CORRESPONDANCE avec Frédéric de Prusse - Partie 4
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14. – DE VOLTAIRE.
Février.
Les lauriers d’Apollon se fanaient sur la terre,
Les beaux-arts languissaient, ainsi que les vertus ;
La fraude aux yeux menteurs et l’aveugle Plutus
Entre les mains des rois gouvernaient le tonnerre :
La nature indignée élève alors sa voix :
Je veux former, dit-elle, un règne heureux et juste,
Je veux qu’un héros naisse, et qu’il joigne à la fois
Les talents de Virgile et les vertus d’Auguste,
Pour l’ornement du monde et l’exemple des rois.
Elle dit ; et du ciel les vertus descendirent,
Tout le Nord tressaillit, tout l’Olympe accourut ;
L’olivier, les lauriers, les myrtes, reverdirent,
Et Frédéric parut.
Que votre modestie, monseigneur, pardonne ce petit enthousiasme à cette vénération pleine de tendresse que mon cœur sent pour vous.
J’ai reçu des lettres charmantes de votre altesse royale, et des vers tels qu’en faisait Catulle du temps de César. Vous voulez donc exceller en tout ? J’ai appris que c’est donc Socrate, et non Frédéric, que votre altesse royale m’a donné. Encore une fois, monseigneur, je déteste les persécuteurs de Socrate, sans me soucier infiniment de ce sage au nez épaté.
Socrate ne m’est rien, c’est Frédéric que j’aime.
Quelle différence entre un bavard athénien, avec son démon familier, et un prince qui fait les délices des hommes et qui en fera la félicité !
J’ai vu à Amsterdam des Berlinois : Fruere fama tuî, Germanice (1). Ils parlent de votre altesse royale avec des transports d’admiration. Je m’informe de votre personne à tout le monde. Je dis : Ubi est Deus meus ? Deus tuus, me répond-on, a le plus beau régiment de l’Europe : Deus tuus excelle dans les arts et dans les plaisirs : il est plus instruit qu’Alcibiade, joue de la flûte comme Télémaque, et est fort au-dessus de ces deux Grecs ; et alors je dis comme le vieillard Siméon (2) :
Quand mes yeux verront-ils le sauveur de ma vie ?
J’aurais déjà dû adresser à votre altesse royale cette Philosophie promise et cette Pucelle non promise ; mais premièrement, croyez, monseigneur, que je n’ai pas eu un instant dont j’aie pu disposer. Secondement, cette Pucelle et cette Philosophie vont tout droit à la ciguë. Troisièmement, soyez persuadé que la curiosité que vous excitez dans l’Europe, comme prince et comme être pensant, a continuellement les yeux sur vous. On épie nos démarches et nos paroles ; on mande tout, on sait tout.
Il y a par le monde des vers charmants qu’on attribue à Auguste-Virgile-Frédéric, quand Tournemine dit :
Il avouera, voyant cette figure immense,
Que la matière pense.
Ce n’est pas votre altesse royale qui m’a envoyé cela ; d’où le sais-je ? Croyez, monseigneur, que tout ministre étranger, quelque attaché qu’il vous soit, et quelque aimable qu’il puisse être, sacrifiera tout au petit mérite de conter des nouvelles aux supérieurs qui l’emploient. Cela dit, j’enverrai à Vesel le paquet que j’ose adresser à votre altesse royale ; mais permettez encore que je vous répète, comme Lucrèce à Memmius :
Tantùm relligio potuit suadere malorum ! (L.l.)
Ce vers doit être la devise de l’ouvrage. Vous êtes le seul prince sur la terre à qui j’osasse l’envoyer. Regardez-moi, monseigneur, comme le sujet le plus attaché que vous ayez ; car je n’ai point et ne veux avoir d’autre maître. Après cela, décidez.
Je pars incessamment de Hollande malgré moi ; l’amitié me rappelle à Cirey : on est venu me relancer ici. Le plus grand prince de la terre est devenu mon confident. Si donc votre altesse royale a quelques ordres à me donner, je la supplie de les adresser sous le couvert de M. Dubreuil, à Amsterdam ; il me les fera tenir. Ils arriveront tard ; aussi dans mes complaintes de la Providence, il y aura un grand article sur l’injustice extrême de n’avoir pas mis Cirey en Prusse. Je suis avec la vénération la plus tendre, permettez-moi ce mot, monseigneur, etc.
