CORRESPONDANCE - Année 1762 - Partie 30

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1762 - Partie 30

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à M. de la Chalotais.

 

Le 3 Novembre 1762.

 

 

          Vous donnerez sans doute, monsieur, un plan d’éducation (1) digne de vos excellents mémoires, qui ont servi à détruire ceux qui donnaient une assez méchante éducation à notre jeunesse. Plût à Dieu que vous voulussiez y mêler quelques leçons pour ceux qui se croient hommes faits ! Ce sont de terribles enfants que des gens qui, avec de la barbe au menton, paient à un prêtre italien la première année du revenu des terres que le roi leur donne en France, et qui avec cela disent qu’on leur fait tort quand on ne les laisse pas les maîtres absolus de tout. Vous êtes procureur-général d’une province où un Italien donne encore des bénéfices. Les Anglais ont été longtemps plus imbéciles que nous, il est vrai ; mais voyez comme ils se sont corrigés. Ils n’ont plus de moines ni de couvents, mais ils ont des flottes victorieuses ; leur clergé fait de bons livres et des enfants ; leurs paysans ont rendu fertiles des terres qui ne l’étaient pas ; leur commerce embrasse le monde, et leurs philosophes nous ont appris des vérités dont nous ne nous doutions pas. J’avoue que je suis jaloux quand je jette les yeux sur l’Angleterre.

 

          Vous avez rendu, monsieur, à la nation un service essentiel, en l’éclairant sur les jésuites. Vous avez démontré que des émissaires du pape, étrangers dans leur patrie, n’étaient pas faits pour instruire notre jeunesse. Vous pensez qu’il vaut mieux qu’un jeune homme apprenne de bonne heure les quatre maximes fondamentales de l’année 1682, que de savoir par cœur des vers de Jean Despautère. En un mot, je suis persuadé que vous saurez mêler, avec votre habileté ordinaire, dans votre plan d’éducation, bien des choses qui serviront à l’instruction de l’âge mûr. Le siècle du gland est passé ; vous donnerez du pain aux hommes. Quelques superstitieux regretteront encore le gland qui leur convient si bien ; et le reste de la nation sera nourri par vous.

 

          C’est une belle époque que l’abolissement des jésuites ; j’oserais dire avec Horace :

 

Quid te exempta juvat spinis e pluribus una ?

 

Lib. II, ep. II.

 

          On me répondra que, de toutes les épines, c’était la plus pointue et la plus embarrassante, et qu’il faut commencer par l’arracher ; je répliquerai :

 

Perge quo cœpisti pede.

 

          La raison fait de grands progrès parmi nous ; mais gare qu’un jour le jansénisme ne fasse autant de mal que les jésuites en ont fait ! Que me servirait d’être délivré des renards, si on me livrait aux loups ? Dieu nous donne beaucoup de procureurs-généraux qui aient, s’il est possible, votre éloquence et votre philosophie ! Je remarque que la philosophie est presque toujours venue à Paris des contrées septentrionales ; en récompense, Paris leur a toujours envoyé des modes.

 

          J’oubliais de vous parler, monsieur, du procès de mes huguenots. Fussent-ils mahométans, vous leur donneriez gain de cause, s’ils avaient raison.

 

          Permettez, monsieur, que je vous renouvelle les sincères protestations de mon estime et de mon respect.

 

 

1 – La Chalotais en donna un l’année suivante. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

A Ferney, Novembre 1762.

 

 

          Mon cher ange, il est bien juste que M. le comte de Choiseul ait la consolation de vous tenir à Fontainebleau (1). Je m’imagine que votre esprit conciliant ne nuira pas à l’œuvre de la paix. Je vois bien des Anglais qui n’en veulent point, mais ils ne songent point que leur gouvernement doit plus de livres tournois qu’il n’y a de minutes depuis la création. J’en faisais le compte avec eux ces jours-ci, et il s’est trouvé juste.

 

          Que M. le comte de Choiseul se garde bien de perdre un temps précieux à écrire à une marmotte des Alpes ; c’est bien assez qu’il soit content de mes sentiments, et qu’il ait la bonté de m’en assurer par vous.

 

          Je ne sais plus où j’en suis pour Mariamne ; je n’ai point ici votre lettrer où vous me parliez de quelques changements ; je me souviens seulement que vous me disiez que le second acte n’était pas fini. Cependant Mariamne sort pour aller

 

.  .  .  Consulter Dieu, l’honneur, et le devoir.

 

Acte. II, sc. V.

