ZULIME - Partie 7 : Acte cinquième

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Photo de Khalah

 

 

 

 

 

 

 

 

ACTE CINQUIÈME.

 

(1)

 

 

SCÈNE I.

 

_______

 

BÉNASSAR, MOHADIR

 

_______

 

 

 

MOHADIR.

 

Ce dernier trait sans doute est le plus criminel.

Je sens le désespoir de ce cœur paternel :

Je partage en pleurant son trouble et sa colère.

Mais vous avez toujours des entrailles de père ;

Et tous les attentats de ce funeste jour

Ne sont qu’un même crime, et ce crime est l’amour.

Dans son aveuglement Zulime ensevelie

Mérite d’être plainte, encor plus que punie ;

Et si votre bonté parlait à votre cœur…

 

BÉNASSAR.

 

Ma bonté fit son crime, et fit tout mon malheur.

Je me reproche assez mon excès d’indulgence ;

Ciel ! tu m’en as donné l’horrible récompense.

Ma fille était l’idole à qui mon amitié,

Cette amitié fatale, a tout sacrifié.

Je lui tendais les bras quand sa main ennemie

Me plongeait au tombeau chargé d’ignominie.

Ah ! l’homme inexorable est le seul respecté :

Si j’eusse été cruel, on eût moins attenté.

La dureté de cœur est le frein légitime

Qui peut épouvanter l’insolence et le crime.

Ma facile tendresse enhardit aux forfaits :

Le temps de la clémence est passé pour jamais.

Je vais, en punissant leurs fureurs insensées,

Egaler ma justice à mes bontés passées.

 

MOHADIR.

 

Je frémis comme vous de tous ces attentats

Que l’amour fait commettre en nos brûlants climats

En tout lieu dangereux, il est ici terrible ;

Il rend plus furieux, plus on est né sensible.

Ramire cependant, à ses erreurs livré,

De leurs cruels poisons semble moins enivré :

Vous-même l’avez dit, et j’ose le redire,

Que ce même ennemi, ce malheureux Ramire,

Est celui dont le bras vous avait défendu ;

Qu’il n’a point aujourd’hui démenti sa vertu ;

Que vous l’avez vu même, en ce combat horrible,

Dans ces moments cruels où l’homme est inflexible

Où les yeux, les esprits, les sens sont égarés,

Détourner loin de vous ses coups désespérés,

Respecter votre sang, vous sauver, vous défendre,

Et d’un bras assuré, d’un cri terrible et tendre,

Arrêter, désarmer ses amis emportés,

Qui levaient contre vous leurs bras ensanglantés.

Oui, j’ai vu le moment où, malgré sa colère,

Il semblait en effet combattre pour son père.

 

BÉNASSAR.

 

Ah ! que n’a-t-il plutôt dans ce malheureux flanc

Recherché, de ses mains, le reste de mon sang !

Que ne l’a-t-il versé, puisqu’il le déshonore ?

Mais ma cruelle fille est plus coupable encore.

Ce cœur, en un seul jour à jamais égaré,

Est hardi dans sa honte, est faux, dénaturé ;

Et se précipitant d’abîmes en abîmes,

Elle a contre son père accumulé les crimes.

Que dis-je ! au moment même où tu viens en son nom

De tant d’iniquités implorer le pardon,

Son amour furieux la fait courir aux armes.

Les suborneurs appas de ses trompeuses larmes

Ont séduit les soldats à sa garde commis ;

Sa voix a rassemblé ses perfides amis.

Elle vient m’arracher son indigne conquête ;

Les armes dans les mains, elle marche à leur tête.

Cet amour insensé ne connaît plus de frein ;

Zulime contre un père ose lever sa main !

Au comble de l’outrage on joint le parricide !

Ah ! courons, et nous-mêmes immolons la perfide.

 

 

 

 

SCÈNE II.

 

_______

 

BÉNASSAR, MOHADIR, SUITE,

ZULIME, suivie de ses soldats dans l’enfoncement.

 

_______

 

 

 

ZULIME, jetant ses armes.

 

Non, n’allez pas plus loin, frappez ; et vous, soldats,

Laissez périr Zulime, et ne la vengez pas.

Il suffit : votre zèle a servi mon audace.

J’ai mérité la mort, méritez votre grâce.

Sortez, dis-je.