1 – Réminiscence de Tacite Annales, II. 13. (G.A.)
2 – Epigramme contre l’orientaliste La Croze. (G.A.)
15. – DU PRINCE ROYAL.
Remusberg, 6 Mars.
Monsieur, j’ai été très agréablement surpris par les vers que vous avez bien voulu m’adresser ; ils sont dignes de l’auteur. Le sujet le plus stérile devient fécond entre vos mains. Vous parlez de moi, et je ne me reconnais plus : tout ce que vous touchez se convertit en or.
Mon nom sera connu par tes fameux écrits.
Des temps injurieux affrontant les mépris,
Je renaîtrai sans cesse, autant que tes ouvrages,
Triomphant de l’envie, iront d’âges en âges
De la postérité recueillir les suffrages,
Et feront en tout temps le charme des esprits.
De tes vers immortels, un pied, un hémistiche,
Où tu places mon nom comme un saint dans sa niche,
Me fait participer à l’immortalité
Que le nom de Voltaire avait seul mérité.
Qui saurait qu’Alexandre-le-Grand exista jadis, si Quinte-Curce et quelques fameux historiens n’eussent pris soin de nous transmettre l’histoire de sa vie ? Le vaillant Achille et le sage Nestor n’auraient pas échappé à l’oubli des temps, sans Homère qui les célébra. Je ne suis, je vous assure, ni une espèce, ni un candidat de grand homme : je ne suis qu’un simple individu qui n’est connu que d’une petite partie du continent, et dont le nom, selon toutes les apparences, ne servira jamais qu’à décorer quelque arbre de généalogie, pour tomber ensuite dans l’obscurité et dans l’oubli. Je suis surpris de mon imprudence, lorsque je fais réflexion que je vous adresse des vers. Je désapprouve ma témérité dans le temps que je tombe dans la même faute. Despréaux dit (Sat. VIII) :
Qu’un âne pour le moins, instruit par la nature,
A l’instinct qui le guide obéit sans murmure,
Ne va point follement, de sa bizarre voix,
Défier aux chansons les oiseaux dans les bois.
Je vous prie, monsieur, de vouloir bien être mon maître en poésie, comme vous le pouvez être en tout. Vous ne trouverez jamais de disciple plus docile et plus souple que je le serai. Bien loin de m’offenser de vos corrections, je les prendrai comme les marques les plus certaines de l’amitié que vous avez pour moi.
Un entier loisir m’a donné le temps de m’occuper à la science qui me plaît. Je tâche de profiter de cette oisiveté, et de la rendre utile, en m’appliquant à l’étude de la philosophie, de l’histoire, et en m’amusant avec la poésie et la musique. Je vis à présent comme un homme, et je trouve cette vie infiniment préférable à la majestueuse gravité et à la tyrannique contrainte des cours. Je n’aime pas un genre de vie mesurée à la toise ; il n’y a que la liberté qui ait des appas pour moi.
Des personnes peut-être prévenues vous ont fait un portrait trop avantageux de moi ; leur amitié m’a tenu lieu de mérite. Souvenez-vous, monsieur, je vous prie, de la description que vous faites de la Renommée,
Dont la bouche indiscrète en sa légèreté
Prodigue le mensonge avec la vérité. (Henr., ch. I)
Quand des personnes d’un certain rang remplissent la moitié d’une carrière, on leur adjuge le prix, que les autres ne reçoivent qu’après l’avoir achevée. D’où peut venir une si étrange différence ? Ou bien nous sommes moins capables que d’autres de faire bien ce que nous faisons, ou de vils adulateurs relèvent et font valoir nos moindres actions.
Le feu roi de Pologne, Auguste (1), calculait de grands nombres avec assez de facilité ; tout le monde s’empressait à vanter sa haute science dans les mathématiques : il ignorait jusqu’aux éléments de l’algèbre.
Dispensez-moi, je vous prie, de vous citer plusieurs autres exemples que je pourrais vous alléguer.
Il n’y a eu de nos jours de grand prince véritablement instruit que le czar Pierre 1er. Il était non seulement législateur de son pays, mais il possédait parfaitement l’art de la marine. Il était architecte, anatomiste, chirurgien (quelquefois dangereux), soldat expert, économe consommé : enfin, pour en faire le modèle de tous les princes, il aurait fallu qu’il eût eu une éducation moins barbare et moins féroce que celle qu’il avait reçue dans un pays où l’autorité absolue n’était connue que par la cruauté.
