CORRESPONDANCE - Année 1765 - Partie 2
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à M. le comte d’Argental.
A Ferney, 12 Janvier 1765.
Mes divins anges, j’ai oublié, dans ma requête à M. le duc de Praslin, de spécifier que ce vieux de Moultou, qui veut promener sa vieille vessie à Montpellier, a un fils qu’on appelle prêtre, ministre du saint Evangile, pasteur d’ouailles calvinistes, et qui n’est rien de tout cela ; c’est un philosophe des plus décidés et des plus aimables. J’ignore si sa qualité de ministre évangélique s’oppose aux bontés d’un ministre d’Etat ; j’ignore s’il est nécessaire que M. le duc de Praslin ait la bonté de faire mettre, dans le passeport, le sieur Moultou et son fils le prêtre. Je m’en rapporte uniquement à la protection et à la complaisance de M. le duc de Praslin ; les maux que souffre Moultou le père sont dignes de sa pitié. Il n’y a pas un moment à perdre, si on veut lui sauver la vie. Tronchin inocule, mais il ne taille point la pierre.
à M. Bessin.
Ferney, 13 Janvier 1765.
Vous m’avez envoyé, monsieur, des vers biens faits et bien agréables, et vous m’apprenez en même temps que vous êtes curé ; vous méritez d’avoir la première cure du Parnasse : vous ne chanterez jamais d’antienne qui vaille vos vers. Si je ne vous ai pas répondu plus tôt, c’est que je suis vieux, malade, et aveugle. Je ne serai pas enterré dans votre paroisse, mais c’est vous que je choisirai pour faire mon épitaphe.
J’ai l’honneur d’être, etc.
à Madame la duchesse de Grammont.
Au château de Ferney, par Genève, 14 Janvier 1765.
Madame, vous êtes ma protectrice : je vous supplie de me donner mes étrennes. Je ne peux vous demander un regard de vos yeux, attendu que je suis aveugle. Je vous demande une compagnie de cavalerie ou de dragons. Vous me direz peut-être que cette compagnie n’est point faite pour un quinze-vingts de soixante et onze ans ; aussi n’est-ce pas pour moi, madame, que je la demande, c’est pour un jeune gentilhomme de vingt-quatre ans et demi, qui fait des enfants à mademoiselle Corneille votre protégée. Ce jeune homme était cornette dans la Colonne-générale ; il a commencé par être mousquetaire, et actuellement il a neuf ans de service. Son colonel, M. le duc de Chevreuse, a rendu de lui les meilleurs témoignages : il a été compris dans la réforme, et il est très digne de servir : actif, sage, appliqué, brave, et doux, voilà son caractère. Son nom est Dupuits ; il demeure chez moi, et sa femme et moi nous le verrons partir avec regret pour aller escadronner.
Monseigneur le duc votre frère, quand je pris la liberté de lui représenter la rage que ce jeune homme avait de continuer le service, daigna m’écrire : Adressez-vous à ma sœur, c’est à elle que je remets tout ce qui regarde votre petit Dupuits.
C’est donc vous, madame, dont je réclame la protection, en vous assurant sur ma pauvre vie qu’on ne sera jamais mécontent de Pierre Dupuits, mari de Françoise Corneille. Je vous demande cette grâce au nom du Cid et de Cinna. Pierre Corneille eut deux fils tués au service du roi ; Pierre Dupuits demande le même honneur en qualité de gendre.
Je suis avec un profond respect, madame, votre très humble et très obéissant serviteur.
à M. Damilaville.
15 Janvier 1765.
Mon cher frère, Jean-Jacques est en horreur dans sa patrie, chez tous les honnêtes gens ; et ce qu’il y a de pis, c’est que son livre est ennuyeux.
Je croyais vous avoir mandé que la petite brochure est d’un nommé Vernes ou Vernet (1). On dit que ce n’est qu’une seule feuille oubliée presque en naissant. Ce ministre Vernes a écrit une autre brochure contre Jean-Jacques, oubliée tout de même. Je n’ai vu ni l’un ni l’autre écrit, Dieu merci, et n’ai fait que parcourir les livres ennuyeux faits à cette occasion.
J’ai été bien aise de détromper madame la maréchale de Luxembourg, à qui Jean-Jacques avait fait accroire que je le persécutais, parce qu’il m’avait offensé ridiculement. Je lui avais offert, malgré ses sottises, un sort aussi heureux que celui de mademoiselle Corneille ; et si, au lieu d’un quintal d’orgueil, il avait eu un grain de bon sens, il aurait accepté ce parti. Il s’est cru outragé par l’offre de mes bienfaits. Il n’est pas Diogène, mais le chien de Diogène, qui mord la main de celui qui lui offre du pain.
