CORRESPONDANCE avec Frédéric de Prusse - Partie 3
Photo de PAPAPOUSS
8. – DU PRINCE ROYAL.
A Berlin, Décembre 1736.
Monsieur, je vous avoue que j’ai senti une secrète joie de vous savoir en Hollande, me voyant par là plus à portée de recevoir de vos nouvelles, quoique je craignisse, de la façon dont vous me marquez y être, que quelque fâcheuse raison ne vous eût obligé de quitter la France, et de prendre l’incognito (1). Soyez sûr, monsieur, que ce secret ne transpirera pas par mon indiscrétion.
La France et l’Angleterre sont les deux seuls Etats où les arts soient en considération. C’est chez eux que les autres nations doivent s’instruire. Ceux qui ne peuvent pas s’y transporter en personne peuvent, du moins dans les écrits de leurs auteurs célèbres, puiser des connaissances et des lumières. Leurs langues par conséquent méritent bien que les étrangers les étudient, principalement la française, qui, selon moi, pour l’élégance, la finesse, l’énergie, et les tours, a une grâce particulière. Ce sont ces motifs suffisants qui m’ont engagé à m’y appliquer. Je me sens récompensé richement de mes peines par l’approbation que vous m’accordez avec tant d’indulgence.
Louis XIV était un prince grand par une infinité d’endroits ; un solécisme, une faute d’orthographe ne pouvait ternir en rien l’éclat de sa réputation établie par tant d’actions qui l’ont immortalisé. Il lui convenait en tout sens de dire : Cœsar est supra grammaticam. Mais il y a des cas particuliers qui ne sont pas généralement applicables. Celui-ci est de ce nombre ; et ce qui était un défaut imperceptible en Louis XIV, deviendrait une négligence impardonnable en tout autre.
Je ne suis grand par rien. Il n’y a que mon application qui pourra peut-être un jour me rendre utile à ma patrie, et c’est là toute la gloire que j’ambitionne. Les arts et les sciences ont toujours été les enfants de l’abondance. Les pays où ils ont fleuri ont un avantage incontestable sur ceux que la barbarie nourrissait dans l’obscurité. Outre que les sciences contribuent beaucoup à la félicité des hommes, je me trouverais fort heureux de pouvoir les amener dans nos climats reculés, où jusqu’à présent elles n’ont que faiblement pénétré : semblable à ces connaisseurs en tableaux, qui savent les juger, qui connaissent les grands maîtres, mais qui ne s’entendent pas même à broyer des couleurs, je suis moins ignorant. Je crains sérieusement, monsieur, que vous ne preniez une idée trop avantageuse de moi. Un poète s’abandonne volontiers au feu de son imagination, et il pourrait bien arriver que vous forgeassiez un fantôme à qui vous attribueriez mille qualités, mais qui ne devrait son existence qu’à la fécondité de votre imagination.
Vous avez lu, sans doute, le poème d’Alaric, de M. de Scudéry ; il commence, si je ne me trompe, par ce vers :
Je chante le vainqueur des vainqueurs de la terre.
Voilà certainement tout ce que l’on peut dire : mais malheureusement le poème en reste là, et la superbe idée que l’on s’était formée du héros diminue à chaque page. Je crains beaucoup d’être dans le même cas ; et je vous avoue, monsieur, que j’aime infiniment mieux ces rivières qui, coulant doucement près de leur source, s’accroissent dans leur cours, et roulent enfin, parvenues à leur embouchure, des flots semblables à ceux de la mer.
Je m’acquitte enfin de ma promesse, et je vous envoie par cette occasion la moitié de la Métaphysique de Wolf : l’autre moitié suivra dans peu. Un homme que j’aime et que j’estime (2) s’est chargé de cette traduction par amitié pour moi. Elle est très exacte et fidèle. Il en aurait châtié le style si des affaires indispensables ne l’avaient arraché de chez moi. J’ai pris soin de marquer les endroits principaux. Je me flatte que cet ouvrage aura votre approbation : vous avez l’esprit trop juste pour ne le pas goûter.
La proposition de l’être simple, qui est une espèce d’atome, ou des monades dont parle Leibnitz, vous paraîtra peut-être un peu obscure. Pour la bien comprendre, il faut faire attention aux définitions que l’auteur fait auparavant de l’espace, de l’étendue, des limites, et de la figure.