On m’a assuré que vous étiez amateur de la peinture : c’est ce qui m’a déterminé à vous envoyer la tête de Socrate, qui est assez bien travaillée. Je vous prie de vous contenter de mon intention.
J’attends avec une véritable impatience cette Philosophie et ce poème (2). Je vous assure que je garderai un secret inviolable sur ce sujet : jamais personne ne saura que vous m’avez envoyé ces deux pièces, et bien moins seront-elles vues. Je m’en fais une affaire d’honneur. Je ne peux vous en dire davantage, sentant toute l’indignité qu’il y aurait de trahir, soit par imprudence, soit par indiscrétion, un ami que j’estime et qui m’oblige.
Les ministres étrangers, je le sais, sont des espions privilégiés des cours. Ma confiance n’est pas aveugle, ni destituée de prévoyance sur ce sujet. D’où pouvez-vous avoir l’épigramme que j’ai faite sur M. Lacroze ? Je ne l’ai donnée qu’à lui. Ce bon gros savant occasionna ce badinage ; c’était une saillie d’imagination, dont la pointe consiste dans une équivoque assez triviale, et qui était passable dans la circonstance, où je l’ai faite, mais qui d’ailleurs est assez insipide. La pièce du père Tournemine se trouve dans la Bibliothèque française (3). M. Lacroze l’a lue. Il hait les jésuites comme les chrétiens haïssent le diable et n’estime d’autres religieux que ceux de la congrégation de Saint-Maur, dans l’ordre desquels il a été.
Vous voilà donc parti de la Hollande. Je sentirai le poids de ce double éloignement. Vos lettres seront plus rares, et mille empêchements fâcheux concourront à rendre notre correspondance moins fréquente. Je me servirai de l’adresse que vous me donnez du sieur Dubreuil. Je lui recommanderai fort d’accélérer autant qu’il pourra l’envoi de mes lettres et le retour des vôtres.
Puissiez-vous jouir à Cirey de tous les agréments de la vie ! Votre bonheur n’égalera jamais les vœux que je fais pour vous, ni ce que vous méritez. Marquez, je vous prie, à madame la marquise du Châtelet qu’il n’y a qu’elle seule à qui je puisse me résoudre de céder M. de Voltaire, comme il n’y a qu’elle seule aussi qui soit digne de vous posséder.
Quand même Cirey serait à l’autre bout du monde, je ne renonce pas à la satisfaction de m’y rendre un jour. On a vu des rois voyager pour de moindres sujets, et je vous assure que ma curiosité égale l’estime que j’ai pour vous. Est-il étonnant que je désire voir l’homme le plus digne de l’immortalité, et qui la tient de lui-même ?
Je viens de recevoir des lettres de Berlin, d’où l’on m’écrit que le résident de l’empereur avait reçu la Pucelle imprimée. Ne m’accusez pas d’indiscrétion. Je suis avec toute l’estime imaginable, monsieur, votre très affectionné ami, FÉDÉRIC.
1 – Mort le 1er Février. Voyez, l’Histoire de Charles XII. (G.A.)
2 – La Pucelle. (G.A.)
3 – La Lettre du P. Tournemine sur la nature de l’âme se trouve dans le Journal de Trévoux, 1735. (G.A.)
16. – DE VOLTAIRE.
Mars.
Deliciœ humani generis, ce titre vous est plus cher que celui de monseigneur, d’altesse royale et de majesté, et ne vous est pas moins dû.
Je dois d’abord rendre compte à votre altesse royale de mes marches ; car enfin je me suis fait votre sujet. Nous avons, nous autres catholiques, une espèce de sacrement que nous appelons la confirmation ; nous y choisissons un saint pour être notre patron dans le ciel, notre espèce de dieu tutélaire : je voudrais bien savoir pourquoi il me serait permis de me choisir un petit dieu plutôt qu’un roi ? Vous êtes fait pour être mon roi, bien plus assurément que saint François d’Assise ou saint Dominique ne sont faits pour être mes saints. C’est donc à mon roi que j’écris ; et je vous apprends, rex amate, que je suis revenu dans votre petite province de Cirey où habitent la philosophie, les grâces, la liberté, l’étude. Il n’y manque que le portrait de votre majesté. Vous ne nous le donnez point ; vous ne voulez point que nous ayons des images pour les adorer, comme dit la sainte Ecriture.
