ZULIME - Partie 6 : Acte quatrième
Photo de Khalah
ZULIME
ACTE QUATRIÈME.
SCÈNE I.
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ZULIME, SÉRAME
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SÉRAME.
Remerciez le ciel, au comble des tourments,
D’avoir longtemps perdu l’usage de vos sens ;
Il vous a dérobé, propice en sa colère,
Ce combat effrayant d’un amant et d’un père.
ZULIME,
(jetée dans un fauteuil, et revenant de son évanouissement.)
O jour, tu luis encore à mes yeux alarmés,
Qu’une éternelle nuit devrait avoir fermés !
O sommeil des douleurs ! mort douce et passagère !
Seul moment de repos goûté dans ma misère !
Que n’es-tu plus durable ? et pourquoi laisses-tu
Rentrer encor la vie en ce cœur abattu ?
(Se relevant.)
Où suis-je ! qu’a-t-on fait ? ô crime ! ô perfidie !
Ramire va périr ! quel monstre m’a trahie ?
J’ai tout fait, malheureuse ! et moi seule, en un jour,
J’ai bravé la nature, et j’ai trahi l’amour.
Quoi ! mon père, dis-tu, défend que je l’approche ?
SÉRAME.
Plus le combat, madame, et le péril est proche,
Plus il veut vous sauver de ces objets d’horreur,
Qui, présentés de près à votre faible cœur,
Et redoublant les maux dont l’excès vous dévore,
Peut-être vous rendraient plus criminelle encore.
ZULIME.
Qu’est devenu Ramire ?
SÉRAME.
Ai-je donc pu songer,
Dans ces malheurs communs, qu’à votre seul danger ?
Ai-je pu m’occuper que du mal qui vous tue ?
ZULIME.
Qu’est-ce qui s’est passé ? quelle erreur m’a perdue ?
Ah ! n’ai-je pas tantôt, dans mes transports jaloux,
Des miens contre Ramire allumé le courroux ?
J’accusais mon amant ; j’eus trop de violence ;
On m’a trop obéi : je meurs de ma vengeance.
Va, cours, informe-toi des funestes effets
Et des crimes nouveaux qu’ont produits mes forfaits.
Juste ciel ! Je partais, et sur la foi d’Atide !
M’aurait-elle trahie ? On m’arrête. Ah ! perfide !...
N’importe, apprends-moi tout, ne me déguise rien ;
Rapporte-moi ma mort : va, cours, vole, et reviens.
SÉRAME.
Je vous laisse à regret dans ces horreurs mortelles.
ZULIME.
Va, dis-je. Ah ! j’en mérite encor de plus cruelles !
SCÈNE II.
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ZULIME
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ZULIME.
M’as-tu trompée, Atide, avec tant de noirceur ?
Quoi ! les pleurs quelquefois ne partent point du cœur !
Mais non ;en me perdant tu te perdrais toi-même,
Toi, tes amis, ton peuple, et ce cruel que j’aime.
Non, trop de vérité parlait dans tes douleurs :
L’imposture, après tout, ne verse point de pleurs.
Ton âme m’est connue ; elle est sans artifice :
Et qui m’eût fait jamais un pareil sacrifice !
Loin de moi, loin de lui tu voulais demeurer.
Ah ! de Ramire ainsi se peut-on séparer ?
Atide n’aime point : j’étais peut-être aimée ;
Ma jalouse fureur s’est trop tôt allumée.
J’assassine Ramire.
SCÈNE III.
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ZULIME, SÉRAME
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ZULIME.
Eh bien ! que t’a-t-on dit ?
Parle.
SÉRAME.
Un désordre horrible accable mon esprit :
On ne voit, on n’entend que des troupes plaintives,
Au dehors, au-dedans, aux portes, sur les rives,
Au palais, sur le port, autour de ce rempart,
On se rassemble, on court, on combat au hasard ;
La mort vole en tous lieux. Votre esclave perfide
Partout oppose au nombre une audace intrépide.
Pressé de tous côtés, Ramire allait périr ;
Croiriez-vous quelle main vient de le secourir ?
Atide…
ZULIME.
Atide ! ô ciel !
SÉRAME.
Au milieu du carnage,
D’un pas déterminé, d’un œil plein de courage,
S’élançant dans la foule, étonnant les soldats,
Sa beauté, son audace, ont arrêté leurs bras.
