dites. Il est bon de savoir à qui on a affaire. Vous vous êtes conduit très sagement, je vous en loue, et je vous en remercie.

 

          On m’a envoyé la lettre de l’abbé Mauduit (3). Il me semble qu’elle n’est que plaisante, et qu’elle n’a aucune teinture d’impiété. L’auteur s’égaie peut-être un peu aux dépens de quelques docteurs de Sorbonne, mais il paraît respecter beaucoup la religion ; c’est, comme nous l’avons dit tant de fois ensemble, le premier devoir d’un bon sujet et d’un bon écrivain. Aussi je ne connais aucun philosophe qui ne soit excellent citoyen et excellent chrétien. Ils n’ont été calomniés que par des misérables qui ne sont ni l’un ni l’autre.

 

          Je ne sais point qui est M. de La Férière ; mais il paraît que c’est un Burrhus. Je souhaite qu’il ne trouve point de Narcisse.

 

          On m’avait déjà touché quelque chose de ce qu’on imputait à Tronchin (4). Je ne l’en ai jamais cru capable, quoiqu’il me fît l’injustice d’imaginer que je favorisais les représentants de Genève. Je suis bien loin de prendre aucun parti dans ces démêlés ; je n’ai d’autre avis que celui dont le roi sera. Il faudrait que je fusse insensé, pour me mêler d’une affaire pour laquelle le roi a nommé un plénipotentiaire. Je suis auprès de Genève comme si j’en étais à cent lieues, et j’ai assez de mes propres chagrins, sans me mêler des tracasseries des autres. Je suis exactement le conseil de Pythagore : Dans la tempête, adorez l’écho. Adieu, mon très cher ami.

 

 

1 – La Lettre au conseiller, de d’Alembert. (G.A.)

2 – Théorie des lois civiles. (G.A.)

3 – L’Anecdote sur Bélisaire. (G.A.)

4 – Voyez la lettre suivante. (G.A.)

 

 

 

 

 

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