CORRESPONDANCE - Année 1766 - Partie 52

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1766 - Partie 52

Photo de PAPAPOUSS

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

Jeudi 11 Décembre, à onze heures du matin (1).

 

 

          Cette honnête femme (2) vient d’arriver, et vous croyez bien qu’au nom de mes anges elle n’a pas été mal reçue. Nous avons sur-le-champ envoyé chercher à Genève son petit équipage de voyage ; nous l’avons tirée de l’hôtellerie la plus chère de l’Europe, où elle aurait été ruinée ; nous la logerons et nous aurons bien soin d’elle, jusqu’à ce qu’elle ait gagné son procès, et assurément elle le gagnera. Nous lui fournirons une voiture pour la reconduire en sûreté jusqu’à Dijon. Ce qui nous est recommandé par nos anges n’est-il pas sacré ? Je la conduirais moi-même, si je pouvais sortir de mon appartement, dont il y a environ un an que je n’ai bougé.

 

          Je n’ai point encore le mémoire pour les Sirven, cette toile de Pénélope qu’on me fait attendre depuis deux ans. Mais j’espère, mes anges, que vous l’aurez ce mois-ci, et que vous en serez satisfaits. Le canevas que je vis l’année passée promettait un excellent ouvrage. Damilaville, qui pense fortement et qui aide un peu notre avocat, me répond que ce mémoire fera un très grand effet. C’est alors que nous vous demanderons que vous embouchiez la trompette du jugement dernier pour effrayer la calomnie et l’injustice.

 

          Un petit mot encore, je vous prie, des Scythes. On envoie sa besogne dans son premier enthousiasme, le plus tôt qu’on peut ; ensuite on rabote, on lime, on polit et on met plus de temps à revoir qu’à faire. Je n’ai pas cessé un moment de travailler, et je vous avoue que je trouve cette pièce très neuve et très intéressante, écrit d’un bout à l’autre avec ce style de vérité qui est celui de la nature, et qui dédaigne tous les ornements étrangers. Souvenez-vous que celle-là fera du bien aux comédiens, quand ils auront des acteurs et des actrices ; je vous en donne ma parole d’honneur !

 

          Je suis dans le secret de La Harpe ; mais je ne lui dis pas mon secret. J’ai quelque honte de faire une tragédie à mon âge et de devenir l’émule de mon disciple. Cependant il faudra bien qu’à la fin je me confie à lui, comme il se confie à moi. Je lui rends toutes les sévérités dont vous m’accablez. Je ne lui passe rien, et j’espère qu’à Pâques il vous donnera une tragédie très bonne. Vous voyez que je ne suis pas inutile au tripot, quoique je m’occupe quelquefois de choses plus sérieuses.

 

          Avez-vous vu la pièce de M. de Chabanon (3) Je voudrais que tout le monde fît des tragédies, comme le père Le Moine voulait que tout le monde dît la messe.

 

          Mon Dieu, que nous allons parler de vous avec votre ambassadrice !

 

          Toute ma petite famille est à vos pieds.

 

          Je vous envoie la lettre de M. Janel, que je reçois dans le moment. M. le duc de Praslin verra que la personne entre les mains de laquelle le paquet est tombé, ne le rendra point, et qu’il fait cas de l’ouvrage. Il est ridicule, d’ailleurs, que ce petit livre ne soit pas plus connu ; il ne peut faire que du bien.

 

          Je fais mes compliments à Le Jeune ; mais comme il orthographie très mal mon nom, je le prie de ne l’écrire jamais, ni de le prononcer, et surtout quand il écrira à madame sa femme. Il faut être discret sur les affaires de famille, sans quoi il me serait absolument impossible de lui rendre service.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – Madame Le Jeune, femme du valet de chambre de d’Argental. Elle venait chez Voltaire pour la contrebande des livres philosophiques. Voyez les lettres à d’Argental des 23, 27, 29 Décembre 1766, et les lettres de janvier 1767. (G.A.)

3 – Eudoxie. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Le Riche.

 

A Ferney, 12 Décembre   1766.

 

 

          Je voudrais, monsieur, avoir l’honneur de vous envoyer quelques livres pour vos étrennes. Il faut que vous ayez la bonté de me mander comment je pourrai vous les faire parvenir avec sûreté. Je voudrais bien savoir aussi si les lettres qu’on adresse, du pays où je suis, en Lorraine, passent par la Franche-Comté.