Vos guerriers, qui pensaient venger votre querelle,
Unis avec les siens, se rangent autour d’elle.
Voilà ce qu’on m’a dit, et j’en frémis d’effroi.
ZULIME.
Ramire vit encore, et ne vit point pour moi !
Ramire doit la vie à d’autres qu’à moi-même !
Une autre le défend ; c’est une autre qu’il aime !
Et c’est Atide !... Allons, le charme est dissipé :
Je déchire un bandeau de mes larmes trempé ;
Je revois la lumière, et je sors de l’abîme
Où me précipitaient ma faiblesse et leur crime.
Ciel ! quel tissu d’horreurs ! ah ! j’en avais besoin ;
De guérir ma blessure ils ont pris l’heureux soin.
Va, je renonce à tout, et même à la vengeance :
Je verrai leur supplice avec l’indifférence
Qu’inspirent des forfaits qui ne nous touchent pas.
Que m’importe en effet leur vie ou leur trépas ?
C’en est fait.
SCÈNE IV.
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ZULIME, MOHADIR, SÉRAME
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ZULIME.
Mohadir, parlez, que fait mon père ?
Puisse sur moi le ciel épuisant sa colère,
Sur ses jours vertueux prodiguer sa faveur !
Qu’il soit vengé surtout !
MOHADIR.
Madame, il est vainqueur.
ZULIME.
Ah ! Ramire est donc mort ?
MOHADIR.
Sa valeur malheureuse
A cherché vainement une mort glorieuse :
Lassé, couvert de sang, l’esclave révolté
Est tombé dans les mains de son maître irrité.
Je ne vous nierai point que son cœur magnanime
Semblait justifier les fautes de Zulime.
Madame, je l’ai vu, maître de son courroux,
Respecter votre père, en détourner ses coups :
Je l’ai vu, des siens même arrêtant la vengeance,
Abandonner le soin de sa propre défense.
ZULIME.
Lui !
MOHADIR.
Cependant on dit qu’il nous a trahis tous ;
Qu’il trompait à la fois et Bénassar et vous.
Mais, sans approfondir tant de sujets d’alarmes,
Sans plus empoisonner la source de vos larmes,
Il faut de votre père obtenir un pardon ;
Il le faut mériter. Je vais en votre nom
Des rebelles armés poursuivre ce qui reste :
Terminons sans retour un trouble si funeste.
Zulime, avec un père il n’est point de traité ;
Votre repentir seul est votre sûreté :
La nature dans lui reprendra son empire,
Quand elle aura dans vous triomphé de Ramire.
ZULIME.
Il me suffit : je sais tout ce que j’ai commis,
Et combien de devoirs en un jour j’ai trahis.
Aux pieds de Bénassar il faut que je me jette :
Hâtons-nous.
MOHADIR.
Retenez cette ardeur indiscrète ;
Gardez en ce moment de vous y présenter.
ZULIME.
Mohadir, et c’est vous qui m’osez arrêter !
MOHADIR.
Respectez la défense heureuse et nécessaire
D’un père au désespoir, et d’un maître en colère.
Vous devez obéir, et surtout épargner
Sa blessure trop vive, et trop prompte à saigner.
Il vous aime, il est vrai ; mais, après tant d’injures,
Si vos ressentiments s’échappaient en murmures,
Frémissez pour vous-même ; un affront si cruel
Serait le dernier coup à ce cœur paternel ;
Dans Ramire et dans vous il confondrait peut-être…
ZULIME.
Osez-vous bien penser que je protège un traître ?
MOHADIR.
Madame, pardonnez un injuste soupçon ;
Votre âme détrompée a repris sa raison :
Je le vois, et je cours, en serviteur fidèle,
Apprendre à Bénassar le succès de mon zèle :
Daignez de sa justice attendre ici l’effet.
SCÈNE V.
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ZULIME, SÉRAME
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ZULIME.
Ah ! j’attends le trépas. Juste ciel, qu’ai-je fait ?
SÉRAME.
Vous laissez un perfide au destin qui l’accable :
Vos jours sont à ce prix.
ZULIME.
Dieu ! qu’Atide est coupable.
SÉRAME.
Tous deux seront punis : ne songez plus qu’à vous ;
D’un père infortuné désarmez le courroux ;
Détournez…
ZULIME.
