CORRESPONDANCE - Année 1766 - Partie 32

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1766 - Partie 32

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à M. Damilaville.

 

29 Auguste 1766.

 

 

          Je vous envoie donc, mon cher ami, les lettres (1) très ennuyeuse, écrites, il y a vingt-deux ans, par un polisson. Ces lettres ne prouvent autre chose, sinon qu’il était alors un mauvais valet, et qu’il a toujours été ingrat et orgueilleux.

 

          Je vous supplie de me renvoyer ces lettres le plus tôt que vous pourrez, non seulement parce qu’elles me sont nécessaires, mais parce qu’on m’a fait promettre de ne m’en point dessaisir.

 

          Il est triste qu’un pareil homme ait écrit cinquante bonnes pages (2). Cela fait souvenir d’un fripon qui, ayant ouvert un bon avis dans Athènes, fut déclaré indigne de bien penser, et on fit proposer son avis par un homme de bien.

 

          Mais vous savez que j’ai de plus grands sujets de chagrin que ceux qui peuvent venir de Jean-Jacques. Les sottises de cet animal ne sont que ridicules ; mais je ne reviens point des choses affreuses. Ma tristesse augmente, et ma santé diminue tous les jours ; je mourrai avec la douleur de voir les hommes devenir tous les jours plus méchants. Votre amitié vertueuse fait ma consolation.

 

          Vous croyez bien que j’attends vos deux Hollandais (3) avec quelque impatience.

 

 

1 – Les lettres de Rousseau à M. du Theil. (G.A.)

2 – La Profession de foi du Vicaire savoyard. (G.A.)

3 – Livres imprimés en Hollande. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame d’Epinay.

 

Ferney, 30 Auguste 1766.

 

 

          Que toutes les bénédictions se répandent sur ma belle philosophe et sur son prophète ! que leurs cœurs sensibles et honnêtes gémissent avec moi des horreurs de ce monde, sans en être troublés : qu’ils voient d’un œil de pitié la frivolité et la barbarie ! qu’ils jouissent d’une vie heureuse, en plaignant le genre humain ! Le prophète me l’avait bien dit, que les étoiles du Nord deviennent tous les jours plus brillantes. Tous les secours pour les Sirven sont venus du Nord. On pourrait tirer une ligne droite de Darmstadt à Pétersbourg, et trouver partout des sages.

 

          J’ai vu dans mon ermitage deux princes qui savent penser, et qui m’ont dit que presque partout on pensait comme eux. J’ai béni l’Eternel, et j’ai dit à la Raison : Quand gouverneras-tu le Midi et l’Occident ? Elle m’a répondu qu’elle demeurait six mois de l’année à La Chevrette (1) avec l’Imagination et les Grâces, et qu’elle s’en trouvait très bien, mais qu’il y avait certains quartiers où elle ne pénétrait jamais, et quand elle a voulu en approcher, elle n’y a trouvé que ses plus cruels ennemis. Elle dit que la plupart de ses partisans sont tièdes, et que ses ennemis sont ardents.

 

          Je me recommande aux prières de ma belle philosophe et de mon cher prophète.

 

 

1 – Propriété de madame d’Epinay. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Chabanon.

 

30 Auguste 1766.

 

 

          Vous vous êtes douté, mon cher confrère, que j’étais affligé des horreurs dont la nouvelle a pénétré dans ma retraite ; vous ne vous êtes pas trompé. Je ne saurais m’accoutumer à voir des singes métamorphosés en tigres ; homo sum, cela suffit pour justifier ma douleur. Je vois avec plaisir que la vie frivole et turbulente de Paris vous déplaît ; vous en sentez tout le vide, il est effrayant pour quiconque pense. Vous avez heureusement deux consolations toujours prêtes, la musique et la littérature. Vous ferez votre tragédie quand votre enthousiasme vous commandera, car vous savez qu’il faut recevoir l’inspiration, et ne la jamais chercher.

