CORRESPONDANCE avec le roi de Prusse - Année 1767 - Partie 100

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE avec le roi de Prusse - Année 1767 - Partie 100

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394 – DU ROI

 

 

A Potsdam, 5 Mai 1767.

 

 

 

          J’aurais cru, pendant les troubles qui désolaient l’Europe, que la terre de Ferney et la ville de Genève étaient l’arche où quelques justes furent préservés des calamités publiques. Mais il faut l’avouer, il n’est aucun lieu où l’inquiétude des hommes et l’enchaînement fatal des causes ne puissent amener ce fléau (1). Je plains les citoyens de la Rome calviniste de se trouver réduits à la dure nécessité d’abandonner leur patrie, ou de renoncer aux privilèges de leur liberté. Ils ont affaire à trop forte partie, et les Français les traitent à la rigueur. Lentulus (2), qui a fait un tour en sa patrie, s’était proposé de passer chez vous si ce cordon impénétrable ne l’en eût empêché. Voilà comme tout se dénature par les lois de la vicissitude.

 

          La ville de Jérusalem, bâtie par le peuple de Dieu, est possédée par les Turcs ; le Capitole, cet asile des nations, ce lieu auguste où s’assemblait un sénat maître de l’univers, est maintenant habité par des récollets (3) ; et Ferney, douce et agréable retraite philosophique, sert de quartier-général aux troupes françaises. Mais vous adoucirez ces guerriers farouches, comme Orphée, votre devancier, apprivoisa les tigres et les lions.

 

          Il est fâcheux que vous soyez assujetti, comme le reste des êtres, aux infirmités de l’âge : il faudrait que les corps joints à des âmes privilégiées comme la vôtre en fussent exempts. Les arts et la société de notre petite contrée regretteront à jamais votre perte. Ce ne sont pas de celles qu’on répare facilement : aussi votre mémoire ne périra-t-elle pas parmi nous.

 

          Vous pouvez vous servir de nos imprimeurs selon vos désirs. Ils jouissent d’une liberté entière  et comme ils sont liés avec ceux de Hollande, de France, et d’Allemagne, je ne doute pas qu’ils n’aient des voies pour faire passer les livres où ils le jugent à propos.

 

          Voilà pourtant un nouvel avantage que nous venons de remporter en Espagne : les jésuites sont chassés de ce royaume. De plus, les cours de Versailles, de Vienne et de Madrid ont demandé au pape la suppression d’un nombre considérable de couvents. On dit que le saint-père sera obligé d’y consentir, quoique en enrageant. Cruelle révolution ! A quoi ne doit pas s’attendre le siècle qui suivra le nôtre ? La cognée est mise à la racine de l’arbre : d’une part les philosophes s’élèvent contre les absurdités d’une superstition révérée ; d’une autre, les abus de la dissipation forcent les princes à s’emparer des biens de ces reclus, les suppôts et les trompettes du fanatisme. Cet édifice, sapé par ses fondements, va s’écrouler ; et les nations transcriront dans leurs annales que Voltaire fut le promoteur de cette révolution, qui se fit au dix-neuvième siècle (4) dans l’esprit humain.

 

          Qui aurait dit, au douzième siècle, que la lumière qui éclairerait le monde viendrait d’un petit bourg suisse nommé Ferney ? Tous les grands hommes communiquent leur célébrité aux lieux qu’ils habitent, et au temps où ils fleurissent.

 

          On m’écrit de Paris qu’on m’enverra les Scythes. Je suis bien sûr que cette pièce sera intéressante et pathétique : heureux talents, qui font le charme de toutes vos tragédies ! J’ai vu des tragédies et des panégyriques du jeune poète (5) dont vous me parlez ; il a du feu et versifie bien. Je vous suis obligé de son épître, que vous voulez me communiquer. On m’a envoyé le Bélisaire de Marmontel. Il faut que la Sorbonne ait été de bien mauvaise humeur pour condamner l’envie que l’auteur a de sauver Cicéron et Marc-Aurèle. Je soupçonnerais plutôt que le gouvernement a cru apercevoir quelques allusions du règne de Justinien à celui de Louis XV, et que, pour chagriner l’auteur, il a lâché contre lui la Sorbonne, comme un mâtin accoutumé d’aboyer contre qui on l’excite.