Il ne voit en moi qu’une ennemie ;
Il ne sait point, hélas ! combien je suis punie :
Mon châtiment, Sérame, est dans mes attentats ;
J’étais dénaturée, et j’ai fait des ingrats.
SÉRAME.
Eh bien ! de leurs forfaits séparez votre cause :
Quelque punition qu’un père se propose,
Aux traits de son courroux son sang doit échapper,
Et sa main s’amollit sur le point de frapper.
Obtenez qu’il vous voie, et votre grâce est sûre ;
Unissez-vous à lui pour venger son injure ;
Abandonnez les jours justement menacés
De ce parjure amant qu’enfin vous haïssez.
ZULIME.
De Ramire !
SÉRAME.
De lui. Son indigne artifice
Vous faisait sa victime, ainsi que sa complice.
ZULIME.
Je ne le sais que trop. Hélas ! que de forfaits !
SÉRAME.
Que j’aime à voir vos yeux dessillés pour jamais !
Des pleurs que vous versiez sa vanité s’honore :
Il vous trompe, il vous hait.
ZULIME.
Sérame, je l’adore.
SÉRAME.
Qui, vous !
ZULIME.
Un dieu barbare assemble dans mon cœur
L’excès de la faiblesse et celui de l’horreur :
C’est en vain que j’ai cru triompher de moi-même ;
Je déteste mon crime, et je sens que je l’aime.
Je n’y résiste plus, ce poison détesté,
Par mes tremblantes mains aujourd’hui rejeté,
De toutes les fureurs m’embrase et me déchire ;
Au bord de mon tombeau j’idolâtre Ramire.
Tel est dans les replis de ce cœur dévoré
Ce pouvoir malheureux de moi-même abhorré,
Que si, pour couronner sa lâche perfidie,
Ramire, en me quittant eût demandé ma vie ;
S’il m’eût aux pieds d’Atide immolée en fuyant ;
S’il eût insulté même à mon dernier moment,
Je l’eusse aimé toujours, et mes mains défaillantes
Auraient cherché ses mains de mon sang dégouttantes.
Quoi ! c’est ainsi que j’aime, et c’est moi qu’il trahit !
Et c’est moi qui le perds ! c’est par moi qu’il périt :
Non… je le sauverai, le parjure que j’aime,
Dût-il me détester, et m’en punir lui-même.
Mais Atide est aimée (1)
SCÈNE VI.
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ZULIME, ATIDE, amenée par des gardes
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ZULIME.
Ah ! qu’est-ce que je vois ?
Ma rivale à mes yeux ! Atide devant moi !
ATIDE.
Oui, madame, il est vrai, je suis votre rivale ;
Le malheur nous rejoint, le destin nous égale :
Je sens les mêmes feux, je meurs des mêmes coups ;
Et Ramire est perdu pour moi comme pour vous.
ZULIME.
Avez-vous vu Ramire ?
ATIDE.
Oui, je l’ai vu combattre,
Et braver son destin qui ne pouvait l’abattre ;
Mais je ne l’ai point vu depuis qu’il est chargé
De ces indignes fers où vous l’avez plongé.
On prépare pour lui la mort la plus sanglante ;
Vous le voulez, madame, et vous serez contente :
Il ne vous reste ici qu’à terminer mon sort,
Avant d’avoir appris s’il vit ou s’il est mort.
ZULIME.
S’il est mort, je sais trop le parti qu’il faut prendre.
ATIDE.
Ah ! si vous le vouliez, vous pourriez le défendre,
Madame : vous l’aimez, et je connais l’amour ;
Vous périrez des coups dont il perdra le jour ;
Et, quelque sentiment qu’un père vous inspire,
Le plus grand des forfaits est de trahir Ramire.
Il n’eut jamais que vous et le ciel pour appui ;
Et n’est-ce pas à vous d’avoir pitié de lui ?
Quelques amis encore échappés au carnage
Vendent bien cher leur vie, et marchent au rivage :
Vous êtes mal gardée ; on peut les réunir.
ZULIME.
Et vous me commandez encor de vous servir ?
ATIDE.
