CORRESPONDANCE - Année 1766 - Partie 45

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1766 - Partie 45

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à M. du Clairon.

 

Au château de Ferney, 4 Novembre 1766.

 

 

          Lorsque j’eus l’honneur de vous écrire (1), monsieur, je n’avais point encore lu la page 166, où l’auteur des notes à l’insolence et la mauvaise foi de vous accuser d’avoir volé le manuscrit de la tragédie de Cromwell à M. Morand (2) votre ami.

 

          J’avais parcouru seulement quelques endroits de cet ouvrage punissable. J’avais surtout remarqué la page 16 des trois lettres (3) ajoutées après coup à l’édition ; on lit ces mots dans cette page 16 : « Il est donc presque impossible, mon cher Philinte, qu’il y ait jamais un grand homme parmi nos rois, puisqu’ils sont abrutis et avilis dès le berceau par une foule de scélérats qui les environnent et les obsèdent jusqu’au tombeau. »

 

          J’étais indigné, avec non moins de raison, de voir une lettre, que j’avais écrite en 1761 à M. Deodati, défigurée d’une manière bien cruelle. On y déchire M. le prince de Soubise, à qui j’avais donné les plus justes éloges. On l’insulte avec la malignité la plus outrageante : c’est à la page 98.

 

          Il y a vingt atrocités pareilles contre des ministres, contre des hommes en place ; j’ai été forcé de recourir au témoignage de ceux à qui j’avais écrit ces lettres, que le faussaire a falsifiées. Vous sentez, monsieur, combien il est important de mettre un frein, si on peut, à ces iniquités qui déshonorent la librairie. Je ne vous dirai pas que votre intérêt vous y engage, ce serait peut-être une raison pour vous empêcher d’agir ; mais il importe de découvrir un scélérat qui a insulté les plus grands seigneurs du royaume.

 

          Vous êtes à portée de le découvrir, soit en tirant ce secret de Marc-Michel Rey, imprimeur de Jean-Jacques Rousseau, soit en vous adressant à MM. les bourgmestres d’Amsterdam. Je puis vous assurer, monsieur, que les ducs de Choiseul et de Praslin ne vous sauront pas mauvais gré des soins que vous aurez pris pour arrêter ces infamies. Ils sont trop grands, à la vérité, pour être sensibles aux satires d’un malheureux, qui ne mérite que le méprise ; mais ils sont trop justes et trop amis du bon ordre pour ne pas réprimer une audace trop longtemps soufferte.

 

          Pour moi, monsieur, je vous avoue que ce petit événement, tout désagréable qu’il est, me laisse une grande consolation dans le cœur, puisqu’il a servi à renouer notre correspondance, et qu’il me donne une occasion de vous renouveler les sentiments de la véritable estime que vous m’avez inspirée, et de vous dire avec combien de vérité j’ai l’honneur d’être de tout mon cœur, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.

 

 

1 – On n’a pas cette première lettre. (G.A.)

2 – Pierre Morand, mort en 1757. (G.A.)

3 – Attribuées à Montesquieu. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

5 Novembre 1766 (1).

 

 

          Nous verrons, mes anges, si ce petit paquet sera encore soufflé comme les autres. Vous connaîtrez J.-J. Rousseau ; il est digne de se lier en Angleterre avec d’Eon et Vergy (2). Il est vrai qu’il n’y a point de galères en Angleterre ; mais les Anglais ont des îles et possèdent le grand pays du Canada, où ces messieurs ne figureraient pas mal parmi les Hurons.

 

          Les Génevois sont devenus fous d’Olympie ; on la joue tous les jours, et à trois heures, il n’y a plus de place. Tâchez donc que cet hiver mademoiselle Durancy puisse inspirer à Paris la même folie. Tout le monde a vu Olympie, hors moi, qui suis dans mon lit. Ne pourrais-je vous donner encore une tragédie avant de finir ma carrière ? Il faudrait que les fripons de la littérature ne dérangeassent pas mon repos et ne me fissent pas perdre un temps précieux. Je suis enchanté de M. Marin, et je vois, par les services qu’il me rend, combien il vous est dévoué. Respect et tendresse.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – Qui publiaient des factums contre l’ambassadeur de France. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

5 Novembre 1766.

 

 

          J’espère, mon cher ami, que ce petit paquet vous parviendra. Celui de Meyrin est perdu, à ce que je vois. Je ne sais pas ce qu’il contenait ; mais si ce sont des choses qui vous intéressent vous et ce pauvre M. Boursier, il faut ne rien négliger pour en savoir des nouvelles.

 

          Il arrive quelquefois que de petits paquets restent dans un coin et sont négligés par les commis de la diligence. Il se peut aussi que vous ayez oublié de faire écrire ce que le paquet contenait. L’inadvertance d’un cocher peut encore être cause de cette perte. J’ai écrit à Lyon, agissez à Paris ; mettez-moi au fait, et tâchons de retrouver notre paquet.

 

          On a joué Olympie cinq jours de suite à Genève. Vous voyez que Jean-Jacques a eu raison de dire que je corrompais sa république. Je n’ai pas été témoin de cette horrible dépravation de mœurs. Je suis toujours dans mon lit, et toujours me consolant par votre amitié.

 

          Mais renvoyez-moi donc les trois lettres de Jean-Jacques (1). Je m’étais trompé sur les dates ; il faut que je les vérifie. Bonsoir, mon cher ami, je n’en peux plus.

 

 

1 – La copie des lettres originales. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le chevalier de Taulès.

