CORRESPONDANCE - Année 1763 - Partie 8

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1763 - Partie 8

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à M. Goldoni.

 

Au château de Ferney, 19 Février 1763.

 

 

          J’ai respecté longtemps vos occupations, monsieur ; mais la meilleure raison qui m’ait empêché de vous écrire, c’est qu’on dit que je deviens aveugle ; ce n’est pas comme Homère, c’est comme La Motte-Houdard, dont vous avez peut-être entendu parler à Paris, et qui faisait des vers médiocres tout comme moi. Je suis menacé de perdre la vue, et ce petit accident me prive d’un grand plaisir, qui est celui de lire vos pièces.

 

          Un homme de beaucoup d’esprit, et qui entend parfaitement l’italien, m’a mandé qu’il était extrêmement satisfait de la dernière comédie dont vous avez gratifié notre public de Paris. Si elle est imprimée, je vous demande en grâce de me l’envoyer. Mes yeux feront un effort pour la lire, ou bien ma nièce nous la lira.

 

          Je vous destine une quarantaine de volumes.

 

Nardi parvus onyx eliciet cadum.

 

HOR., lib. IV, od. XII.

 

          Mais ne vous effarouchez pas de cet énorme fardeau ; il y a vingt volumes de votre serviteur que vous pourrez jeter dans le feu ; et, pour vous consoler, le reste est de Corneille. Je reçois quelquefois des nouvelles de votre ami M. le marquis Albergati. Si j’étais jeune, je vous accompagnerais à votre retour pour aller l’embrasser ; mais j’ai soixante et dix ans, et il faut que je meure entre les Alpes et le mont Jura, dans ma petite retraite. Vous aurez un vrai serviteur jusqu’au dernier moment de ma vie.

 

 

 

 

à M. Lekain.

 

A Ferney, 20 Février 1763.

 

 

          Mon grand acteur, je proteste contre Adélaïde pour bien des raisons. Une des plus fortes, c’est qu’il n’est pas permis d’imputer à un prince du sang un crime qu’il n’a pas fait. Cette fiction révolta le public, et m’obligea de changer la pièce. L’aventure sur laquelle cette tragédie est fondée arriva en effet à un duc de Bretagne, mais non à un prince du sang de France. Les gens sensés qui savent l’histoire seront révoltés à la cour, je vous en avertis, et je présente requête par cette lettre à M. le duc de Duras ; je le supplie très instamment de faire jouer le Duc de Foix, que je crois incomparablement moins mauvais qu’Adélaïde.

 

          Mademoiselle Corneille, devenue madame Dupuits, vous fera de petits Corneilles, qui vous donneront de bonnes tragédies dont vous avez besoin. Je vous embrasse du meilleur de mon cœur.

 

          J’ajoute à ma lettre qu’il y a encore dans cette Adélaïde un héros blessé dans le combat ; que cette blessure, étant absolument inutile au dénouement, n’est qu’une puérilité ; que cela seul suffirait pour gâter une pièce. Il faut m’en croire quand je me condamne moi-même. Je vous demande en grâce de montrer cette lettre à M. le duc de Duras. Bonsoir ; je suis fort occupé avec Pierre Corneille ; il me fait trouver Racine admirable.

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

21 Février 1763.

 

 

          Il est bon quelquefois que des anges s’égaient. L’accompagnement de l’Hymne à M. de Pompignan est fort bon, et le refrain, quand on est dix ou douze, est très plaisant à chanter. Pour les Eclaircissements historiques, ils sont du plus grand sérieux.

 

          Pour Zulime, je crois qu’il ne la faut pas donner seule, mais attendre qu’on puisse imprimer deux ou trois pièces à la fois (1). Si je pouvais fortifier un peu le rôle de ce benêt de Ramire, je crois que je ne ferais point mal. Pour Mariamne, je la trouve assez bien ; je crois qu’elle fera effet ; je crois qu’on pourra l’imprimer avec le Droit du Seigneur. Pour Olympie, qu’on appelle O l’impie ! et qui cependant est très pie, je dirai comme M. de Pompignan : De moi je suis assez content (2) ; allons, saute, marquis !

 

          Corneille va son train. Ah ! le pauvre homme ! qu’il me fait trouver Racine divin !