J’ai vu enfin le Socrate dont votre altesse royale m’a daigné faire présent : ce présent me fait relire tout ce que Platon dit de Socrate. Je suis toujours de mon premier avis.
La Grèce, je l’avoue, eut un brillant destin ;
Mais Frédéric est né : tout change ; je me flatte
Qu’Athènes quelque jour doit céder à Berlin ;
Et déjà Frédéric est plus grand que Socrate,
Aussi dégagé des superstitions populaires, aussi modeste qu’il était vain. Vous n’allez point dans une église de luthériens vous faire déclarer le plus sage de tous les hommes : vous vous bornez à faire tout ce qu’il faut pour l’être. Vous n’allez point de maison en maison, comme Socrate, dire au maître qu’il est un sot, au précepteur qu’il est un âne, au petit garçon qu’il est un ignorant : vous vous contentez de penser tout cela de la plupart des animaux qu’on appelle hommes, et vous songez encore, malgré cela, à les rendre heureux.
J’ai à répondre aux critiques que votre altesse royale a daigné me faire dans une de ses lettres (1), au sujet des anciens Romains qui, dans les champs de Mars,
Portaient jadis du foin pour étendards (2)
Le colonel du plus beau régiment de l’Europe a peine à consentir que les vainqueurs de la sixième partie de notre continent n’aient pas toujours eu des aigles d’or à la tête de leurs armées. Mais tout à un commencement. Quand les Romains n’étaient que des paysans, ils avaient du foin pour enseignes ; quand ils furent pupulum late regem, ils eurent des aigles d’or.
Ovide, dans ses Fastes, dit expressément des anciens Romains :
Non illi cœlo labentia signa movebant,
Sed sua, quæ magnum perdere crimen erat (L. III.)
Antithèse assez ridicule de dire : «Ils ne connaissaient point les signes célestes, ils ne connaissaient que les signes de leurs armées. » Il continue et dit, en parlant de ces signes, de ces enseignes :
Illaque de fœno ; sed erat reverentia fœno
Quantam nunc aquilas cernis habere tuas.
Pertica suspensos portabat longa maniplos :
Unde maniplaris nomina miles habet. (L.III.)
Voilà mes bottes de foin bien constatées. A l’égard des premiers temps de leur histoire, je m’en rapporte à votre altesse royale comme sur tous les premiers temps. Que pensez-vous de Rémus et de Romulus, fils du dieu Mars ? de la louve ? du pivert ? de la tête d’homme toute fraîche qui fit bâtir le Capitole ? des dieux de Lavinium qui revenaient à pied d’Albe à Lavinium ? de Castor et de Pollux combattant au lac de Negillo ? d’Attilius Nævius qui coupait des pierres avec un rasoir ? de la vestale qui tirait un vaisseau avec sa ceinture ? du palladium ? des boucliers tombés du ciel ? Enfin de Mutius Scévola, de Lucrèce, des Horaces, de Curtius ? histoires non moins chimériques que les miracles dont je viens de parler. Monseigneur, il faut mettre tout cela dans la salle d’Odin avec notre sainte ampoule, la chemise de la Vierge, le sacré prépuce, et les livres de nos moines (3).
J’apprends que votre altesse royale vient de faire rendre justice à M. Wolf (4).Vous immortalisez votre nom ; vous le rendez cher à tous les siècles en protégeant le philosophe éclairé contre le théologien absurde et intrigant. Continuez, grand prince, grand homme ; abattez le monstre de la superstition et du fanatisme, ce véritable ennemi de la Divinité et de la raison. Soyez le roi des philosophes ; les autres princes ne sont que les rois des hommes.
Je remercie tous les jours le ciel de ce que vous existez. Louis XIV, dont j’aurai l’honneur d’envoyer un jour à votre altesse royale l’histoire manuscrite, a passé les dernières années de sa vie dans de misérables disputes, au sujet d’une bulle ridicule pour laquelle il s’intéressait sans savoir pourquoi, et il est mort tiraillé par des prêtres qui s’anathématisaient les uns les autres avec le zèle le plus insensé et le plus furieux. Voilà à quoi les princes sont exposés : l’ignorance, mère de la superstition, les rend victimes des faux dévots. La science que vous possédez vous met hors de leurs atteintes.