 

          Conservez-vous toutefois, et ménagez votre vieillesse dans votre quartier-général de Ferney. Souvenez-vous qu’Archimède, pendant qu’on donnait l’assaut à la ville qu’il défendait, résolvait tranquillement un problème ; et soyez persuadé que le roi Hiéron s’intéressait moins à la conservation de son géomètre que moi à celle du grand homme que le cordon des troupes françaises entoure. FÉDÉRIC.

 

 

 

 

1 – Edition de Berlin : « Amenez le fléau de la guerre. » (G.A.)

2 – Général prussien, d’origine suisse. (G.A.)

3 – Voyez le Dialogue entre Marc-Aurèle et un récollet. (G.A.)

4 – Edition de Berlin : « Au dix-huitième siècle. » Nous croyons que la version des éditeurs de Kehl est la bonne. Frédéric ajournait d’ordinaire la ruine du catholicisme au siècle suivant. (G.A.)

5 – La Harpe. (G.A.)

 

 

 

 

 

395 – DU ROI

 

 

A Potsdam, le 31 Juillet 1767.

 

 

 

          J’ai cru, avec le public, que vous aviez changé de domicile. Des lettres de Paris nous assuraient que vous alliez vous établir à Lyon (1), et j’attribuais votre long silence à votre déménagement ; la cause que vous en alléguez est bien plus fâcheuse.

 

          Le poème sur les Génevois (2) m’était parvenu par Thieriot. Je n’en ai que deux chants ; vous me feriez plaisir de m’envoyer l’ouvrage entier. J’admirais, en le lisant, ce feu d’imagination que les frimas de la Suisse et le froid des ans n’ont pu éteindre ; et, comme cet ouvrage est écrit avec autant de gaieté que de chaleur, je vous croyais plus vivant que jamais. Enfin vous êtes échappé de ce nouveau danger, et vous allez sans doute nous régaler de quelque poème sur le Styx, sur Caron, sur Cerbère, et sur tous ces objets que vous avez vus de si près. Vous nous devez la relation de ce voyage : vous vous trouverez à votre aise en la faisant, instruit par l’exemple de tant de voyageurs qui ne se sont pas gênés en nous racontant ce qu’ils n’ont jamais vu dans des pays réels. Votre champ vous fournit la mythologie, et la théologie, et la métaphysique. Quelle carrière pour l’imagination ! Mais revenons à ce monde-ci.

 

          On y vieillit prodigieusement, mon cher Voltaire : tout a bien changé depuis le temps passé que vous vous rappelez. Mon estomac, qui ne digère presque plus, m’a contraint de renoncer aux soupers. Je lis le soir, ou je fais conversation. Mes cheveux sont blanchis, mes dents s’en vont, mes jambes sont abîmées par la goutte. Je végète encore, et je m’aperçois que le temps fixe une différence sensible entre quarante et cinquante-six ans. Ajoutez à cela que depuis la paix j’ai été surchargé d’affaires, de sorte qu’il ne me reste dans la tête qu’un peu de bon sens, avec une passion renaissante pour les sciences et pour les beaux-arts. Ce sont eux qui font ma consolation et ma joie.

 

          Votre esprit est plus jeune que le mien : sans doute que vous avez bu de la fontaine de Jouvence, ou vous avez trouvé quelque secret ignoré des grands hommes qui vous ont devancé.