 

BÉNASSAR.

 

Ah ! cruelle : est-ce toi que je vois ?

 

ZULIME.

 

Pour la dernière fois, seigneur, écoutez-moi.

Oui, cette fille indigne, et de crime enivrée,

Vient d’armer contre vous sa main désespérée :

J’allais vous arracher, au péril de vos jours,

Ce déplorable objet de mes cruels amours.

Oui, toutes les fureurs ont embrasé Zulime ;

La nature en tremblait ; mais je volais au crime.

Je vous vois : un regard a détruit mes fureurs,

Le fer m’est échappé ; je n’ai plus que des pleurs ;

Et ce cœur, tout brûlant d’amour et de colère,

Tout forcené qu’il est, voit un dieu dans son père.

Que ce dieu tonne enfin, qu’il frappe de ses coups

L’objet, le seul objet d’un si juste courroux.

Faut-il pour mes forfaits que Ramire périsse ?

Ah ! peut-être il est loin d’en être le complice ;

Peut-être, pour combler l’horreur où je me vois,

Si Ramire est un traître, il ne l’est qu’envers moi.

Etouffez dans mon sang ce doute que j’abhorre,

Qui déchire mes sens, qui vous outrage encore.

J’idolâtre Ramire, et je ne puis, seigneur,

Vivre un moment sans lui, ni vivre sans honneur.

J’ai perdu mon amant, et mon père, et ma gloire :

Perdez de tant d’erreurs la honteuse mémoire ;

Arrachez-moi ce cœur que vous m’avez donné,

De tous les cœurs, hélas ! le plus infortuné.

Je baise cette main dont il faut que j’expire ;

Mais pour prix de mon sang, pardonnez à Ramire ;

Ayez cette pitié pour mon dernier moment,

Et qu’au moins votre fille expire en vous aimant (2).

 

BÉNASSAR.

 

O ciel, qui l’entendez ! ô faiblesse d’un père !

Quoi ! ses pleurs à ce point fléchiraient ma colère !

Me faudra-t-il les perdre ou les sauver tous deux ?

Faut-il, dans mon courroux, faire trois malheureux !

Ciel, prête tes clartés à mon âme attendrie !

L’une est ma fille, hélas ! l’autre a sauvé ma vie ;

La mort, la seule mort peut briser leurs liens.

Gardes, que l’on m’amène et Ramire et les siens.

 

MOHADIR.

 

Seigneur, vous la voyez à vos pieds éperdue,

Soumise, désarmée, à vos ordres rendue ;

Vous l’avez trop aimée, hélas : pour la punir.

Mais on conduit Ramire, et je le vois venir.

 

 

 

 

SCÈNE III.

 

_______

 

BÉNASSAR, ZULIME, ATIDE, RAMIRE, MOHADIR, SUITE.

 

_______

 

 

 

RAMIRE, enchaîné.

 

Achève de m’ôter cette vie importune.

Depuis que je suis né, trahi par la fortune,

Sorti du sang des rois, j’ai vécu dans les fers,

Et je meurs en coupable au fond de ces déserts.

Mais de mon triste état l’outrage et la bassesse

N’ont point de mon courage avili la noblesse ;

Ce cœur impénétrable aux coups qui l’ont frappé,

Ne t’ayant jamais craint, ne t’a jamais trompé.

Pour otage en tes mains je remettais Atide.

Ni son cœur ni le mien ne peut être perfide.

Va, Ramire était loin de te manquer de foi ;

Bénassar, nos serments m’étaient plus chers qu’à toi,

Je sentais tes chagrins, j’effaçais ton injure ;

De ce cœur paternel je fermais la blessure.

Tout était réparé. Mes funestes destins

Ont tourné contre moi mes innocents desseins.

Tu m’as trop mal connu ; c’est ta seule injustice :

Que ce soit la dernière, et que dans mon supplice

Des cœurs pleins de vertus ne soient point entraînés.

 

BÉNASSAR.

 

Le ciel à d’autres soins nous à tous destinés.

Je devrais te haïr : tu me forces, Ramire,

A reconnaître en toi des vertus que j’admire.

Je n’ai point oublié tes services passés ;

Et quoique par ton crime ils fussent effacés,

J’ai trop vu, malgré moi, dans ce combat funeste,

Que de ce sang glacé tu respectais le reste.