Le grand ordre de cet ouvrage, et la connexion intime qui lie toutes les propositions les unes avec les autres, est à mon avis, ce qu’il y a de plus admirable dans ce livre. La manière de raisonner de l’auteur est applicable à toutes sortes de sujets. Elle peut être d’un grand usage à un politique qui sait s’en servir. J’ose même dire qu’elle est applicable à tous les sujets de la vie privée.
La lecture des ouvrages de M. Wolf, bien loin de m’offusquer les yeux sur ce qui est beau, me fournit encore des motifs plus puissants pour y donner mon approbation.
J’attends vos ouvrages en vers et en prose avec une égale impatience. Vous augmenterez de beaucoup, monsieur, toute la reconnaissance que je vous dois déjà. Vous pourriez donner vos productions à des personnes plus éclairées, mais jamais à aucune qui en fasse plus de cas. Votre réputation vous met au-dessus de l’éloge ; mais les sentiments d’admiration que j’ai pour vous m’empêchent de me taire. Vous savez, monsieur, que quand on sent bien quelque chose, il est difficile, pour ne pas dire impossible, de le cacher. J’entrevois tant de modestie dans la façon dont vous parlez de vos propres ouvrages, que je crains de la choquer, même en ne disant qu’une partie de la vérité.
J’avoue que j’aurais une grande envie de vous voir et de connaître, monsieur, en votre personne ce que ce siècle et la France ont produit de plus accompli. La philosophie m’apprend cependant à mettre un frein à cette envie. La considération de votre santé qui, à ce qu’on m’assure, est délicate, vos arrangements particuliers, joints à un motif que vous pourriez avoir d’ailleurs pour ne point porter vos pas dans ces contrées, me sont des raisons suffisantes pour ne vous point presser sur ce sujet. J’aime mes amis d’une amitié désintéressée, et je préfèrerai en toute occasion leur intérêt à mon agrément. Il suffit que vous me laissiez l’espérance de vous voir une fois dans la vie. Votre correspondance me tiendra lieu de votre personne : j’espère qu’elle sera plus facile à présent, vu la commodité des postes.
Je vous prie, monsieur, de m’avertir quand vous quitterez la Hollande pour aller en Angleterre ; en ce cas, vous pouvez remettre vos lettres à notre envoyé Bork (3). Je souffre beaucoup en voyant un homme de votre mérite la victime et la proie de la méchanceté des hommes. Le suffrage que je vous donne doit, par mon éloignement, vous tenir lieu de celui de la postérité. Triste et frivole consolation ! Elle a pourtant été celle de tous les grands hommes qui avant vous ont souffert de la haine que les âmes basses et envieuses portent aux génies supérieurs. Des gens peu éclairés se laissent séduire par la malignité des méchants ; semblables à ces chiens qui suivent en tout le chef de meute, qui aboient quand ils entendent aboyer, et qui prennent servilement le change avec lui. Quiconque est éclairé par la vérité se dégage des préjugés : il les découvre, et les déteste ; il dévoile la calomnie, et l’abhorre. Soyez sûr, monsieur, que ces considérations font que je vous rendrai toujours justice. Je vous croirai toujours semblable à vous-même. Je m’intéresserai toujours vivement à ce qui vous regarde ; et la Hollande, pays qui ne m’a jamais déplu, me deviendra une terre sacrée puisqu’elle vous contient. Mes vœux vous suivront partout, et la parfaite estime que j’ai pour vous, étant fondée sur votre mérite, ne cessera que quand il plaira au Créateur de mettre fin à mon existence. Ce sont les sentiments avec lesquels je suis, monsieur, votre très parfaitement affectionné ami, FÉDÉRIC.
1 – Voltaire avait pris le nom de Revol. (G.A.)
2 – Frédéric de Suhm, qui fut obligé de se réfugier en Russie parce que son amitié pour le prince royal fit ombrage à Frédéric-Guillaume. (G.A.)
3 – Envoyé de Prusse en Angleterre, que le prince royal lui dépêcha pour lui offrir de le loger à Londres. Des gazettes avaient d’abord annoncé que Voltaire devait aller habiter cette ville. (G.A.)
9. – DE VOLTAIRE.
A Leyde, Janvier 1737.
