CORRESPONDANCE - Année 1765 - Partie 35
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à M. le comte d’Argental.
Aux Délices, 29 Octobre 1764.
J’écris aujourd’hui à mon ange comme un ange de paix. Nous sommes voisins d’un commandeur de Malte, Savoyard de nation, chicaneur de profession. Une partie des terres de la commanderie est enclavée dans celles de notre gendre Dupuits. Le père de notre gendre, par convenance, s’était chargé de l’administration de la commanderie. Le bail est rompu ; le commandeur assigne notre gendre par devant le grand-conseil à Paris.
J’ai écrit à M. l’ambassadeur de Malte (1), pour le supplier d’engager le commandeur savoyard à s’en remettre à des arbitres. Nous avons M. le bailli de Groslier, dans le voisinage, qui peut être arbitre au nom de l’ordre ; et M. le marquis de Billac, l’un des plus honnêtes hommes du monde, serait nommé par notre gendre, qui a promis d’en passer par leur sentence.
M. le bailli de Froulai m’a mandé qu’il consulterait mon ange, et certainement il ne peut mieux faire ; quel autre consulterait-on quand il s’agit de faire du bien ?
Je crois que j’ai pris trop d’alarmes sur ce livre misérablement imprimé, qu’on sait bien ici être de plusieurs mains ; mais le pauvre Montpéroux n’a pas joué un beau rôle dans cette affaire.
On dit Lekain malade. On m’a parlé d’un acteur nommé Aufresne, qu’on dit très bon ; il est à La Haye. Je l’ai entendu il y a six ou sept ans ; il me parut alors n’avoir de défaut que celui de jouer tout. On dit qu’il s’en est corrigé. En ce cas, ce serait une bonne acquisition pour le tripot, que Dieu bénisse et que je ne peux plus servir.
Je me mets bien humblement à l’ombre des ailes de mon ange.
1 – L.G. de Froulay. (G.A.)
à M. le marquis Albergati Capacelli.
29 Octobre 1764.
Le Baretti dont vous me parlez, monsieur, m’a bien l’air d’être de la secte de ces flagellants qui, dans leurs processions, donnaient cent coups d’étrivières à ceux qui marchaient devant eux, et en recevaient de ceux qui étaient derrière. Si vous voulez m’envoyer une poignée de ses verges (1), on pourra le payer avec usure.
J’ai reçu la traduction de Tancrède par M. Claudio Zucchi, qui me paraît avoir la politesse d’un homme de qualité, et ne point ressembler du tout au sieur Barretti. Heureux ceux qui cultivent comme vous les lettres par goût et par grandeur d’âme ! les autres sont des laquais qui médisent de leurs maîtres dans l’antichambre.
Comptez-toujours, monsieur, sur mon très tendre respect.
1 – Baretti, né en 1716, mort en 1789, publiait le Fouet littéraire, journal où il attaquait Goldoni et les philosophes français. (G.A.)
à M. le conseiller Tronchin.
… octobre (1)
On remercie tendrement M. François Tronchin et M. Tronchin Calandrin de leurs bontés : il est bon qu’ils sachent qu’il est très faux qu’une certaine personne ait été chargée de remercier le conseil ou M. le premier syndic d’une certaine aventure. Si cette personne a fait cette indiscrétion, ou par beaucoup de mauvaise volonté. Il n’y a pas un ministre d’Etat de France qui n’ait écrit à celui qui a l’honneur d’envoyer ce petit billet à M. Tronchin.
Au reste, M. Abauzit sait très bien que c’est lui qu’on a roussi dans les articles APOCALYPSE et CHRISTIANISME (2). Le premier pasteur de Lausanne est aussi très bien informé qu’il a besoin d’onguent pour MESSIE, qui est tout entier de lui. Le présent évêque de Glocester fera sans doute les mêmes remerciements pour trois articles, traduits mot à mot de sa Légation de Moïse. C’est dommage que Middleton et Locke soient morts ; ils auraient eu les mêmes actions de grâces à rendre.
Au reste, celui qui écrit conservera toute sa vie la plus tendre amitié pour tous MM. Tronchin.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – On avait brûlé à Genève le Dictionnaire philosophique. (G.A.)
à M. Duclos.
Aux Délices, 2 Novembre 1764.
