CORRESPONDANCE avec D'ALEMBERT - Partie 20
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DE D’ALEMBERT.
A Paris, ce 27 Janvier 1762.
Vous avez dû, mon cher et illustre confrère, recevoir, il y a peu de temps, par M. Damilaville, le Manuel des inquisiteurs (1), que j’étais chargé de vous faire parvenir. Que dites-vous de ce monument d’atrocité et de ridicule qui rend tout à la fois l’humanité si odieuse et si à plaindre ? Il n’y a, je crois, de terme dans aucune langue pour exprimer le sentiment que cette lecture fait naître. On ne peut s’empêcher d’en frémir et d’en rire. L’auteur, ou plutôt le traducteur et l’éditeur utile de cette abomination qu’il était si bon de faire connaître, m’a prié de vous présenter son ouvrage de sa part, en vous assurant des sentiments qu’il vous a voués, et qui vous sont dus par tous les amateurs de la raison et des lettres. Cet auteur est le même abbé Morellet, ou Morlet ou Mords-les, qui fut mis, il y a dix-huit mois, non à la grande inquisition aragonaise, mais à la petite inquisition de France (2), pour avoir dit, dans une Vision meilleure que celle d’Ezéchiel, qu’une méchante femme, qu’il ne nommait pas, était bien malade. Dieu ne tarda pas à venger son prophète ; car, avant qu’il fût sorti de prison, la méchante femme était morte : ce qui prouve qu’en effet elle ne se portait pas bien, et qu’il avait eu raison de jeter quelques doutes sur sa santé.
Admirez, mon cher philosophe, combien la raison gagne de terrain ; cet ennemi de la persécution, qui travaille si bien à la rendre ridicule, est un prêtre ci-devant théologien ou théologal de l’Encyclopédie, qui nous a donné pour cet ouvrage l’article FIGURE, où vous verrez entres autres que saint Ambroise ou saint Augustin (je ne sais plus lequel) compare les dimensions de l’arche à celles du corps de l’homme, et la petite porte de l’arche au trou du derrière ; c’est un beau passage qui vous a échappé dans votre chapitre sur les ALLÉGORIES.
Comme il faut encourager les gens de bien, écrivez-moi, je vous prie, un mot d’honnêteté pour cet honnête ecclésiastique ; il le mérite par son zèle pour la bonne cause, et par son respect pour vous.
Je ne sais si je vous ai prié de remercier M. le chevalier de Molmire de ses Etrennes aux sots, et M. le rabbin Akib de son Sermon (3). Je vous prie de leur dire à l’un et à l’autre que, si l’un s’avise encore de prêcher, et l’autre de donner des étrennes, ils n’oublient pas de m’en faire part.
Nous continuons à lire vos remarques sur Corneille, et nous venons de finir Héraclius. Je prends la liberté de vous répéter à ce sujet ce que vous m’avez déjà permis de vous dire : ne critiquez Corneille que lorsque vous aurez deux fois raison ; il a un nom très respecté, il est mort ; voilà déjà une raison bien forte (je ne vous dis pas bien bonne) en sa faveur. Vous savez mieux que moi que, dans un genre tel que celui du théâtre, dont les règles renferment beaucoup d’arbitraire, on peut condamner et justifier presque tout ; et pour peu que Corneille soit justifiable par des raisons telles quelles dans les endroits où vous l’attaquez, vous êtes sûr d’avoir contre vous les pédants et les sots, qui déchireraient Corneille s’il n’était pas mort, et qui seront bien aises de vous déchirer parce que vous êtes vivant. Attendez-vous, par exemple, au mal qu’ils diront de Zulime (4). Je ne ferai pas chorus avec eux ; car cette pièce m’a fait beaucoup de plaisir, au moins dans le rôle principal ; j’y trouve la passion bien ressentie, bien exprimée, et bien différente de cet amour de ruelle qui affadit notre théâtre.
Si par hasard vous connaissez l’auteur de l’Ecueil du sage (5), dites-lui aussi, je vous prie, que son ouvrage m’a fait plaisir, qu’il est surtout très moral, et, par cette raison, digne de rester au théâtre ; que le troisième et le quatrième acte sont excellents, qu’il y a dans les autres des scènes fort agréables, et des détails très intéressants. J’y voudrais un autre cinquième acte ; la pièce eût été meilleure en quatre, ou même en trois ; mais voilà ce que fait la superstition des règles. Il me semble que les auteurs dramatiques font pour les règles comme les Français pour les impôts ; ils y obéissent en murmurant.