 

            N’est-ce pas une raison de sortir quand on a de telles consultations à faire ? et ne voilà-t-il pas l’acte fini ? Vous parliez, mon divin ange, de distributions de rôles : je ne m’en souviens plus : tous mes papiers sont entassés aux Délices, que M. le duc de Villars occupe ; mais voici mon blanc-seing tragique que vous ferez remplir comme il vous plaira, et que vous appuierez de votre protection.

 

          Nous ne faisons pas comme vous ; nous allons rejouer le Droit du Seigneur. Je vous avertis que je joue le bailli, et le grand-prêtre dans Sémiramis, et que je suis fort claqué.

 

          Pour Olympie, vous l’aurez quand vous voudrez ; mon ouvrage de six jours est devenu un ouvrage d’un an. Cette maudite opiniâtreté de vouloir faire évanouir Statira sur le théâtre m’avait écarté de la bonne voie. J’y ai mis tous mes soins et mon petit savoir-faire.

 

          Je ne me console point de ce que Zulime n’a point dit : J’en suis indigne ; mais ce qui fait ma vraie tribulation, c’est que M. le duc de Choiseul m’a cru l’auteur de cette belle rapsodie anglaise (2), c’est qu’il me l’a écrit, avec bonté, il est vrai ; mais cette bonté est affreuse. J’en ai été outré, et je lui ai dit bien des injures qu’il mérite (3). Il faut absolument que M. le comte de Choiseul le gronde.

 

          Il est vrai que M. le duc de Richelieu se porte fort bien, et qu’il en a donné de belles preuves ; mais, de moi, ce n’est pas de même ; de vingt-quatre heures j’en souffre dix-huit, je griffonne les six autres, et je vous aime tous les moments de ma vie.

 

 

1 – D’Argental avait à défendre les intérêts du duc de Parme. (G.A.)

2 – La lettre à d’Alembert. (G.A.)

3 – On n’a pas la lettre. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte de Choiseul.

 

Ferney, 10 Novembre 1762.

 

 

          Monseigneur, comme tout ce que je pourrais avoir l’honneur de vous dire se trouve dans la lettre ci-jointe, qu’il ne faut pas plus multiplier les importunités que les êtres sans nécessité, et qu’à grand seigneur peu de paroles, daignez permettre que je vous supplie de lire ma lettre à mes anges.

 

          M. et madame d’Argental m’apprennent que vous avez bien voulu vous intéresser au rétablissement d’un ancien officier d’artillerie (1), qui a grande envie de tirer sur les Russes, Anglais, Hanovriens, Hessois, et Prussiens ; je n’ai pas osé vous solliciter, mais j’ose vous remercier : la reconnaissance enhardit.

 

          Je jette avec douleur les yeux sur la terre, et sur la mer, et sur le théâtre de Paris : je vois que les Russes et l’Opéra-Comique feront du mal ; je lève les yeux au ciel dans ma douleur profonde.

 

          Je souhaite que nos grenadiers et nos marins vous donnent de beaux sujets d’ultimatum ; car quand il s’agit d’un traité de paix, se sont leurs sabres qui taillent vos plumes.

 

          Vous connaissez, monseigneur, le respect infini du Suisse V…, et sa discrétion qui l’empêche de vous fatiguer de ses inutiles lettres.

 

          Ah ! j’apprends dans le moment que tout le monde vous bénit, monseigneur (2), et moi je vous remercie de m’avoir fait achever une Histoire générale qui finit par le bien que vous faites aux hommes. Le Vieil ermite des Alpes.

 

 

1 – Marchand de La Houlière. (G.A.)

2 – Les préliminaires de la paix avaient été signés à Fontainebleau le 3 Novembre. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

A Ferney, 10 Novembre 1762.

 

 

Vivent le roi et monsieur le duc de Praslin (1) !

 

          Mon divin ange, quoique nos Suisses vendent leur sang à qui veut le payer (2), quoique les Génevois n’aiment pas la France passionnément, quoique notre petit pays de Gex soit séparé du reste du monde, cependant je ne vois que des gens enthousiasmés de la paix, et je n’entends que des cris de joie.

 

          Je vous prie de vouloir bien donner à M. le duc de Praslin ces trois mots (3), que je prends la liberté de lui écrire. Il y a soixante et quatre ans qu’un marquis de Praslin, que je peindrais, avait beaucoup de bonté pour moi ; cela m’a été d’un bon augure.

 

          Voici le temps des plaisirs et des spectacles. Il y avait une plaisante dédicace (4), à deux seigneurs de Praslin qu’on devait mettre à la tête du Droit du Seigneur, comédie de Jondelle, du temps de Henri II, rajusté depuis peu au théâtre par un quidam.