J’ai lu avec une grande attention la Métaphysique de M. Wolf. Grand prince, me permettez-vous de dire ce que j’en pense ? Je crois que c’est vous qui avez daigné la traduire. J’y ai vue des petites corrections de votre main ; Emilie vient de la lire avec moi.
C’est de votre Athènes nouvelle
Que ce trésor nous est venu ;
Mais Versailles n’en a rien su ;
Ce trésor n’est pas fait pour elle.
Cette Emilie, digne de Frédéric, joint ici son admiration et ses respects pour le seul prince qu’elle trouve digne de l’être ; mais elle en est d’autant plus fâchée de n’avoir point le portrait de votre altesse royale. Il y a enfin quelque chose de prêt selon vos ordres. J’envoie celle-ci au maître de la poste de Trèves en droiture sans passer par Paris ; de là elle ira à Vesel. Daignez ordonner si vous voulez que je me serve de cette voie. Je suis avec un profond respect, etc.
1 – Lettre du 23 Janvier 1737. (G.A.)
2 - Défense du Mondain. (G.A.)
3 – Cela est fort juste. (G.A.)
4 – Voyez une de nos notes, première lettre de Frédéric. (G.A.)
17. – DU PRINCE ROYAL.
De Remusberg, le 7 Avril.
Monsieur, il n’y a pas jusqu’à votre manière de cacheter qui ne me soit garant des attentions obligeantes que vous avez pour moi. Vous me parlez d’un ton extrêmement flatteur ; vous me comblez de louanges, vous me donnez des titres qui n’appartiennent qu’à de grands hommes ; et je succombe sous le faix de ces louanges.
Mon empire sera bien petit, monsieur, s’il n’est composé que de sujets de votre mérite. Faut-il des rois pour gouverner des philosophes ? Des ignorants pour conduire des gens instruits ? En un mot, des hommes pleins de leurs passions pour contenir les vices de ceux qui les suppriment, non par la crainte des châtiments, non par la puérile appréhension de l’enfer et des démons, mais par amour de la vertu ?
La raison est votre guide, elle est votre souveraine, et Henri-le-Grand, le saint qui vous protège. Une autre assistance vous serait superflue. Cependant si je me voyais, relativement au poste que j’occupe, en état de vous faire ressentir les effets des sentiments que j’ai pour vous, vous trouveriez en moi un saint qui ne se ferait jamais invoquer en vain : je commence par vous en donner un petit échantillon. Il me paraît que vous souhaitez d’avoir mon portrait ; vous les voulez, je l’ai commandé sur l’heure.
Pour vous montrer à quel point les arts sont en honneur chez nous, apprenez, monsieur, qu’il n’est aucune science que nous ne tâchions d’ennoblir. Un de mes gentilshommes, nommé Knobelsdorf (1), qui ne borne pas ses talents à savoir manier le pinceau, a tiré ce portrait. Il sait qu’il travaille pour vous, et que vous êtes connaisseur : c’est un aiguillon qui suffit pour l’animer à se surpasser. Un de mes intimes amis, le baron de Kaiserling, ou Césarion (2), vous rendra mon effigie. Il sera à Cirey vers la fin du mois prochain. Vous jugerez, en le voyant, s’il ne mérite pas l’estime de tout honnête homme. Je vous prie, monsieur, de vous confier à lui. Il est chargé de vous presser vivement au sujet de la Pucelle, de la Philosophie de Newton, de l’Histoire de Louis XIV, et de tout ce qu’il pourra vous extorquer.
Comment répondre à vos vers, à moins d’être né poète ! Je ne suis pas assez aveuglé sur moi-même pour imaginer que j’aie le talent de la versification. Ecrire dans une langue étrangère, y composer des vers, et, qui pis est, se voir désavoué d’Apollon, c’en est trop.
Je rime pour rimer ; mais est-ce être poète
Que de savoir marquer le repos dans un vers,
Et se sentant pressé d’une ardeur indiscrète,
Aller psalmodier sur des sujets divers ?
Mais lorsque je te vois t’élever dans les airs,
Et d’un vol assuré prendre l’essor rapide,
Je crois, dans ce moment, que Voltaire me guide :
Mais non ; Icare tombe et périt dans les mers.