 

          Vous souvenez-vous que vous m’aviez parlé de madame de Scallier ? Il y a quelques jours qu’une dame vint dans mon ermitage avec son mari ; elle me dit qu’elle jouait un peu du violon, et qu’elle en avait un dans son carrosse ; elle en joua à vous rendre jaloux, si vous pouviez l’être ; ensuite elle se mit à chanter, et chanta comme mademoiselle Le Maure ; et tout cela avec une bonté, avec un air si aisé et si simple, que j’étais transporté. C’était madame de Scallier elle-même avec son mari, qui me paraît un officier d’un grand mérite. Je fus désespéré de ne les avoir tenus qu’un jour chez moi. Si vous les voyez, je vous supplie de leur dire que je ne perdrai jamais le souvenir d’une si belle journée.

 

          J’ai eu depuis une autre apparition de madame de Saint-Julien, la sœur du commandant de notre province. Il est vrai qu’elle ne joue pas du violon, et qu’elle ne chante point ; mais elle a une imagination et une éloquence si singulières, que j’en suis encore tout émerveillé. Même bonté, même naturel, mêmes grâces que madame de Scallier, avec un fonds de philosophie qui est rare chez les dames. Ces deux apparitions devaient chasser les idées tristes que donne la méchanceté des hommes ; cependant elles n’ont pu réussir : si quelque chose peut faire cet effet sur moi, c’est votre lettre ; elle m’a fait un extrême plaisir. Il m’est bien doux de voir les grands talents et la raison joints à la sensibilité du cœur.

 

          On m’a parlé d’un Artaxerxe (1) qui a, dit-on, du succès. Les pauvres comédiens avaient grand besoin de ce secours. L’opéra-comique est devenu, ce me semble, le spectacle de la nation. Cela est au point que les comédiens de Genève se préparent à venir jouer sur mon petit théâtre un opéra-comique. On dit qu’ils s’en tirent à merveille, mais ils ne peuvent jouer ni une tragédie de Racine, ni une comédie de Molière.

 

          Vous m’annoncez une nouvelle bien agréable, en me flattant que mademoiselle Clairon pourrait venir. Je n’ai plus d’acteurs, mon théâtre est perdu pour la tragédie, mais j’aime bien autant sa société que ses talents. Elle se lassera elle-même de la déclamation, et elle sera toujours de bonne compagnie. Ce qu’elle pense et ce qu’elle dit vaut mieux que tous les vers qu’elle récite, surtout les vers nouveaux.

 

          Toute ma petite famille vous remercie tendrement de votre souvenir ; la vôtre doit bien contribuer à la douceur de votre vie. Je me mets aux pieds de madame votre mère et de madame votre sœur. Adieu, monsieur ; conservez-moi une amitié qui me sera toujours chère, et que je mérite par tous les sentiments que vous m’avez inspirés pour toute la vie.

 

 

1 – Tragédie de Lemierre, jouée le 20 Août. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le marquis de Villevieille.

 

31 Auguste 1766 (1).

 

 

          Il est très vrai, monsieur, qu’il y a eu des ordres sévères à Besançon ; mais vous avez affaire à M. Ethis, qui est aussi sage que zélé pour la bonne cause.

 

          Je crois que M. le duc de Choiseul trouvera très bon le jugement que votre humanité a fait rendre. Il me semble qu’il pense à peu près comme vous sur les déserteurs. On tue inutilement de beaux hommes qui peuvent être utiles, et on n’empêche point la désertion. André Destouche (2) avait raison.

 

          Puisque vous ne venez, monsieur, qu’au mois de septembre, je prends la liberté de vous envoyer ces deux lettres qu’on avait adressées à Ferney. Plût à Dieu que ce petit ermitage pût avoir l’honneur de vous recevoir toutes les fois que vous allez à votre régiment ! Ayez la bonté d’apporter avec vous un ou deux exemplaires du livre nouveau dont vous me parlez, nous ferons des échanges. Recevez mes très tendres et très respectueux compliments.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – Voyez le XXIe Dialogue. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

31 Auguste 1766.

 

 

          Nous vous remercions, monsieur, ma famille et moi, de la part que vous voulez bien prendre à l’établissement que nous projetons. Nous savons que les commencements sont toujours difficiles, et qu’il faut se roidir contre les obstacles.