Que dites-vous de l’état fâcheux de votre ancien disciple ? Il y a longtemps que je n’en ai reçu de nouvelles ; vous écrit-il toujours ? Je le crois aux abois, et c’est grand dommage ; la philosophie ne retrouvera pas aisément un prince tolérant comme lui par indifférence, ce qui est la bonne manière de l’être, et l’ennemi de la superstition et du fanatisme.
On dit que vos bons amis et les miens vont avoir un vicaire-général en France : on ajoute qu’ils en sont très mécontents ; leur principale raison pour se plaindre est que, si on leur donne ce vicaire, ils ne seront plus rien ; c’est précisément ce qu’il faut qu’ils soient.
Je fais mon compliment, non à vous, mais au gouvernement, sur la pension qu’on vient de vous rendre. Si on n’en donnait qu’à des gens comme vous, l’Etat donnerait beaucoup moins, et encouragerait beaucoup plus.
Adieu, mon cher philosophe ; portez-vous bien, écrivez-moi quelquefois, et surtout moquez-vous de tout ; car il n’y a que cela de solide.
Le vicaire-général des jésuites fait dire qu’au moyen de cet arrangement il va y avoir en France un vice-général de plus : voilà de quoi vivent les Parisiens !
1 – Traduction abrégée du livre de Nicolas Eymerie. (G.A.)
2 – A la Bastille. Voyez plus haut. (G.A.)
3 – Voyez les SATIRES, et les SERMONS ET HOMÉLIES. (G.A.)
4 – Voyez notre Notice sur cette pièce. (G.A.)
5 – Voyez au THÉÂTRE le Droit du Seigneur. (G.A.)
DE VOLTAIRE.
Février 1762.
Si j’ai lu la belle jurisprudence de l’inquisition ! Eh ! oui, mordieu, je l’ai lue, et elle a fait sur moi la même impression que fit le corps sanglant de César sur les Romains. Les hommes ne méritent pas de vivre, puisqu’il y a encore du bois et du feu, et qu’on ne s’en sert pas pour brûler ces monstres dans leurs infâmes repaires. Mon cher frère, embrassez en mon nom le digne frère qui a fait cet ouvrage excellent : puisse-t-il être traduit en portugais et en castillan ! Plus nous sommes attachés à la sainte religion de notre Sauveur Jésus-Christ, plus nous devons abhorrer l’abominable usage qu’on fait tous les jours de sa divine loi.
Il est bien à souhaiter que vos frères et vous donniez tous les mois quelque ouvrage édifiant qui achève d’établir le royaume du Christ, et de détruire les abus. Le trou du cul est quelque chose : je voudrais qu’on mît en sentinelle un jésuite à cette porte de l’arche (1).
On a imprimé en Hollande le Testament de Jean Meslier ; ce n’est qu’un très petit extrait du Testament de ce curé J’ai frémi d’horreur à la lecture. Le témoignage d’un curé qui, en mourant, demande pardon à Dieu d’avoir enseigné le christianisme, peut mettre un grand poids dans la balance des libertins. Je vous enverrai un exemplaire de ce Testament de l’antéchrist, puisque vous voulez le réfuter. Vous n’avez qu’à me mander par quelle voie vous voulez qu’il vous parvienne ; il est écrit avec une simplicité grossière qui, par malheur, ressemble à la candeur. Vraiment il s’agit bien de Zulime et du Droit du Seigneur, ou de l’Ecueil du Sage, que le philosophe Crébillon a mutilé et estropié, croyant qu’il égorgeait un de mes enfants ! Jurez bien que cette petite bagatelle est d’un académicien de Dijon (2), et soyez sûr que vous direz la vérité ; mais ces misères ne doivent pas vous occuper ; il faut venir au secours de la sainte vérité, qu’on attaque de toutes parts. Engagez vos frères à prêter continuellement leur plume et leur voix à la défense du dépôt sacré.
Vous m’avez envoyé un beau libre de musique, à moi, qui sais à peine solfier ; je l’ai vite mis ès mains de notre nièce la virtuose.
Je suis le coq qui trouva une perle dans son fumier, et qui la porta au lapidaire. Mademoiselle Corneille a une jolie voix ; mais elle ne peut comprendre ce que c’est qu’une dièse.