En vérité, nous autres poètes nous promettons beaucoup et tenons peu. Dans le moment même que je fais amende honorable de tous les mauvais vers que je vous ai adressés, je tombe dans la même faute. Que Berlin devienne Athènes, j’en accepte l’augure ; pourvu qu’elle soit capable d’attirer M. de Voltaire, elle ne pourra manquer de devenir une des villes les plus célèbres de l’Europe.
Je me rends, monsieur, à vos raisons. Vous justifiez vos vers à merveille. Les Romains ont eu des bottes de foin en guise d’étendards. Vous m’éclairez, vous m’instruisez, vous savez me faire tirer profit de mon ignorance même.
Par quoi mon régiment a-t-il pu exciter votre curiosité ? Je voudrais qu’il fût connu par sa bravoure, et non par sa beauté. Ce n’est pas par un vain appareil de pompe et de magnificence, par un éclat extérieur qu’un régiment doit briller. Les troupes avec lesquelles Alexandre assujettit la Grèce et conquit la plus grande partie de l’Asie, étaient conditionnées bien différemment. Le fer faisait leur unique parure. Elles étaient, par une longue et pénible habitude, endurcies aux travaux ; elles savaient endurer la faim, la soif, et tous les maux qu’entraîne après soi l’âpreté d’une longue guerre. Une vigoureuse et rigide discipline les unissait intimement ensemble, les faisait toutes concourir à un même but, et les rendait propres à exécuter avec promptitude et vigueur les desseins les plus vastes de leurs généraux.
Quant aux premiers temps de l’histoire romaine, je me suis vu engagé à soutenir sa vérité, et cela par un motif qui vous surprendra. Pour vous l’expliquer, je suis obligé d’entrer dans un détail que je tâcherai d’abréger autant qu’il me sera possible.
Il y a quelques années qu’on trouva dans un manuscrit du Vatican l’histoire de Romulus et de Rémus, rapportée d’une manière toute différente de celle dont elle nous est connue. Ce manuscrit fait foi que Rémus s’échappa des poursuites de son frère, et que, pour se dérober à sa jalouse fureur, il se réfugia dans les provinces septentrionales de la Germanie, vers les rives de l’Elbe ; qu’il y bâtit une ville située auprès d’un grand lac, à laquelle il donna son nom ; et qu’après sa mort, il fut inhumé dans une île qui, s’élevant du sein des eaux, forme une espèce de montagne au milieu du lac.
Deux moines sont venus ici il y a quatre ans, de la part du pape, pour découvrir l’endroit que Rémus a fondé, selon la description que je viens d’en faire. Ils ont jugé que ce devait être Remusberg, ou comme qui dirait mont Rémus. Ces bons Pères ont fait creuser dans l’île, de toutes parts, pour découvrir les cendres de Rémus. Soit qu’elles n’aient pas été conservées assez soigneusement, ou que le temps, qui détruit tout, les ait confondues avec la terre, ce qu’il y a de sûr, c’est qu’ils n’ont rien trouvé.
Une chose qui n’est pas plus avérée que celle-là, c’est qu’il y a environ cent ans, en posant les fondements de ce château, on trouva deux pierres sur lesquelles était gravée l’histoire de vol des vautours. Quoique les figures aient été fort effacées, on en a pu reconnaître quelque chose. Nos gothiques aïeux, malheureusement fort ignorants, et peu curieux des antiquités, ont négligé de nous conserver ces précieux monuments de l’histoire, et nous ont par conséquent laissés dans une incertitude obscure sur la vérité d’un fait aussi important (3).
On a trouvé, il n’y a pas trois mois, en remuant la terre dans le jardin, une urne et des monnaies romaines, mais qui étaient si vieilles que le coin en était quasi tout effacé. Je les ai envoyées à M. de Lacroze (4). Il a jugé que leur antiquité pouvait être de dix-sept à dix-huit siècles.
J’espère, monsieur, que vous me saurez gré de l’anecdote que je viens de vous apprendre, et qu’en sa faveur vous excuserez l’intérêt que je prends à tout ce qui peut regarder l’histoire d’un des fondateurs de Rome, dont je crois conserver la cendre. D’ailleurs on ne m’accuse point de trop de crédulité ; si je pèche, ce n’est pas par superstition.
Ma foi se défiant même du vraisemblable,
En évitant l’erreur, cherche la vérité.
Le grand, le merveilleux, approchent de la fable :
Le vrai se reconnaît à la simplicité.