Monseigneur, si j’étais malheureux, je serais bientôt consolé : on m’apprend que votre altesse royale a daigné m’envoyer son portrait ; c’est ce qui pouvait jamais m’arriver de plus flatteur, après l’honneur de jouir de votre présence. Mais le peintre aura-t-il pu exprimer dans vos traits ceux de cette belle âme à laquelle j’ai consacré mes hommages ? J’ai appris que M. Chambrier (1) avait retiré le portrait à la poste ; mais sur-le-champ madame la marquise du Châtelet, Emilie, lui a écrit que ce trésor était destiné pour Cirey. Elle le revendique, monseigneur : elle partage mon admiration pour votre altesse royale ; elle ne souffrira pas qu’on lui enlève ce dépôt précieux ; il fera le principal ornement de la maison charmante qu’elle a bâtie dans son désert. On y lira cette petite inscription : Vultus augusti, mens trajani.
Apparemment, monseigneur, que le bruit du présent dont vous m’avez honoré a fait croire que j’étais en Prusse. Toutes les gazettes le disent : il est douloureux pour moi qu’en devinant si bien mon goût, elles aient si mal deviné mes marches. Vous ne doutez pas, monseigneur, de l’envie extrême que j’ai d’aller vous admirer de plus près ; mais j’ai déjà eu l’honneur de vous mander qu’une occupation indispensable me retenait ici. C’est pour être plus digne de vos bontés, monseigneur, que je suis à Leyde ; c’est pour me fortifier dans les connaissances des choses que vous favorisez. Vous n’aimez que les vérités, et j’en cherche ici. Je prendrai la liberté d’envoyer à votre altesse royale la petite provision que j’aurai faite : vous démêlerez d’un coup d’œil les mauvais fruits d’avec les bons.
En attendant, si votre altesse royale veut s’amuser par une petite suite du Mondain (2), j’aurai l’honneur de l’envoyer incessamment ; c’est un petit essai de morale mondaine, où je tâche de prouver, avec quelque gaieté, que le luxe et la magnificence, les arts, tout ce qui fait la splendeur d’un Etat, en fait la richesse, et que ceux qui crient contre ce qu’on appelle le luxe ne sont guère que des pauvres de mauvaise humeur. Je crois qu’on peut enrichir un Etat en donnant beaucoup de plaisir à ses sujets. Si c’est une erreur, elle me paraît jusqu’ici bien agréable. Mais j’attendrai le sentiment de votre altesse pour savoir ce que je dois en penser. Au reste, monseigneur, c’est par pure humanité que je conseille les plaisirs. Le mien n’est guère que l’étude et la solitude. Mais il y a mille façons d’être heureux. Vous méritez de l’être de toutes ; ce sont les vœux que je fais pour vous. Etc.
1 – Le Chambrier, envoyé de Prusse près la cour de Versailles. (G.A.)
2 – Voyez le Mondain. (G.A.)
10. – DU PRINCE ROYAL.
A Berlin, Janvier.
Non, Monsieur, je ne vous ai point envoyé mon portrait ; une pareille idée ne m’est jamais venue dans l’esprit. Mon portrait n’est ni assez beau ni assez rare pour vous être envoyé. Un malentendu a donné lieu à cette méprise. Je vous ai envoyé, monsieur, une bagatelle pour marque de mon estime, un buste de Socrate en guise de pommeau sur une canne ; et la façon dont cette canne a été roulée, à la manière dont on roule les tableaux, aura donné lieu à cette erreur. Ce buste, de toutes façons, était plus digne de vous être envoyé que mon portrait. C’est l’image du plus grand homme de l’antiquité, d’un philosophe qui a fait la gloire des païens, et qui jusqu’à nos jours est l’objet de la jalousie et de l’envie des chrétiens. Socrate fut calomnié ; eh ! quel grand homme ne l’est pas ? Son esprit, amateur de la vérité, revit en vous. Ainsi vous seul méritez de conserver le buste de ce philosophe. J’espère, monsieur, que vous voudrez bien le conserver.
Madame la marquise du Châtelet me fait bien de l’honneur de vouloir s’intéresser pour mon soi-disant portrait. Elle serait capable de me donner une meilleure opinion de moi que je n’en ai jamais eu et que je n’en devrais avoir. Ce serait à moi de désirer le sien. Je vous avoue que les charmes de son esprit m’ont fait oublier sa matière. Vous trouverez peut-être que c’est penser trop philosophique à mon âme, mais vous pourriez vous tromper. L’éloignement de l’objet, et l’impossibilité de le posséder, peuvent y avoir autant de part que la philosophie. Elle ne doit pas nous rendre insensibles, ni empêcher d’avoir le cœur tendre ; elle ferait, en ce cas, plus de mal que de bien aux hommes.