Je vous supplie, mon cher confrère, de recevoir mes remerciements, et de vouloir bien présenter à M. le duc de Nivernais ce que je lui dois. Vous avez dû recevoir de moi un petit mot concernant le Portatif, qu’on m’imputait. Je sais combien vous êtes persuadé que les gens de lettres se doivent des secours mutuels. J’ai toujours pris hautement le parti de ceux qui étaient attaqué par l’envie, par l’imposture, et même par l’autorité. Si les véritables gens de lettres étaient unis, ils donneraient des lois à tous les êtres qui veulent penser. Si vous voyez M. Helvétius, je vous prie de lui dire combien je suis fâché qu’il n’ait pas fait le voyage de Genève. Je redeviens toujours aveugle dès que les neiges tombent sur nos montagnes. Mon cœur vous dit combien il vous est attaché ; mon esprit, combien il vous estime ; mais ma main ne peut l’écrire.
à M. le comte d’Argental.
2 Novembre 1764.
Les neiges sont sur nos montagnes, et me voilà redevenu aveugle ; Dieu soit béni !
Mon divin ange me parle de mademoiselle Doligny et de mademoiselle Luzy ; je le supplie de mander quels rôles il faut donner à l’une et à l’autre ; j’exécuterai vos ordres sur-le-champ. En attendant, elles peuvent apprendre ceux que vous leur destinez.
M. le maréchal de Richelieu aura peut-être oublié qu’il m’a écrit que je pouvais disposer de tous ces rôles ; mais heureusement j’ai sa lettre, ainsi que des preuves convaincantes que le Testament politique n’est point du cardinal de Richelieu. Je brave M. le maréchal, et madame la duchesse d’Aiguillon, et M. de Foncemagne, et le dépôt des affaires étrangères. Je leur réponds à tous (1), et vous croyez bien que ce n’est pas pour leur dire des choses qui leur déplaisent. Ma réponse est bien respectueuse, bien flatteuse, mais, à mon gré, bien curieuse. J’espère qu’elle vous amusera, et que M. le duc de Praslin n’en sera pas mécontent. J’y dis un petit mot sur les livres qu’on impute à de pauvres innocents. Au reste, mon cher ange, je n’ai point prétendu que M. le duc de Praslin débutât, dans une séance du conseil, en disant : Le Portatif n’est pas de V. ; mais il est indubitable, il est démontré, que le Portatif est de plusieurs mains ; et si vous en doutez, je vous enverrai l’original de MESSIE, avec la lettre de l’auteur, tous deux de la même écriture. Alors, étant convaincu de la vérité, vous la ferez mieux valoir ; et M le duc de Praslin, convaincu par ses yeux, serait plus en droit de dire dans l’occasion : V. n’a point fait le Portatif ; il est de plusieurs mains.
Je sais qu’on fait actuellement une très belle édition de ce Portatif en Hollande, revue, corrigée, et terriblement augmentée. C’est un ouvrage très édifiant, et qui sera fort utile aux âmes bien nées.
Au reste, que peut-on dire à V. quand V. n’a donné cet ouvrage à personne, et quand il a crié le premier au voleur, comme Arlequin dévaliseur de maisons ? V. est intact, V. s’enveloppe dans son innocence ; V. reprendra les roués en considération, quand il pourra avoir au moins la moitié d’un œil. V. remercie tendrement son ange pour notre gendre (2), lequel est assigné à comparoir au grand-conseil, et à plaider contre les religieux corsaires de Malte. Nous sommes très disposés à en passer par ce que M. l’ambassadeur de Malte voudra. Je suis persuadé que l’ordre dépenserait beaucoup d’argent à cette affaire, et y gagnerait très peu de chose. V. remercie surtout pour la grande affaire des dîmes, dans laquelle heureusement son nom ne sera point prononcé ; ce nom fait un assez mauvais effet quand il s’agit de la sainte Eglise.
Sub umbra alarum tuarum.
1 – Voyez les Doutes nouveaux sur le Testament attribué au cardinal de Richelieu. (G.A.)
2 – Dupuits. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
Aux Délices, 5 Novembre 1764.
Voici, mon cher ange, un autre procès (1) ; jugez-moi avec M. le duc de Praslin, et jugez le cardinal de Richelieu. Ce petit procès peut amuser, et faire diversion. Je crois que M. le maréchal de Richelieu et madame la duchesse d’Aiguillon, tout opiniâtres qu’ils sont, m’accorderont liberté de conscience sur le Testament de leur grand-oncle ; et je me flatte que M. de Foncemagne, leur avocat, ne sera pas mécontent de la discrétion avec laquelle je plaide contre lui.