 

          Vous allez retravailler le Siècle de Louis XIV ; mais n’est-il pas dangereux d’écrire les faits qui tiennent à nos temps (3) ? c’est l’arche du Seigneur, il ne faut pas y toucher. Ceci me donne lieu de vous proposer un doute que je vous prie de résoudre. On dit le siècle d’Auguste, le siècle de Louis XIV ; jusqu’à quel temps doit s’étendre ce siècle ? combien avant la naissance de celui qui lui donne son nom, et combien après sa mort ? Votre réponse décidera un petit différend littéraire qui s’est élevé ici à cette occasion.

 

          J’envie à Lentulus le plaisir qu’il a eu de vous voir. Comme vous me parlez de lui (4), je suppose qu’il aura été à Ferney. Il vous a vu facie ad faciem, comme le grand Condé mourant espérait voir Dieu. Pour moi, je ne vois rien que mon jardin. Nous avons célébré des noces, et puis des fiançailles. J’établis ma famille. J’ai plus de neveux et de nièces que vous n’en avez. Nous menons tous une vie paisible et philosophique.

 

          On parle aussi peu des dissidents (5) et de ce qu’ils décideront j’ai appris avec plaisir qu’on les laisse tranquilles. S’ils sont sages, ils auront hâte de s’accommoder, et de ne plus rechercher dorénavant l’arbitrage de voisins plus puissants qu’eux.

 

          Vivez donc pour l’honneur des lettres ; que votre corps puisse se rajeunir comme votre esprit ; et si je ne puis vous entendre, que je puisse vous lire, vous admirer, et faire des vœux pour le patriarche de Ferney ! FÉDÉRIC.

 

 

 

1 – Voyez la lettre à Damilaville du 29 Avril 1767. (G.A.)

2 – La Guerre civile de Genève. (G.A.)

3 – Voltaire avait prolongé son Siècle de Louis XIV jusque sous Louis XV. (G.A.)

4 – On n’a pas la lettre où Voltaire parle de ce général prussien. (G.A.)

5 – Les dissidents polonais. (G.A.)

 

 

 

 

 

396 – DU ROI

 

 

1767.

 

 

 

          Bonjour et bon an au patriarche de Ferney, qui ne m’envoie ni la prose ni les vers qu’il m’a promis depuis six mois. Il faut que vous autres patriarches vous ayez des usages et des mœurs en tout différents des profanes : avec des bâtons marquetés vous tachetez des brebis et trompez des beaux-pères ; vos femmes sont tantôt vos sœurs, tantôt vos femmes, selon que les circonstances le demandent : vous promettez vos ouvrages et ne les envoyez point : je conclus de tout cela qu’il ne fait pas bon se fier à vous autres, tout grands saints que vous êtes. Et qui vous empêche de donner signe de vie ? Le cordon qui entourait Genève et Ferney est levé, vous n’êtes plus bloqué par les troupes françaises, et l’on écrit de Paris que vous êtes le protégé de Choiseul. Que de raisons pour écrire ! Sera-t-il dit que je recevrai clandestinement vos ouvrages, et que je ne les tirerai plus de source ? Je vous avertis que j’ai imaginé le moyen de me faire payer ; je vous bombarderai tant et si longtemps de mes pièces, que, pour vous préserver de leur atteinte, vous m’enverrez des vôtres. Ceci mérite quelques réflexions. Vous vous exposez plus que vous ne le pensez. Souvenez-vous combien le Dictionnaire de Trévoux (1) fut fatal au père Berthier ; et si mes pièces ont la même vertu, vous bâillerez en les recevant, puis on appellera le confesseur, et puis, etc., etc., etc. Ah ! patriarche, évitez d’aussi grands dangers, tenez-moi parole, envoyez-moi vos ouvrages, et je vous promets que vous ne recevrez plus de moi ni d’ouvrages soporifiques, ni de poisons léthargiques, ni de médisances sur les patriarches, leurs sœurs, leurs nièces, leurs brebis, et leur inexactitude, et que je serai toujours avec l’admiration due au père des croyants, etc.

 

 

 

1 – Ou plutôt, le Journal de Trévoux. Voyez aux FACÉTIES, la Relation de la mort de Berthier. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

Publié dans Frédéric de Prusse

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