 

          Pourriez-vous encore me faire une autre grâce ? Il y a dans votre ville un misérable ex-jésuite, nommé Nonnotte, qui, pour augmenter sa portion congrue, a fait un libelle en deux volumes. Je voudrais savoir quel cas on fait de sa personne et de son libelle. On dit que le père de ce prêtre est un boulanger ; cela est heureux : il aura le pain azyme pour rien, et il distribuera gratis le pain des forts. Il faut que frère Nonnotte soit bien ingrat d’écrire contre moi, dans le temps qe je loge et nourris un de ses confrères ; mais, quand il s’agit de la sainte religion, l’ingratitude devient une vertu.

 

          Je vous souhaite pour l’année prochaine la ruine de la superstition.

 

          Vous connaissez sans doute à Dijon quelqu’un de vos confrères qui pense sagement. Vous pourriez me rendre un grand service en le priant de s’informer bien exactement quelle est la raison pour laquelle les ex-jésuites de Dijon ne voulurent point voir mon ex-jésuite de Ferney, quand il fit le voyage. Mon ex-jésuite s’appelle Adam. Il dit fort proprement la messe ; il a marié des filles dans ma paroisse, avec toute la grâce imaginable. Il avait le malheur d’être brouillé depuis longtemps avec les jésuites bourguignons quoiqu’il aime assez le vin. En un mot, ni le révérend père provincial, ni le révérend Père recteur, ni le révérend père préfet, enfin aucun ex-révérend cuistre ne voulut voir mon aumônier ; et, comme les jésuites disent toujours la vérité, je voudrais savoir s’ils lui ont refusé le salut parce qu’il dit la messe chez moi, ou si c’est une ancienne rancune de prêtre à prêtre.

 

          Voyez, monsieur, si vous pouvez et si vous voulez vous charger de cette grande négociation. Elle m’aura procuré au moins le plaisir de m’entretenir avec un homme qui pense, ce qui n’est pas extrêmement commun. Je vous prie de compter sur les sentiments qui m’attachent véritablement à vous.

 

 

 

 

 

à M. le marquis de Villevielle.

 

14 Décembre 1766.

 

 

          J’ai reçu votre petit billet de Valence, mon cher marquis, et je vous écris à tout hasard à Valence. Je suis enchanté que vous vous confirmiez de plus en plus dans vos bons principes ; mais la maison du Seigneur est entourée d’ennemis, et il y a bien des indiscrets dans le temple. Vous souvenez-vous d’une réponse que je vous fis lorsque vous étiez à Nancy. Je faisais des compliments au brave confiseur qui vendait vos dragées : vous envoyâtes ma lettre à un de vos élus de Paris, et cet élu très indiscret m’a damné en faisant courir ma lettre. J’en ai reçu des reproches de la part des préposés aux confitures, et je crois le confiseur très embarrassé. Tâchez que l’enfer où je suis se tourne au moins en purgatoire : je ne crois pas en effet avoir fait des compliments à un confiseur que je ne connais pas. Mandez que cette lettre (1) n’est pas de moi, car assurément elle n’est pas de moi, et vous ne mentirez pas. Mandez que vous vous êtes trompé ; mandez que ce n’est pas assez d’avoir l’innocence de la colombe, et qu’il faut encore avoir la prudence du serpent. Marchez toujours dans les voies du juste ; distribuez la parole de Dieu, le pain des forts ; faites prospérer la moisson évangélique ; recevez ma bénédiction, et vivez dans l’union des fidèles.

 

 

1 – La Lettre à Pansophe. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame de Saint-Julien.

 

15 Décembre 1766.

 

 

          Charmant papillon de la philosophie, de la société, et de l’amour, j’aurais été enchanté de vous voir honorer encore ma retraite d’une de vos apparitions ; vous auriez même été mon premier médecin, car il y a environ deux mois que je ne sors guère de mon lit.