Tout ce que vous me dites dans votre lettre du 10 de janvier est la raison même. Je me suis tenu à Ferney pendant tous ces troubles ; je ne me suis mêlé de rien. Quand les abeilles se battent dans une ruche, il ne faut pas en approcher. Tout s’arrangera, et ce malheureux Rousseau restera l’exécration des bons citoyens.
Il est fort difficile d’avoir des Evangiles (2) ; il sera peut-être plus aisé d’avoir des Portatifs. Je me servirai de la voie que vous m’avez indiquée.
Ma santé est fort mauvaise ; j’ai été malade soixante et onze ans, et je ne cesserai de souffrir qu’en cessant de vivre ; mais, en mourant, je vous dirai : O vous que j’aime ! persévérez malgré les transfuges et les traîtres, et écr. l’inf…
1 – Sentiment des citoyens, opuscule de Voltaire. (G.A.)
2 – L’Evangile de la raison, recueil. (G.A.)
à M. Dupont.
A Ferney, 15 Janvier 1765.
J’ai suivi vos conseils, mon cher ami ; j’ai demandé une belle ratification du traité, avec une expédition des registres de la chambre de Montbéliard. On aime tant à se flatter, que j’ose toujours espérer, malgré mon triste état, de vous voir au printemps, et d’examiner ce Montbéliard. Il y a des gens devers la Franche-Comté qui prétendent que la créance n’est nullement assurée ; mais je m’en rapporte plus à vous, qui êtes instruit du fond de l’affaire, qu’à ces messieurs, qui n’ont que des doutes vagues, et fondés seulement sur la défiance qu’on a toujours des princes. Cette défiance est encore fortifiée par les querelles de M. le duc de Wurtemberg avec ces états. On dit que ces querelles sont plus vives que jamais ; elles n’ont heureusement rien de commun avec les terres d’Alsace et de Franche-Comté. M. de Montmartin est un brave et honnête gentilhomme qui n’aurait pas voulu me tromper ; ainsi je crois que je puis me livrer à une douce sécurité. Nous avons à Ferney un de vos compatriotes ; c’est M. le chevalier de Boufflers, un des plus aimables enfants de ce monde, tout plein d’esprit et de talents. Si vous étiez ici, il ne nous manquerait rien. Madame Denis qui n’écrit point, mais qui vous aime beaucoup, vous fait les plus tendres compliments.
à M. Damilaville.
16 Janvier 1765.
Mon cher frère est prié de vouloir bien faire rendre cette lettre à M Elie de Beaumont. Je me flatte qu’il lui aura fait lire les Doutes sur cet impertinent Testament, tant loué et si peu lu. Je suis bien curieux de savoir ce que pense mon frère du délateur Jean-Jacques. Je ne me consolerai jamais qu’un philosophe ait été un malhonnête homme.
à M. le comte d’Argental.
17 Janvier 1765.
Mon cher ange, d’abord comment se porte madame d’Argental ? ensuite comment êtes-vous avec le tyran du tripot ? J’ai bien peur, par tout ce qu’il m’écrit, qu’il ne soit très fâché contre vous : c’est une de ces grandes injustices, car je l’ai bien assuré que vous n’aviez ni ne pouviez avoir aucune part à la distribution des dignités comiques ; et il doit savoir que c’est en conséquence de sa permission expresse, datée du 17 de septembre 1764, que je disposais des rôles. Son grand chagrin, son grand cheval de bataille est que les provisions par moi données au tripot ont passé par vos aimables mains ; en ce cas, vous auriez donc été trahi, les tripotiers vous auraient compromis. Voilà une grande tracasserie pour un mince sujet. Cela ressemble à la guerre des Anglais, qui commença pour quatre arpents de neige ; mais je m’en remets à votre prudence.
Je vous avoue que je suis un peu dégoûté de tous les tripots possibles ; je vois évidemment que celui de Cinna et d’Andromaque est tombé pour longtemps. Quand une nation a eu un certain nombre de bons ouvrages, tout ce qu’on lui donne au-delà fait l’effet d’un second service qu’on présente à des convives rassasiés. Je vous le répète, l’opéra-comique fera tout tomber. Une musique agréable, de jolies danses, des scènes comiques, et beaucoup d’ordures, forment un spectacle si convenable à la nation, que le Petit Carême de Massillon ne tiendrait pas contre lui. Je crois fermement qu’il faut que les comédiens ordinaires du roi aillent jouer dans les provinces trois ou quatre ans : s’ils restent à Paris, ils seront ruinés.
J’ai eu, par contre-coup, ma petite dose de tracasserie au sujet de ce fou de Jean-Jacques ; sa conduite est inouïe. Saint Paul n’en usa pas plus mal avec saint Pierre, en annonçant le même Evangile. Je vois qu’on a très bien fait de supposer que la Trinité ne compose qu’un seul Dieu ; car si elle en avait eu trois, ils se seraient coupé la gorge pour quelques querelles de bibus.
A l’ombre de vos ailes.
à M. le maréchal duc de Richelieu.