 

          Et mes anges ne me parlent point de la pièce de Dupuis et Desronais, et pas un mot du Discours de l’abbé de Voisenon ; et M. le Président de La Marche ne m’envoie point ma pancarte nécessaire ; et madame Denis est toujours malade ; et mes petits mariés s’aiment encore à la folie, quoique au bout de huit jours. Mes anges, il y a tantôt soixante ans que j’ai commencé à aimer l’un de vous deux, et je suis toujours à tous deux avec respect et tendresse.

 

          Mais dites donc comme vont vos yeux ; je perds les miens, et je deviens sourd comme un pot.

 

 

1 – On imprima à la fois Tancrède, Zulime, Olympie, le Droit du Seigneur. (G.A.)

2 – Voyez, l’Hymne. (G.A.)

 

 

 

 

à M. le cardinal de Bernis.

 

Au château de Ferney, le 25 Février 1763.

 

 

          Une des raisons, monseigneur, qui font que je n’ai eu depuis longtemps l’honneur d’écrire à votre éminence, n’est pas que je sois fier ou négligent avec les cardinaux et les plus beaux esprits de l’Europe ; mais le fait est que je deviens aveugle, au milieu de quarante lieues de neige, pays admirable pendant l’été, et séjour des trembleurs d’Isis pendant l’hiver. On dit que la même chose arrive aux lièvres des montagnes. Je me suis mêlé ces jours-ci des affaires d’un autre aveugle, petit garçon fort aimable, inconnu sans doute aux princes de l’Eglise romaine, mais avec lequel on ne laisse pas de jouer avant qu’on ne soit prince. J’ai marié mademoiselle Corneille à un jeune gentilhomme dont les terres touchent les miennes ; il se nomme Dupuits, il est officier de dragons, estimé et aimé dans son corps, très attaché au service, et voulant absolument faire de petits militaires qui se feront tuer par des Anglais ou des Allemands.

 

          Je regarde comme un devoir de vous donner part de ce mariage, comme à un des protecteurs du nom de Corneille, et au meilleur connaisseur et de ses beautés et de ses fatras. Je cherchais un descendant de Racine pour ressusciter le théâtre ; mais n’en ayant point trouvé, j’ai pris un officier de dragons. J’écris à l’Académie française, à laquelle je dédie l’édition qui fera une partie de la dot, et je demande que ceux qui assisteront à la séance, à la réception de ma lettre, me permettent de signer pour eux au contrat.

 

          Je commence par demander la même grâce à votre éminence (1). L’ombre de Pierre vous en sera très obligée, et moi, autre ombre, je regarderai cette permission comme une très  grande faveur. Nous n’avons point clos le contrat, et nous vous laissons, comme de raison, la première place parmi les signatures, si vous daignez l’accepter.

 

          Je suppose que vous vous faites apporter les nouveaux ouvrages qui en valent la peine, et que vous avez vu les factums pour les Calas. L’affaire a été rapportée au conseil avec beaucoup d’équité, c’est-à-dire de la manière la plus favorable ; nous espérons justice ; une grande partie de l’Europe la demande avec nous. Cette affaire pourra faire rentrer bien des gens en eux-mêmes, inspirer quelque indulgence, et apprendre à ne pas rouer son prochain, uniquement parce qu’il est d’une autre religion que nous.

 

          Voulez-vous, monseigneur, vous amuser, avec l’Héraclius de Calderon, et la Conspiration contre César de Shakespeare ? J’ai traduit ces deux pièces, et elles sont imprimées, l’une après Cinna, l’autre après l’Héraclius de Corneille, comme objet de comparaison. Cela rendra cette édition assez piquante. J’aurai l’honneur de vous adresser ces deux morceaux, si vous me le commandez. Je n’ai pas encore reçu le discours de notre nouveau confrère l’abbé de Voisenon : on en dit beaucoup de bien.

 

          Agréez, monseigneur, les tendres respects du vieil aveugle de soixante-dix-ans, car il est né en 1693 (2) : il est bien faible, mais il est fort gai ; il prend toutes les choses de ce monde pour des bouteilles de savon, et franchement elles ne sont que cela.

 

 

1 – Bernis donna sa signature. (G.A.)