 

          Savez-vous bien, madame, que j’ai des choses très sérieuses à répondre à la lettre très morale que vous n’avez point datée ? Vous m’apprenez que, dans votre société, on m’attribue le Christianisme dévoilé, par feu M. Boulanger ; mais je vous assure que les gens au fait ne m’attribuent point du tout cet ouvrage. J’avoue avec vous qu’il y a de la clarté, de la chaleur, et quelquefois de l’éloquence ; mais il est plein de répétitions, de négligences, de fautes contre la langue ; et je serais très fâché de l’avoir fait, non seulement comme académicien, mais comme philosophe, et encore plus comme citoyen.

 

          Il est entièrement opposé à mes principes. Ce livre conduit à l’athéisme, que je déteste. J’ai toujours regardé l’athéisme comme le plus grand égarement de la raison, parce qu’il est aussi ridicule de dire que l’arrangement du monde ne prouve pas un Artisan suprême, qu’il serait impertinent de dire qu’une horloge ne prouve pas un horloger.

 

          Je ne réprouve pas moins ce livre comme citoyen ; l’auteur paraît trop ennemi des puissances. Des hommes qui penseraient comme lui ne formeraient qu’une anarchie ; et je vois trop, par l’exemple de Genève, combien l’anarchie est à craindre.

 

          Ma coutume est d’écrire sur la marge de mes livres ce que je pense d’eux ; vous verrez, quand vous daignerez venir à Ferney, les marges du Christianisme dévoilé chargées de remarques qui montrent que l’auteur s’est trompé sur les faits les plus essentiels.

 

          Il est assez douloureux pour moi, madame, que la malignité et la légèreté des papillons de votre pays, qui n’ont ni votre esprit ni vos grâces, m’imputent continuellement des ouvrages capables de perdre ceux qu’on en soupçonne.

 

          Quant à M. le maréchal de Richelieu, je me doutais bien qu’il n’aurait pas le temps de parler à M. le comte de Saint-Florentin de la famille infortunée (1) qui a excité votre compassion : il allait partir pour Bordeaux. Votre jolie âme en a fait assez. Cette famille obtient, par vos bontés, une pension sur son propre bien, dont on lui arrache le fonds pour avoir donné, il y a vingt-six-ans, à souper à un sot prêtre hérétique. Quand j’aurai quelque grâce à implorer pour des malheureux, je demanderai votre protection, madame, auprès de M. le duc de Choiseul. Je l’ai importuné quelquefois de mes indiscrètes requêtes, et il a toujours daigné m’accorder ce que j’ai pris la liberté de lui demander. Je craindrais bien de fatiguer ses bontés, si je ne savais par vous-même quel est l’excès de sa générosité.

 

          Venez à Ferney, madame, nous chanterons ses louanges et les vôtres, pour le prologue de l’opéra de Pandore ; et vous serez ma Pandore ; mais vous n’ouvrirez point la boîte.

 

          Agréer, madame, le respect et l’attachement du vieux solitaire.

 

 

1 – Les Espinas. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Lacombe.

 

15 Décembre 1766 (1).

 

 

          Il n’y a que deux hommes au monde, monsieur, qui puissent avoir écrit la Lettre à Pansophe : l’un est l’abbé Coyer, qui était alors en Angleterre ; l’autre est M. de Bordes, Lyonnais de beaucoup d’esprit, qui était en Angleterre aussi. Ce M. de Bordes est l’auteur d’une Ode sur la Guerre qui m’a été attribuée dans plusieurs journaux. Il pourrait bien m’avoir fait l’honneur de m’attribuer sa prose comme ses vers. N’accusons donc plus M. l’abbé Coyer ; ne faisons plus de jugements téméraires, et contentons-nous d’être innocents sans chercher à faire des coupables.

 

          Voici le temps de faire paraître vos proscriptions (2) ; il n’y a point un moment à perdre. Je ne me soucie point du tout d’en avoir des premiers. Je vous enverrai incessamment un semblable ouvrage (3) de mon ami, dont vous pourrez tirer cinq cents exemplaires ; c’est tout ce qu’il faut dans le temps présent, et je suis très fâché de vous avoir conseillé d’en tirer sept cent cinquante du premier. Mais quand je vous aurai fait parvenir la nouvelle pièce de mon ami, ce ne sera qu’à condition que vous ne mettrez pas plus de huit jours à l’imprimer. Je vous fais mille compliments très tendres.

 

 

1 – Editeurs de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – Le Triumvirat. (G.A.)

3 – Les Scythes. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

 

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