L’amour de la vérité et l’horreur de l’injustice m’ont fait embrasser le parti de M. Wolf. La vérité nue a peu de pouvoir sur l’esprit de la plupart des hommes ; pour se montrer, il faut qu’elle soit revêtue du rang, de la dignité, et de la protection des grands.
L’ignorance, le fanatisme, la superstition, un zèle aveugle, mêlé de jalousie, ont poursuivi M. Wolf. Ce sont eux qui lui ont imputé des crimes, jusqu’à ce qu’enfin le monde commence d’apercevoir l’aurore de son innocence (5).
Je ne veux point m’arroger une gloire qui ne m’est point due, ni tirer vanité d’un mérite étranger. Je peux vous assurer que je n’ai point traduit la Métaphysique de M. Wolf ; c’est un de mes amis (6) à qui l’honneur en est dû. Un enchaînement d’événements l’a conduit en Russie, où il est depuis quelques mois, quoiqu’il mérite un sort meilleur. Je n’ai d’autre part à cet ouvrage que de l’avoir occasionné, et celui de la correction. Le copiste tient le reste de cette traduction : je l’attends tous les jours ; vous l’aurez dans peu.
Le souvenir d’Emilie m’est bien flatteur. Je vous prie de l’assurer que j’ai des sentiments très distingués pour elle,
Car l’Europe la compte au rang des plus grands hommes.
Que pourrais-je refuser à Newton-Vénus, à la plus haute science revêtue des agréments, de la beauté, des charmes, et des grâces de la jeunesse ?
J’envoie cette lettre par le canal du sieur Dubreuil (7), à l’adresse que vous m’avez indiquée. Je crois qu’il serait bon de prendre des mesures avec le maître de poste de Trèves pour régler notre petite correspondance. J’attendrai que vous ayez pris des arrangements avec lui avant de me servir de cette voie.
Quand est-ce que le plus grand homme de la France n’aura plus besoin de tant de précautions ? Est-ce que vos compatriotes seront les seuls à vous dénier la gloire qui vous est due ! Sortez de cette ingrate patrie, et venez dans un pays où vous serez adoré. Que vos talents trouvent un jour dans cette nouvelle Athènes leur rémunérateur.
Amène dans ces lieux la foule des beaux-arts,
Fais-nous part du trésor de ta philosophie ;
Des peuples de savants suivront tes étendards :
Eclaire-les du feu de ton puissant génie.
Les myrtes, les lauriers, soignés dans ce canton,
Attendent que, cueillis par les mains d’Emilie,
Ils servent quelque jour à te ceindre le front.
J’en vois crever Rousseau (8) de fureur et d’envie.
Je viens de recevoir l’Enfant prodigue. Il est plein de beaux endroits ; il n’y manque que la dernière main (9).
Vos lettres me font un plaisir infini ; mais je vous avoue que je leur préfèrerais de beaucoup la satisfaction de m’entretenir avec vous, et de vous assurer de vive voix de la plus parfaite estime avec laquelle je suis à jamais, monsieur, votre très affectionné ami, FÉDÉRIC.
1 – C’est le même que Voltaire appelle, dans ses Mémoires, Knobersdoff. Non seulement peintre, il était encore architecte, et fut, sous Frédéric II, inspecteur général des édifices royaux. Le château de Sans-Souci et l’Opéra de Berlin sont ses œuvres. Né en 1697, Knobelsdorf mourut en 1753, et Frédéric prononça son éloge. (G.A.)
2 – Voyez les Mémoires de Voltaire. Kaiserling mourut en 1746. (G.A.)
3 – Ce fait est purement légendaire, comme tout le commencement de la prétendue histoire romaine, ainsi que l’affirmait Voltaire. (G.A.)
4 – Ex-bénédictin, bibliothécaire du roi de Prusse. (G.A.)
5 – Voyez sur Wolf, dans le Dictionnaire philosophique, l’article CHINE, section II. (G.A.)
6 – Suhm, qui, avons-nous déjà dit, devint suspect au père de Frédéric et dut fuir. (G.A.)
7 – C’est-à-dire par Amsterdam. Voyez la lettre de Voltaire, de Février 1737. (G.A.)
8 – Jean-Baptiste Rousseau. (G.A.)
9 – Thieriot lui avait envoyé une mauvaise copie de cette pièce. (G.A.)