Dès que mes fluxions sur mes yeux me permettront d’entrevoir le jour, je reprendrai les roués en sous-œuvre ; et dès que vous m’aurez marqué quels rôles il faut donner à mesdemoiselles Doligny et Luzy, je leur enverrai les provisions de leurs charges.
Je vous supplie de remarquer que c’est une vérité certaine que le Portatif est de plusieurs mains ; et ce n’est pas un petit avantage pour l’affermissement du règne de la raison, que plusieurs personnes, parmi lesquelles il y a même des prêtres, aient contribué à cet ouvrage. Des conseillers de Genève en ont vu de leurs yeux des preuves démonstratives, et doivent même l’avoir mandé à M. Cromelin ; c’est une vérité dont personne ne doute ici. La sottise qu’on a faite à Genève (2) n’a été qu’un sacrifice au parti de Jean-Jacques, qui a toujours crié qu’il fallait brûler l’Evangile, puisqu’on avait brûlé Emile. Où serait donc le mal, où serait l’inconvenance, si M. le duc de Praslin, convaincu de la vérité que le Portatif est de plusieurs mains, disait dans l’occasion : Il est de plusieurs mains ? en quoi cela pourrait-il le compromettre ? J’ai su que les Omer se trémoussaient beaucoup ; cette famille n’est pas philosophe. Le règne de la raison avance ; mais plus elle fait de progrès, plus le fanatisme s’arme contre elle. On ne laisse pas d’avoir quelque obligation à ceux qui combattent pour la bonne cause ; mais il ne faut pas qu’ils soient martyrs. Le fanatisme, qui a tant désolé le monde, ne peut être adouci que par la tolérance, et la tolérance ne peut être amenée que par l’indifférence. Voilà ce qui fait que les Anglais sont heureux, riches, et triomphants, depuis environ quatre-vingts ans. J’en souhaite autant aux Welches.
Mes yeux en compote m’obligent à remettre mon voyage de Wurtemberg et du Palatinat. Je crierai toujours sur le Portatif comme un aveugle qui a perdu son bâton, pour peu que maître Omer instrumente.
Respect et tendresse.
1 – Les Doutes nouveaux. (G.A.)
2 – En proscrivant le Dictionnaire philosophique.(G.A.)
à M. Dutens.
Au château de Ferney, par Genève, 6 Novembre 1764.
Monsieur, vous rendez un grand service à tous les amateurs des sciences, en faisant une collection complète des Œuvres du célèbre Leibnitz. Près de la moitié étaient éparses comme les feuilles de la sibylle, et il y a même bien des choses qui ressemblent assez aux oracles de cette vieille, c’est-à-dire qu’on ne les entend guère ; vous les enrichirez sans doute, monsieur, de vos judicieuses remarques. Je suis malheureusement peu à portée de vous servir ; je commence même à désespérer de pouvoir lire ce recueil intéressant, car je suis en train de perdre entièrement la vue. L’état où je suis ne me permet pas de vous écrire de ma main : je n’en suis pas moins sensible à l’honneur que vous me faites, j’en sens tout le prix. J’ai l’honneur d’être, avec la plus respectueuse estime, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.
à M. Colini.
7 Novembre 1764.
Le pauvre aveugle vous prie, mon cher Colini, de présenter le paquet à S.A.E., et d’assurer M. Schœpflin de mes très humbles et très tendres obéissances. Vous devriez bien me dire comment mon ami Fréron a été reçu ; s’il a mangé avec l’électeur ; et me dire entièrement ce que vous ne m’avez dit qu’à moitié dans votre avant-dernière lettre. Je vous embrasse de loin, et certainement je vous embrasserai de près l’été prochain, si j’ai des yeux.
à M. Duclos.
Aux Délices, 7 Novembre (1).
M. Duclos est prié de juger le petit procès dont on lui envoie les pièces (2) ; si M. de Foncemagne n’a pas reçu encore l’exemplaire que lui envoie son respectueux et opiniâtre antagoniste, M. Duclos est supplié de lui en donner un.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Les Doutes nouveaux. (G.A.)