Un amour emporté, source de nos malheurs,

Plus fort que mes bontés, plus puissant que mes pleurs,

M’arracha par tes mains et ma gloire et ma fille ;

C’est par toi que mon nom, mon Etat, ma famille,

Sont accablés de honte ; et, pour comble d’horreur,

Il faut verser mon sang pour venger mon honneur.

Après l’horrible éclat d’une amour effrénée,

Il ne reste qu’un choix, la mort où l’hyménée.

Je dois tous deux vous perdre, ou la mettre en tes bras.

Sois son époux, Ramire, et règne en mes Etats.

 

RAMIRE.

 

Moi !

 

ZULIME.

 

Mon père !

 

ATIDE.

 

Ah ! grand Dieu !

 

BÉNASSAR.

 

Souvent dans nos provinces

On a vu nos émirs unis avec nos princes ;

L’intérêt de l’Etat l’emporta sur la loi,

Et tous les intérêts parlent ici pour toi.

J’ai besoin d’un appui, combats pour nous défendre ;

Vis pour elle et pour moi ; sois mon fils, sois mon gendre.

 

ZULIME.

 

Ah, seigneur ! ah, Ramire ! ah, jour de mon bonheur !

 

ATIDE.

 

O jour affreux pour tous !

 

RAMIRE.

 

Vous me voyez, seigneur,

Accablé de surprise, et confus d’une grâce

Qui ne semblait pas due à ma coupable audace.

Votre fille sans doute est d’un prix à mes yeux

Au-dessus des Etats conquis par mes aïeux :

Mais, pour combler nos maux, apprenez l’un et l’autre

Le secret de ma vie, et mon sort, et le vôtre.

Quand Zulime a daigné, par un si noble effort,

Sauver Atide et moi des fers et de la mort,

Idamore, un ami qu’aveuglait trop de zèle,

Séduisait sa pitié qui la rend criminelle.

Il promettait mon cœur, il promettait ma foi ;

Il n’en était plus temps, je n’étais plus à moi ;

Le ciel mit entre nous d’éternelles barrières.

En vain j’adore en vous le plus tendre des pères,

En vain vous m’accablez de gloire et de bienfaits,

Je ne puis réparer les malheurs que j’ai faits.

Madame, ainsi le veut la fortune jalouse.

Vengez-vous sur moi seul, Atide est mon épouse.

 

ZULIME.

 

Ton épouse ? perfide !

 

RAMIRE.

 

Elevés dans vos fers,

Nos yeux sur nos malheurs à peine étaient ouverts,

Quand son père, unissant notre espoir et nos larmes,

Attacha pour jamais mes destins à ses charmes.

Lui-même a resserré dans ses derniers moments

Ces nœuds chers et sacrés, préparés dès longtemps ;

Et la loi du secret nous était imposée.

 

ZULIME.

 

Ton épouse ! à ce point ils m’auraient abusée !

Ils auront triomphé de ma crédulité !

Seigneur, à vos bienfaits ils auront insulté !

Vous souffrirez qu’Atide, à ma honte, jouisse

Du fruit de tant d’audace et de tant d’artifice ?

Vengez-moi, vengez-vous de ses traîtres appas,

De cet affreux tissu de fourbes, d’attentats.

Les cruels ont nourri mes feux illégitimes.

Mon heureuse rivale a commis tous mes crimes :

Vous ne punissez pas cet objet odieux ?

 

ATIDE.

 

Vous devez me punir : mais connaissez-moi mieux ;

Avant de me haïr, entendez ma réponse.

Votre père est présent ; qu’il juge, et qu’il prononce.

 

ZULIME.

 

O ciel !

 

ATIDE.

 

Ramire et moi, seigneur, si nous vivons,

C’est votre auguste fille à qui nous le devons.

 

(A Zulime.)

 

Je l’avoue à vos pieds : et moi, pour récompense,

Je vous coûte à la fois la gloire et l’innocence.

Trahissant l’amitié, combattant vos attraits,

Je m’armai contre vous de vos propres bienfaits :

J’arrachais de vos bras, j’enlevais à vos charmes

L’objet de tant de soins, le prix de tant de larmes :

Et lorsque vous sortez de ce gouffre d’horreur,

Ma main vous y replonge, et vous perce le cœur.