Quand je vous l’ai cédé, quand, vous donnant ma vie,
Je me suis immolée à votre jalousie ;
Quand j’osais en ces lieux vous presser à genoux
De m’abandonner seule, et de suivre un époux,
Puis-je encor mériter vos fureurs inquiètes ?
Que vous faut-il ? parlez, cruelle que vous êtes !
Quel fruit recueillez-vous de toutes vos erreurs ?
Et qui peut contre moi vous irriter ?
ZULIME.
Vos pleurs,
Votre attendrissement, vos excès de courage,
Votre crainte pour lui, vos yeux, votre langage,
Vos charmes, mon malheur, et mes transports jaloux,
Tout m’irrite, cruelle, et m’arme contre vous.
Vous avez mérité que Ramire vous aime ;
Vous me forcez enfin d’immoler pour vous-même
Et l’amour paternel, et l’honneur de mes jours.
Je vous sers, vous, madame ; il le faut, et j’y cours ;
Mais vous me répondrez…
ATIDE.
Ah ! c’en est trop, barbare !
Eh bien ! j’aime Ramire : oui, je vous le déclare ;
Je l’aime, je le cède, et vous vous en indignez !
J’ai sauvé votre amant, et vous vous en plaignez !
Quel temps pour les fureurs de votre jalousie !
Quel temps pour le reproche ! il s’agit de sa vie.
Je jure ici par lui, par ce commun effroi,
J’en atteste le jour, ce jour que je vous dois,
Que vous n’aurez jamais à redouter Atide.
Ne vous figurez pas que ma douleur timide
S’exhale en vains serments qu’arrache le danger ;
Je jure encor le ciel, lent à nous protéger,
Que s’il me permettait de délivrer Ramire,
S’il osait me donner son cœur et son empire,
Si du plus tendre amour il écoutait l’erreur,
Je vous sacrifierais son empire et son cœur.
Conservez-le à ce prix, au prix de mon sang même.
Que voulez-vous de plus, s’il vit et s’il vous aime ?
Je ne dispute rien, madame, à votre amour ;
Non, pas même l’honneur de lui sauver le jour.
Vous en aurez la gloire, ayez-en l’avantage.
ZULIME.
Non, je ne vous crois point, je vois tout mon outrage ;
Je vois jusqu’en vos pleurs un triomphe odieux ;
La douceur d’être aimée éclate dans vos yeux.
Mais cessez de prétendre au superbe partage,
A l’honneur insultant d’exciter mon courage ;
Ce courage, intrépide autant qu’il est jaloux,
Pour braver cent trépas n’a pas besoin de vous.
Suivez-moi seulement ; je vous ferai connaître
Que je sais tout tenter, et même pour un traître.
Je devrais l’oublier, je devrais le punir ;
Et je cours le sauver, le venger, ou périr.
Sérame, quelle horreur a glacé ton visage ?
SCÈNE VII.
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ZULIME, ATIDE, SÉRAME
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SÉRAME.
Madame, il faut du sort dévorer tout l’outrage,
Il faut d’un cœur soumis souffrir ce coup affreux.
Vainement Mohadir, sensible et généreux,
Du coupable Ramire a demandé la grâce ;
Tous les chefs, irrités de sa perfide audace,
L’ont condamné, madame, à ces tourments cruels
Réservés en ces lieux pour les grands criminels.
Il vous faut oublier jusqu’au nom de Ramire.
ZULIME.
Il ne mourra pas seul ; et devant qu’il expire…
SÉRAME.
Madame, ah ! gardez-vous d’un téméraire effort !
ATIDE.
Vous l’abandonneriez à cette indigne mort ?
Oubliez-vous ainsi la grandeur de votre âme ?
ZULIME.
Je préviens vos conseils, n’en doutez point, madame ;
Ne les prodiguez plus. Et toi nature, et toi,
Droits éternels du sang toujours sacrés pour moi,
Dans cet égarement dont la fureur m’anime,
Soutenez bien mon cœur, et gardez-moi d’un crime !
1 – « L’impression, dit Voltaire, m’a fait apercevoir d’un défaut capital qui régnait dans cette pièce, c’est l’uniformité des sentiments de l’héroïne, qui disait toujours j’aime ; c’est un beau mot, mais il ne faut pas le répéter trop souvent ; il faut quelquefois dire je hais. » Voltaire essaya vainement de corriger ce défaut, le mot j’aime revint toujours. (G.A.)