2 – Voltaire est né en 1694. (G.A.)

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

Ferney, 25 Février 1763.

 

 

          Plus anges que jamais, madame Denis est toujours malade, et moi toujours aveugle, et vous ne me dites rien de vos yeux. L’âge avant ; on n’est pas plus tôt sorti du collège qu’on a soixante ans ; en un clin-d’œil on en a soixante-dix ; on voit tomber ses contemporains comme des mouches. Mes nouveaux mariés, qui sont à vos pieds, ne savent rien de tout cela. Je voudrais que vous eussiez vu la crainte où était Marie de ne point avoir son Dupuits. – « Mon père m’a signifié que je ne devais pas me marier ; qu’il n’y consentirait point. » – Mes anges, que vouliez-vous que je pensasse ? Vous voulez que je commente François Corneille ; c’est bien assez de commenter Pierre. Ce Pierre me fait passer de mauvais quarts-d’heure ; je suis outré contre lui. Il est comme les bouquetins et les chamois de nos montagnes, qui bondissent sur un rocher escarpé, et descendent dans des précipices. J’avais cru que Racine serait ma consolation, mais il est mon désespoir. C’est le comble de l’insolence de faire une tragédie après ce grand homme-là. Aussi après lui je ne connais que de mauvaises pièces, et avant lui que quelques bonnes scènes.

 

          Au nom de Dieu, laissez là votre Adélaïde. Que veut dire ce héros blessé ? à quoi sert sa blessure ? à rien du tout, et je vous répète qu’il est impertinent d’imputer à un prince du sang le crime qu’il n’a point commis ; cela détruit tout intérêt.

 

          Laissons un peu dormir Zulime ce carême. C’est bien dommage que cette Zulime ressemble à toutes les femmes délaissées qu’on a tant mises sur le théâtre : sans cela, elle pourrait être passable.

 

          J’aime assez le Droit du Seigneur, je vous l’avoue ; mais je voudrais qu’il y eût un peu plus de ces honnêtes libertés que le sujet comporte, et que les dames aiment beaucoup, quoi qu’elles en disent.

 

          Mariamne est médiocre, malgré mon Essénien (1).

 

          Olympie est prodigieusement supérieure à cette Mariamne, et n’est pas encore trop bonne. Tout m’humilie et me chagrine ; je suis difficile pour moi-même comme pour les autres. Il est dur de sentir la perfection et de n’y pouvoir atteindre.

 

          Ne remplissez pas mes vieux jours d’amertume ; ne me faites point mourir, en ressuscitant Adélaïde ; empêchez-moi de boire ce calice ; je vous le demande avec la plus vive instance.

 

          Eh bien ! a-t-on enfin rapporté l’affaire des Calas ? Je vois qu’il est beaucoup plus aisé de rouer un homme que d’admettre une requête. Il me semble que M. de Crosne ne demande pas mieux que de parler, et assurément, il parlera bien. J’aurais fait trois ou quatre actes depuis le temps qu’on fait languir cette pauvre veuve. J’avoue que son aventure ne contribue pas à me faire aimer les parlements. Malheur à qui a affaire à eux ! fût-on jésuite, on s’en trouve toujours fort mal.

 

          Puisque j’ai du papier de reste, il faut que je dise à mes anges que j’ai jugé les jésuites. Il y en avait trois (2) chez moi, ces jours passés, avec une nombreuse compagnie. Je m’établis premier président ; je leur fis prêter serment de signer les quatre propositions de 1682, de détester la doctrine du régicide, du probabilisme, de renoncer à tout privilège contraire à nos lois, et d’obéir au roi plutôt qu’au pape. Ils firent serment, après quoi je prononçai :

 

          La cour, sans avoir égard à tous les fatras qu’on vient d’écrire contre vous, et à toutes les sottises que vous avez écrites depuis deux cent cinquante ans, vous déclare innocents de tout ce que les parlements disent contre vous aujourd’hui, et vous déclare coupables de ce qu’ils ne disent pas ; elle vous condamne à être lapidés avec les pierres de Port-Royal, sur le tombeau d’Arnauld.

 

          Tout le monde convint que j’avais raison, et les jésuites l’avouèrent aussi. Et vous, mes anges, qu’en pensez-vous ? Respect et tendresse.