Il semble en effet que quelque démon familier se soit abouché avec tous les gazetiers de Hollande pour leur faire écrire unanimement que vous m’êtes venu voir. J’en ai été informé par la voix publique, ce qui me fit d’abord douter de la vérité du fait. Je me dis que vous ne vous serviriez pas des gazetiers pour annoncer votre voyage, et qu’en cas que vous me fissiez le plaisir de venir en ce pays-ci, j’en aurais des nouvelles plus intimes. Le public me croit plus heureux que je ne le suis. Je me tue de le détromper. Je me sens d’ailleurs fort obligé au gazetier d’effectuer en idée ce qu’il juge très bien qui peut m’être infiniment agréable.
Quoique vous n’ayez en aucune manière besoin de vous perfectionner par de nouvelles études dans la connaissance des sciences, je crois que la conversation du fameux M. s’Gravesande, pourra vous être fort agréable. Il doit posséder la philosophie de Newton dans la dernière perfection. M. Boerhaave ne vous sera pas d’un moindre secours pour le consulter sur l’état de votre santé : je vous la recommande, monsieur. Outre le penchant que vous vous sentez naturellement pour la conservation (1) de votre corps, ajoutez, je vous prie, quelque nouvelle attention à celle que vous avez déjà pour l’amour d’un ami qui s’intéresse vivement à tout ce qui vous regarde. J’ose vous dire que je sais ce que vous valez, et que je connais la grandeur de la perte que le monde ferait en vous : les regrets que l’on donnerait à vos cendres seraient inutiles et superflus pour ceux qui les sentiraient. Je prévois ce malheur et je le crains ; mais je voudrais le différer.
Vous me ferez beaucoup de plaisir, monsieur, de m’envoyer vos nouvelles productions. Les bons arbres portent toujours de bons fruits. La Henriade et vos ouvrages immortels me répondent de la beauté des futurs. Je suis fort curieux de voir la suite du Mondain, que vous me promettez. Le plan que vous m’en marquez est tout fondé sur la raison et sur la vérité. En effet, la sagesse du Créateur n’a rien fait inutilement dans ce monde. Dieu veut que l’homme jouisse des choses créées, et c’est contrevenir à son but que d’en user autrement. Il n’y a que les abus et les excès qui rendent pernicieux ce qui, d’ailleurs, est bon en soi-même.
Ma morale, monsieur, s’accorde très bien avec la vôtre. J’avoue que j’aime les plaisirs, et tout ce qui y contribue. La brièveté de la vie est le motif qui m’enseigne d’en jouir (2). Nous n’avons qu’un temps, dont il faut profiter. Le passé n’est qu’un rêve, le futur est incertain : ce principe n’est point dangereux ; il faut seulement n’en point tirer de mauvais conséquence.
Je m’attends que votre essai de morale (3) sera l’histoire de mes pensées, quoique mon plus grand plaisir soit l’étude et la culture des beaux-arts : vous savez, monsieur, mieux que personne, qu’ils exigent du repos, de la tranquillité, et du recueillement d’esprit :
Car, loin du bruit et du tumulte,
Apollon s’était retiré
Au bout d’un coteau consacré
Par les neuf muses à son culte.
Pour courtiser les doctes sœurs,
Il faut du repos, du silence,
Et des travaux en abondance
Avant de goûter leurs faveurs.
Voltaire, votre nom immortel, dans l’histoire,
Est gravé par leurs mains aux fastes de la gloire.
Il y a bien de la témérité pour un écolier, ou pour mieux dire, à une grenouille du sacré vallon, d’oser coasser en présence d’Apollon. Je le reconnais, je me confesse, et vous en demande l’absolution. L’estime que j’ai pour vous me la doit mériter. Il est bien difficile de se taire sur de certaines vérités, quand on en est bien pénétré, risque à s’exprimer bien ou mal. Je suis dans ce cas : c’est vous qui m’y mettez, et qui par conséquent devez avoir plus d’indulgence pour moi qu’aucun autre. Je suis à jamais avec toute la considération que vous méritez, monsieur, votre très affectionné ami, FÉDÉRIC.