 

          Nous avons joué depuis peu le Droit du Seigneur, avec tout le succès possible, à Ferney. Mademoiselle Corneille a joué Colette supérieurement ; elle avait une cabale contre elle ; la cabale a été forcée de battre des mains.

 

          Je soupçonne que M. de Chauvelin vous a envoyé, de Turin, une fin du troisième acte de Cassandre, et le quatrième tout entier : je ne voulais pas vous envoyer la pièce par morceaux ; j’attendais vos ordres angéliques pour vous faire parvenir la pièce entière ; mais ce que M. de Chauvelin aura fait sera bien fait.

 

          Il y a un conseiller au parlement de Toulouse (5) qui vient, je crois, à Paris, pour rendre justice à l’innocence des Calas, et gloire à la vérité. Il y a de belles âmes ; celle-là sera bien digne de connaître la vôtre.

 

          Je vous embrasse avec les plus tendres respects, et je me mets aux pieds de madame d’Argental.

 

 

1 – Nouveau nom du comte de Choiseul. (G.A.)

2 – Voyez la Henriade, ch. X. (G.A.)

3 – La lettre précédente. (G.A.)

4 – On n’a pas cette dédicace aux Choiseul. (G.A.)

5 – De Lasalle. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

21 Novembre 1762.

 

 

          O mes anges ! n’avez-vous jamais vu un ministre donner audience, écouter cent affaires, et ne se soucier d’aucune ? n’avez-vous jamais vu un avocat plaider trois ou quatre causes sans s’en mettre en peine, et les juges prononcer sans les entendre ? Vous croyez donc qu’il en est de même de votre créature des Alpes ? Il me faut à la fois faire imprimer, revoir, corriger une Histoire générale, une Histoire de Pierre-le-Grand ou le Cruel, et Corneille avec ses commentaires, et passer de cet abîme à une tragédie. Le tripot, le tripot doit l’emporter, j’en conviens ; mais, encore une fois, je n’ai qu’une âme logée dans un chétif corps usé, sec, et souffrant. J’avais mis votre Olympie en séquestre, afin de la revoir avec un œil sain et frais. Il était nécessaire de laisser tomber les grosses taies que l’enthousiasme étend sur les prunelles d’un auteur, dans la première ivresse d’une composition rapide. Je vous donnerai votre Olympie pour votre carême ; c’est un temps tout à fait sacerdotal, et digne d’une pièce dont l’action se passe dans un couvent. L’Opéra-Comique célébrera gaiement, au commencement de l’hiver, les plaisirs de la paix, et Paris aura mon grave hiérophante pour sa quadragésime. Ne trouvez-vous pas cet arrangement tout à fait convenable ? Puisque je suis à présent enfoncé dans l’historique, permettez-moi de vous demander simplement le secret de l’Etat, qui est le secret de la comédie. Les Espagnols cèdent-ils bien réellement la Floride ? la chose m’intéresse. Une famille suisse, qui m’est très recommandée, veut aller s’établir dans ce pays-là, et ne veut point vendre son petit fonds helvétique sans être sûre de son fait. Ne négligez pas, je vous en prie, ma question ; elle peut être hasardée, mais elle est charitable, et vous êtes anges du temporel comme du spirituel. Avez-vous à Paris M. de La Marche ? c’est encore un point dont je vous supplie de m’instruire.

 

          Le philosophe épouseur (1) arrivera donc. Nous requinquerons Cornélie-Chiffon, nous la parerons. Elle prétend qu’elle pourra savoir un peu d’orthographe : c’est déjà quelque chose pour un philosophe. Enfin nous ferons comme nous pourrons ; ces aventures-là s’arrangent toujours d’elles-mêmes : il y a une Providence pour les filles.

 

          J’avais bien deviné que M. de Chauvelin m’avait trahi. Vous vous entendez comme larrons en foire. Il a sans doute beaucoup d’esprit et de goût. Plus vous en avez, mes chers anges, plus vous sentez combien une tragédie est une œuvre difficile, surtout quand le goût du public est usé.

 

          Je voudrais bien que M. le duc de Bedfort (2) vît Tancrède, et qu’il souscrivît pour mademoiselle Corneille.

 

          Zulime est de mediocribus. Mille tendres respects.

 

 

1 – Toujours Colmont de Vaugrenant.(G.A.)

2 – Ministre plénipotentiaire anglais. (G.A.)

 

 

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