Tout semble s’élever contre ma perfidie :

Mais j’aimais comme vous ; ce mot me justifie ;

Et d’un lien sacré l’invincible pouvoir

Accrut cet amour même, et m’en fit un devoir.

Il faut dire encor plus ; vous le savez, on m’aime.

Mais malgré mon hymen, et malgré l’amour même,

Je vous immolai tout ; je vous ai fait serment,

Ce jour même, en ces lieux, de céder mon amant ;

J’ai promis de servir votre fatale flamme :

Le serment est affreux, vous le sentez, madame !

Renoncer à Ramire, et le voir en vos bras,

C’est un effort trop grand, vous ne l’espérez pas :

Mais je vous ai juré d’immoler ma tendresse ;

Il n’est qu’un seul moyen de tenir ma promesse,

Il n’est qu’un seul moyen de céder mon époux,

Le voici.

 

(Elle tire un poignard pour se tuer.)

 

RAMIRE, la désarmant avec Zulime.

 

Chère Atide !

 

ZULIME, se saisissant du poignard.

 

O ciel ! que faites-vous ?

 

BÉNASSAR.

 

Hélas ! vivez pour lui.

 

ZULIME.

 

Suis-je assez confondue ?

Tu l’emportes, cruelle, et Zulime est vaincue

Oui, je le suis en tout. J’avoue avec horreur

Que ma rivale enfin mérite son bonheur.

 

(A Atide.)

 

J’admire en périssant jusqu’à ton amour même :

C’est à moi de mourir, puisque c’est toi qu’on aime.

 

(A Ramire et à Atide.)

 

Eh bien ! soyez unis ; eh bien ! soyez heureux,

Aux dépens de ma vie, aux dépens de mes feux.

Eloignez-vous, fuyez, dérobez à ma vue

Ce spectacle effrayant d’un bonheur qui me tue.

Votre joie est horrible, et je ne puis la voir :

Fuyez, craignez encor Zulime au désespoir.

Mon père, ayez pitié du moment qui me reste ;

Sauvez mes yeux mourants d’un spectacle funeste.

 

(Elle tombe sur sa confidente.)

 

ATIDE.

 

Nos deux cœurs sont à vous.

 

RAMIRE.

 

Vivez sans nous haïr.

 

ZULIME.

 

Moi ? te haïr, cruel ! ah ! laisse-moi mourir !

Va, laisse-moi.

 

BÉNASSAR.

 

Ma fille, objet funeste et tendre,

Mérite enfin les pleurs que tu nous fais répandre.

 

ZULIME.

 

Mon père, par pitié, n’approchez point de moi.

J’abjure un lâche amour qui vous ravit ma foi :

Hélas ! vous n’aurez plus de reproche à me faire.

 

BÉNASSAR.

 

Mon amitié t’attend, mon cœur s’ouvre.

 

ZULIME.

 

O mon père !

J’en suis indigne.

 

(Elle se frappe.)

 

BÉNASSAR.

 

O ciel. (3)

 

 

RAMIRE et ATIDE.

 

Zulime ! ô désespoir !

 

BÉNASSAR.

Ah, ma fille !

 

ZULIME.

 

A la fin j’ai rempli mon devoir.

Je l’aurais dû plus tôt… Pardonnez à Zulime…

Souvenez-vous de moi, mais oubliez mon crime.

 

 

 

F  I  N.

 

 

ZULIME - ACTE CINQUIEME 

 

 

1 – Dans la pièce primitive Bénassar ne figurait plus dès le quatrième acte. Ramire l’avait assassiné sans le savoir après le troisième. (G.A.)

 

2 – « Ce beau-fils, dit Voltaire lui-même, qui rend Zulime à son père pour s’en débarrasser me paraîtra toujours un des plus plats personnages qui aient jamais existé. » (G.A.)

 

3 – « Je me jette à vos pieds, écrit Voltaire à d’Argental, pour que Zulime se tue ; car il ne faut pas qu’une tragédie finisse comme une comédie, et autant qu’on peut, il faut laisser le poignard dans le cœur des assistants… Ne me dites pas que ce pauvre bonhomme de père sera affligé ; il est juste que sa fille coupable passe le pas, et que le bonhomme de père, qui l’a fort mal élevée, soit un peu affligé pour la peine. » (G.A.)

 

 

 

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