 

 

1 – Sohème. (G.A.)

2 – En comptant le P. Adam. (G.A.)

 

 

 

 

à M. de La Chalotais.

 

A Ferney, le 28 Février 1763.

 

 

          J’aimerais beaucoup mieux, monsieur, que vous m’eussiez fait l’honneur de m’envoyer votre ouvrage imprimé plutôt que manuscrit ; le public en jouirait déjà. Je crois très sincèrement que c’est un des meilleurs présents qu’on puisse lui faire.

 

          J’ai été obligé de me faire lire presque tout votre mémoire, parce que je deviens un peu aveugle, à la suite d’une grande fluxion qui m’est tombée sur les yeux.

 

          Je ne puis trop vous remercier, monsieur, de me donner un avant-goût de ce que vous destinez à la France. Pour former des enfants, vous commencez par former des hommes. Vous intitulez l’ouvrage : Essai d’un plan d’études pour les collèges (1) ; et moi je l’intitule : Instruction d’un homme d’Etat, pour éclairer toutes les conditions. Je trouve toutes vos vues utiles. Que je vous sais bon gré, monsieur, de vouloir que ceux qui instruisent les enfants en aient eux-mêmes ! ils sentent certainement mieux que les célibataires comment il faut instruire l’enfance et la jeunesse. Je vous remercie de proscrire l’étude chez les laboureurs. Moi, qui cultive la terre, je vous présente requête pour avoir des manœuvres, et non des clercs tonsurés. Envoyez-moi surtout des frères ignorantins pour conduire mes charrues, ou pour les atteler. Je tâche de réparer sur la fin de ma vie l’inutilité dont j’ai été au monde ; j’expie mes vaines occupations en défrichant des terres qui n’avaient rien porté depuis des siècles. Il y a dans Paris trois ou quatre cents barbouilleurs de papier, aussi inutiles que moi, qui devraient bien faire la même pénitence.

 

          Vous faites bien de l’honneur à Jean-Jacques de réfuter son ridicule paradoxe (2), qu’il faut exclure l’histoire de l’éducation des enfants ; mais vous rendez bien justice à M. Clairaut, en recommandant ses Eléments de Géométrie, qui sont trop négligés par les maîtres, et qui mèneraient les enfants par la route que la nature a indiquée elle-même. Il n’y aura point de père de famille qui ne regarde votre livre comme le meuble le plus nécessaire de sa maison, et il servira de règle à tous ceux qui se mêleront d’enseigner. Vous vous élevez partout au-dessus de votre matière. Je ne sais pas pourquoi vous mettez le livre de M. Vattel (3) au rang des livres nécessaires. Je n’avais regardé son livre que comme une copie assez médiocre, et vous me le ferez relire.

 

          Je m’en tiens, pour la religion, à ce que vous dites avec l’abbé Gédoyn, et même à ce que vous ne dites pas. La religion la plus simple et la plus sensiblement fondée sur la loi naturelle est sans doute la meilleure.

 

          Je vous rends compte, monsieur, avec autant de bonne foi que de reconnaissance, de l’impression que votre mémoire m’a faite. A présent que m’ordonnez-vous ? voulez-vous que je vous renvoie le manuscrit ? voulez-vous me permettre qu’on l’imprime dans les pays étrangers ? J’obéirai exactement à vos ordres. Votre confiance m’honore autant qu’elle m’est chère.

 

          Je ne suis point du tout de votre avis sur le style ; je trouve qu’il est ce qu’il doit être, convenable à votre place et à la matière que vous traitez. Malheur à ceux qui cherchent des phrases et de l’esprit, et qui veulent éblouir par des épigrammes, quand il faut être solide !

 

          Ne mettez-vous pas en titre les matières que vous avez mises en marge ? Cela délasse les yeux et repose l’esprit.

 

          Je suis bien faible, bien vieux, bien malade ; mais je défie qu’on soit plus sensible à votre mérite que moi. Je ne peux vous exprimer avec combien de respect et d’estime j’ai l’honneur d’être, etc.

 

 

1 – Essai d’éducation nationale, ou Plan d’études pour la jeunesse. (G.A.)

2 – Emile, livre II. (G.A.)

3 – Le Droit des gens, 1758. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

 

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