Pour son oncle le rabâcheur et le déclamateur, le cardinal de Bernis dit que je suis trop bon, et que je l’épargne trop.
J’ai fait très sérieusement une très grande perte dans l’impératrice de toutes les Russies (3).
On a assassiné Luc, et on l’a manqué ; on prétend qu’on sera plus heureux une autre fois. C’est un maître fou que ce Luc, un dangereux fou : il fera une mauvaise fin ; je vous l’ai toujours dit. Interim vale : te saluto in Christo Salvatore nostro.
1 – Voyez la lettre précédente. (G.A.)
2 – Voltaire faisait réellement partie de cette Académie. (G.A.)
3 – Elisabeth Petrowna. (G.A.)
DE VOLTAIRE.
A Ferney, 25 de Février 1762.
Mon cher et universel, vous avez le nez fin, et c’est pour cela que j’ai voulu que vous lussiez Olympie ; mais, après avoir mandé à madame de Fontaine (1) de vous donner cette corvée, je lui mandai de n’en rien faire, attendu que j’ai le nez fin aussi, et que je m’étais très bien aperçu que Cassandre et Olympie ne remuaient pas comme ils doivent remuer. J’avais, Dieu et le duc de Villars (2) m’en sont témoins, j’avais broché en six jours cette besogne. Il n’appartient qu’au Dieu de Moïse de créer en six jours un monde. J’avais fait le chaos ; j’ai débrouillé beaucoup, et voilà pourquoi je ne voulais plus que vous vissiez mon ours avant que je l’eusse léché. Toutes vos critiques me paraissent assez juste ; ce n’est point peu pour un auteur d’en convenir : il n’y en a qu’une qui me paraît mauvaise. Vous voulez qu’un homme qui est à la porte d’une église interrompe une cérémonie qu’on fait dans la sanctuaire, et à laquelle il n’a nul droit, nul prétexte de s’opposer.
On voit bien que vous n’allez jamais à la messe. Je suppose que vous vissiez Fréron et Chaumeix, etc., communier à Notre-Dame, iriez-vous leur donner des coups de bâton à l’autel ? n’attendriez-vous pas qu’ils allassent de l’église au b….. ? Vous ne savez pas combien les cérémonies de l’Eglise sont respectables.
Il y a encore d’autres remarques sur lesquelles je pourrais disputer ; mais le grand point est d’intéresser, tout le reste vient ensuite. J’ai choisi ce sujet moins pour faire une tragédie que pour faire un livre de notes à la fin de la pièce, notes sur les mystères, sur la conformité des expiations anciennes et des nôtres, sur les devoirs des prêtres, sur l’unité d’un Dieu prêché dans tous les mystères, sur Alexandre et ses consorts, sur le suicide, sur les bûchers où les femmes se jetaient dans la moitié de l’Asie ; cela m’a paru curieux et susceptible d’une hardiesse honnête : Meslier est curieux aussi. Il part un exemplaire pour vous ; le bon grain était étouffé dans l’ivraie de son in-folio. Un bon Suisse a fait l’extrait très fidèlement, et cet extrait peut faire beaucoup de bien. Quelle réponse aux insolents fanatiques qui traitent les sages de libertins ! quelle réponse, misérables que vous êtes, que le testament d’un prêtre qui demande pardon à Dieu d’avoir été chrétien ! Le livre de Mord-les sur l’inquisition me met toujours en fureur. Si j’étais Candide, un inquisiteur ne mourrait que de ma main (3).
Mademoiselle Corneille est bien élevée ; il faut remercier Dieu d’avoir arraché cette âme à l’horreur d’un couvent.
Je fais un peu de bien dans la mission que le ciel m’a confiée. O mes frères ! travaillez sans relâche, semez le bon grain, profitez du temps pendant que nos ennemis s’égorgent. Madame Denis est très contente de votre musique.
Quoi ! Meslier, en mourant, aura dit ce qu’il pense de Jésus, et je ne dirai pas la vérité sur vingt détestables pièces de Pierre et sur les défauts sensibles des bonnes ? Oh ! pardieu, je parlerai ; le bon goût est préférable au préjugé, salva reverentia. Ecrasez l’inf… je vous en conjure.
1 – Voyez la lettre à cette dame, du 8 Février. (G.A.)
2 – Ce duc était alors à Ferney. (G.A.)
3 – Voyez le chapitre IX de ce roman. (G.A.)