 

          Je conseillerais à M. Tonpla de faire un petit voyage par la diligence de Lyon ; c’est l’affaire de huit jours. Il verrait les choses par lui-même, et s’aboucherait avec votre ami. On saurait précisément sur quoi compter.

 

          Il est certain que cet établissement peut faire un très grand bien, et que l’utile y serait joint à l’agréable. La liberté entière du commerce le fait toujours fleurir ; la protection dont on vous a parlé est sûre.

 

          Le petit voyage que je propose peut se faire dans un grand secret ; et M. Tonpa, allant à Lyon, sous le nom de M. Tonpla, ou celui de M. son cousin, ne donnera d’alarme à aucun négociant.

 

          Nous avons reçu des lettres d’Abbeville qui sont très intéressantes. Nous aurons du drap de Van-Robais, qui sera de grand débit, et nous espérons n’avoir point à craindre la concurrence.

 

          M. Sirven me charge de vous présenter ses très humbles remerciements. Quelques étrangers ont pris beaucoup de part à son malheur ; mais on ne s’est adressé à aucun homme de votre pays : on craint que la pitié ne soit un peu épuisée.

 

          Ma femme, mon neveu, et moi, nous vous embrassons de tout notre cœur. Votre très humble et très obéissant serviteur. BOURSIER.

 

 

 

 

 

à M. Lacombe.

 

Auguste.

 

 

          Vous êtes trop bon, monsieur, et je ne prétends point du tout qu’il vous en coûte pour m’envoyer des livres ; passe encore si vous les aviez imprimés. Epargnez-vous, je vous en supplie, les frais d’une gravure pour une brochure qui, entre nous, n’en vaut pas trop la peine. Je vous dirai franchement que la pièce (1) m’a paru plutôt une satire de Rome qu’une tragédie. Je ne puis penser qu’une pièce de théâtre sans intérêt se fasse jouer ni lire. Les notes m’ont paru plus intéressantes que la pièce. Une estampe vous coûterait beaucoup, ne ferait nul bien à l’édition, et n’en augmenterait point le prix.

 

          Je vous prie d’ailleurs de considérer que la représentation d’un orage ne caractérise point les proscriptions de trois coquins. Cet orage m’a paru fort étranger au sujet : j’aimerais mieux, dans une tragédie, un beau vers qu’une belle estampe. Enfin je sais que vous ferez plaisir à l’auteur de ne vous point mettre en frais pour cette bagatelle. Toutes vos lettres augmentent les sentiments d’estime et d’amitié que vous m’avez inspirés.

 

 

1 – Le Triumvirat. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte de Rochefort.

 

1er Septembre 1766.

 

 

          Comptez, monsieur, que mon cœur est pénétré de vos bontés. Je ne savais pas que ce fût vous qui m’aviez envoyé un factum qui m’a paru admirable. Le petit mot qui l’accompagnait m’avait paru être de la main de M. Damilaville. Pardonnez à la faiblesse de mes yeux ; mes organes ne valent rien, mais mon cœur a la sensibilité d’un jeune homme. Il a été touché de quelques aventures funestes, mais sa sensibilité n’est point indiscrète. Il y a des pays et des occasions où il faut savoir garder le silence. Mon cœur ne s’ouvre que sur les sentiments de la reconnaissance et de l’amitié qu’il vous doit. Je ne souhaite plus que de vous revoir encore ; et si je peux l’espérer, je me tiendrai très heureux.

 

          J’ai appris de M. le duc de La Vallière qu’il prenait la maison de Jansen ; ce qui est sûr, c’est qu’il l’embellira, et que ceux qui y souperont avec lui passeront des moments bien agréables. Oserais-je vous supplier, monsieur, de vouloir bien faire souvenir de moi M. le duc de La Vallière et M. le prince de Beauvau, si vous les voyez ? Je me souviens que M. le duc d’Ayen m’honorait autrefois de ses bontés. Vous serez mon protecteur dans toutes les compagnies des gardes. J’ai connu autrefois des gardes du corps qui faisaient des tragédies ; mais je les crois plus brillants encore en campagne qu’au Parnasse. Je suis obligé de finir trop vite ma lettre, le courrier part dans ce moment. Je vous suis attaché pour ma vie.

 

 

 

 

 

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