 

6 Novembre 1766.

 

 

          J’ai l’honneur, monsieur, de vous renvoyer les lettres originales du très original Jean-Jacques. Ne pensez-vous pas qu’il serait convenable que je demandasse à M. le duc de Choiseul la permission de faire imprimer l’extrait de ces lettres, et de mettre au bas : Par ordre exprès du ministère de France ? Ne serait-ce pas en effet un opprobre pour ce ministère, qu’un homme tel que Jean-Jacques Rousseau eût été secrétaire d’ambassade ? Les aventures de d’Eon, de Vergy, de Jean-Jacques, sont si déshonorantes, qu’il ne faut pas ajouter à ces indignités le ridicule d’avoir eu un Rousseau pour secrétaire nommé par le roi. Je m’en rapporte à son excellence. J’ose me flatter qu’il pensera comme vous et comme moi sur cette petite affaire, et je vous supplie de m’envoyer ses ordres et les vôtres. J’écris à M. le duc de Choiseul ; il n’est pas juste que Jean-Jacques passe pour avoir été une espèce de ministre de France, après avoir dit dans son Contrat insocial, page 163 : « Que ceux qui parviennent dans les monarchies ne sont (1) que de petits brouillons, de petits intrigants, à qui les petits talents qui font parvenir aux grandes places ne servent qu’à montrer leur ineptie aussitôt qu’ils y sont parvenus. »

 

          Je ne sais si M. l’ambassadeur pourrait en dire un mot dans sa dépêche ; je m’en remets à sa prudence, à ses bontés, et à la bienveillance dont il daigne m’honorer.

 

          Par ma foi, monsieur, vous aurez de ma part du respect autant que d’amitié ; mais je vous demande en grâce de ne vous plus servir de ces formules qui blessent le cœur, et un cœur qui est à vous.

 

 

1 – « Le plus souvent, » ajoute Rousseau. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

7 Novembre 1766.

 

 

          Pas la moindre nouvelle de Meyrin, mon cher ami, et la tête me tourne. Nous avons ici les lettres originales de Jean-Jacques, écrites de sa main. M. l’ambassadeur me les a fait voir. Le secrétaire d’ambassade n’y parle que des coups de bâton que M. le comte de Montaigu voulut lui faire donner. M. du Theil ne répondit point à ses lettres, et lui donna l’aumône. Ce secrétaire d’ambassade, ce grand ministre, était copiste chez M. le comte de Montaigu, à deux cents livres de gages. Voilà un plaisant philosophe ! Diderot lui criera-t-il encore, O Rousseau ! dans le Dictionnaire encyclopédique ? Les enfants crient en Angleterre, O Rousseau ! mais dans un autre sens.

 

          Au nom de Dieu, songez à votre paquet, et dites-moi ce que vous pensez de mademoiselle Durancy.

 

 

P.S. – Consolons-nous, consolons-nous ; le paquet est arrivé. On avait oublié de le mettre à Meyrin ; on l’a porté à Genève où il est resté. Il m’arrive. L’adresse était à Genève, voilà la source de tout le malentendu, et d’un si long délai.

 

          Le pauvre Boursier a versé des larmes en lisant la lettre de votre ami (1). Pour lui, il a fait son marché ; il est prêt à partir à la première occasion. Il dit qu’il mourra avec le regret de n’avoir point vu l’homme du monde qu’il vénère le plus. Il fera toutes vos commissions exactement et sans délai.

 

          Mon cher ami, je n’ai pu lire votre lettre sans des transports de tendresse et d’horreur.

 

          Comment vouliez-vous que je visse votre jeune joueur de clavecin (2) ? madame Denis était malade. Il y a plus de six semaines que je suis au lit. Ah ! nous sommes bien loin de donner des fêtes. Quand revient le défenseur des Calas et des Sirven ? Il est indispensable qu’il donne son mémoire au plus vite.

 

          Je vous serre entre mes bras malades. Embrassez pour moi vos amis.

 

 

1 – La réponse de Diderot à la proposition d’aller philosopher à Clèves. (G.A.)

2 – Mazar. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le chevalier de Taulès.

 

 

 

          Je n’ai cru, mon cher monsieur, qu’il fallait une permission de M le duc de Choiseul qu’au cas qu’on niât les lettres écrites en 1744, et qu’on se servît du prétexte des dates erronées pour crier au faussaire. C’est une précaution que j’ai cru devoir prendre. Je l’ai soumise aux lumières de M. l’ambassadeur et aux vôtres, et à celles de M. Hennin. Ces pauvres natifs m’ont appris à ne rien faire de ma tête ; mais puisqu’on rend justice au caractère de Jean-Jacques, tout est fini. Il restait à faire voir que ce malheureux sophiste n’a pas écrit douze pages de suite où il y ait le sens commun, et qu’il n’y a jamais eu de réputation plus usurpée ; mais ce n’est pas là mon affaire. Je sais attendre, et j’attendrai surtout que les vingt-cinq perruques (1) qui ne voient pas plus loin que le bout de leur nez, me rendent justice. Je suis assez content que vous me la rendiez. Il y a plus de repos dans mon cœur que dans Genève ; comptez, monsieur, qu’il y a aussi une amitié respectueuse, pour vous dans ce vieux cœur que vous avez gagné.

 

 

1 – Le petit conseil de Genève. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Helvétius.

 

A Ferney, 7 Novembre 1766.

 

 

          Connaissez ce malheureux Jean-Jacques ; voyez quel a été le prix de vos bienfaits (1). On a découvert bien d’autres infamies. Je ne pouvais deviner pourquoi il conseillait à Emile d’épouser la fille du bourreau ; mais je vois bien à présent que c’était pour se faire un ami dans l’occasion.

 

          Adieu ; souvenez-vous que Judas n’a pas décrédité les apôtres.

 

 

1 – Voltaire lui envoyait le Recueil de lettres de M. J.-J. Rousseau et autres pièces, etc. La lettre de Montmolin, où il est question d’Helvétius, en fait partie. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

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