A Ferney, 21 Janvier 1765.
Mon héros, si vous prenez goût à l’empereur Julien, j’aurai l’honneur de vous envoyer quelque infamie de cette espèce pour éprouver votre foi et pour l’affermir.
Je suis dans mon lit depuis un mois, fort peu instruit de ce qui se passe dans ce monde-ci et dans l’autre. La faiblesse du corps diminue toutes les passions de l’âme. Je ne me sens aucun zèle pour le tripot de la Comédie-Française. Je sens que, si j’étais jeune, j’aurais beaucoup de goût pour celui de l’Opéra-Comique. On y danse, on y chante, on y dit des ordures ; tous les contes de La Fontaine y sont mis sur la scène, et on m’assure qu’on y jouera incessamment le Portier des Chartreux, mis en vers par l’abbé Grizel.
Vous croyez bien, monseigneur le maréchal, que je ne serai pas assez imbécile pour disputer contre vous sur la tracasserie concernant les dignités de la troupe du faubourg Saint-Germain. Si j’étais un malavisé et un opiniâtre, je vous dirais que votre lettre du 17 de septembre, qui me donnait toute permission, était une réponse à mes requêtes ; je vous dirais que ces requêtes étaient fondées sur des représentations du tripot même, et je vous jurerais que Parme et Plaisance (1) n’y avaient aucune part. Mais Dieu me garde d’oser disputer avec vous ! vous auriez trop d’avantage, non seulement comme mon héros et comme mon premier gentilhomme de la chambre, mais comme un homme sain, frais, gaillard, et dispos, vis-à-vis d’un vieux quinze-vingts malade, qui radote dans son lit au pied des Alpes.
Le chevalier de Boufflers est une des singulières créatures qui soient au monde. Il peint en pastel fort joliment. Tantôt il monte à cheval tout seul à cinq heures du matin, et s’en va peindre des femmes à Lausanne ; il exploite ses modèles (2) ; de là il court en faire autant à Genève, et de là il revient chez moi se reposer des fatigues qu’il a essuyées avec des huguenotes.
J’aurai l’honneur de vous dire que je suis si dégoûté des tripots, que je me suis défait du mien. J’ai démoli mon théâtre, j’en fais des chambres à coucher et à repasser le linge. Je me suis trouvé si vieux, que je renonce aux vanités du monde. Il ne me manque plus que de me faire dévot pour mourir avec toutes les bienséances possibles. J’ai chez moi, comme vous savez, je pense, un jésuite à qui on a ôté ses pouvoirs, dès qu’on a su qu’il était dans mon profane taudis. Son évêque savoyard (3) est un homme bien malavisé, car il risque de me faire mourir sans confession, malheur dont je ne me consolerai jamais. En attendant, je me prosterne devant vous.
1 – Le comte d’Argental. (G.A.)
2 – Expression de J. Baptiste Rousseau. (G.A.)
3 – Biord, évêque d’Annecy. (G.A.)
à M. de Mairan.
A Ferney, 21 Janvier 1765.
Il faut, monsieur, que vous ayez eu la bonté de m’envoyer, il y a six mois, votre horoscope d’Auguste ; car M. Thieriot me l’a fait tenir depuis huit jours. Souffrez que je vous remercie en droiture ; si je m’adressais à lui, ma lettre ne vous parviendrait qu’en 1766. J’aurais, si je voulais, un peu de vanité, car j’ai toujours été de votre avis sur tout ce que vous avez écrit. Souvenez-vous, je vous prie, de la dispute sur la masse multipliée par le carré de la vitesse. Je soutins votre opinion contre la mauvaise foi de Maupertuis, qui avait séduit madame du Châtelet. Vous m’avez éclairé de même sur plusieurs points de physique. Je vous trouve partout aussi exact qu’ingénieux. Il n’y a que les Egyptiens sur lesquels je ne me suis pas rendu. J’aime tant les Chinois et Confucius, que je ne peux croire qu’ils tiennent rien du peuple frivole et superstitieux d’Egypte.
De toutes les anciennes nations, l’égyptienne me paraît la plus nouvelle ; il me semble impossible que l’Egypte, inondée tous les ans par le Nil, ait pu être un peu florissante avant qu’on eût employé dix ou douze siècles à préparer le terrain. La plupart des régions de l’Asie, au contraire, se prêtaient naturellement à tous les besoins des hommes. Le pays le plus aisément cultivable est toujours le premier habité. Les Pyramides sont fort anciennes pour nous ; mais, par rapport au reste de la terre, elles sont d’hier ; et à l’égard de nous autres Gaulois ou Welches, il y a deux minutes que nous existons : c’est peut-être ce qui fait que nous sommes si enfants.
Adieu, monsieur ; vous mériteriez d’exister toujours. Agréez, avec votre bonté ordinaire, la très tendre et très respectueuse reconnaissance de votre, etc.