1 – Edition de Berlin : « Porté naturellement à la conservation. » (G.A.)
2 – Edition de Berlin : « M’avertit d’en jouir. » (G.A.)
3 – Traité de métaphysique, en manuscrit. Voyez, section PHILOSOPHIE. (G.A.)
11. – DU PRINCE ROYAL.
A Berlin, 23 Janvier.
Monsieur, j’ai reçu avec beaucoup de plaisir la Défense du Mondain, et le joli badinage au sujet de la Mule du pape (1). Chacune de ces pièces est charmante dans son genre. Le faux zèle de votre voisin le dévot (2) représente très bien celui de beaucoup de personnes qui, dans leur stupide sainteté, taxent tout de péché, tandis qu’ils s’aveuglent sur leurs propres vices. Il n’y a rien de plus heureux que la transition du vin dont notre béat humecte son gosier séché à force d’argumenter. Le pauvre qui vit des vanités des grands, le dieu qui, du temps de Tulle, était de bois, et d’or sous le consulat de Luculle, etc., sont des endroits dont les beautés marchent à grand pas vers l’immortalité. Mais, monsieur, pourrais-je vous présenter mes doutes ? C’est le moyen de m’instruire par les bonnes raisons dont vous vous servirez sans doute.
Peut-on donner l’épithète de chimérique à l’histoire romaine, histoire avérée par le témoignage de tant d’auteurs, de tant de monuments respectables de l’antiquité, et d’une infinité de médailles (dont il ne faudrait qu’une partie pour établir les vérités de la religion) ? Les étendards de foin des Romains me sont inconnus (3) ; mon ignorance ne peut servir d’excuse ; mais, autant que je peux m’en ressouvenir, leurs premiers étendards furent des mains ajustées au haut d’une perche.
Vous voyez, monsieur, un disciple qui demande à s’instruire : vous voyez en même temps un ami sincère qui agit avec franchise ; et j’espère que votre esprit juste et pénétrant s’apercevra facilement que mon amitié seule vous parle : usez-en, je vous prie, de même à mon égard.
J’avoue que mes réflexions sont plutôt celles d’un géomètre que les remarques d’un poète ; mais l’estime que j’ai pour vous, étant trop bien établie, sera toujours la même. Je suis à jamais, monsieur, votre très affectionné ami, FÉDÉRIC.
1 – Voyez, CONTES. (G.A.)
2 – Voyez, la Défense du Mondain. (G.A.)
3 – Voyez la lettre de Voltaire, Mars 1737. (G.A.)
12. – DU PRINCE ROYAL.
A Remusberg, le 8 Février.
Monsieur, ne vous embarrassez nullement du bruit qui s’est répandu sur la correspondance que j’ai avec vous : ce bruit ne nous peut faire de la peine ni à l’un ni à l’autre. Il est vrai que des personnes superstitieuses, dont il y a tant dans ce pays, et peut-être plus qu’ailleurs, ont été scandalisées de ce que j’étais en commerce de lettres avec vous : ces personnes me soupçonnent d’ailleurs de ne point croire, à la rigueur, tout ce qu’elles nomment articles de foi. Vos ennemis les ont si fort prévenues par les calomnies qu’ils répandent sur votre sujet avec la dernière malignité, que ces bons dévots damnent saintement ceux qui vous préfèrent à Luther et à Calvin, et qui poussent l’endurcissement du cœur jusqu’à oser vous écrire. Pour me débarrasser de leurs importunités, j’ai cru que le parti le plus convenable était de faire avertir le gazetier de Hollande et d’Amsterdam qu’il me ferait plaisir de ne parler de moi en aucune façon.
Voilà, monsieur, la vérité de tout ce qui s’est passé ; vous pouvez y ajouter foi. Je peux vous assurer que je me fais honneur de vous estimer, et que je tire gloire de rendre hommage à votre génie. Je consentirai même à faire imprimer tous les endroits de mes lettres où il est parlé de vous, pour manifester aux yeux du monde entier que je ne rougis point de me faire éclairer d’un homme qui mérite de m’instruire, et qui n’a d’autre défaut que d’être trop supérieur au reste des hommes. Mais vous, monsieur, vous n’avez pas besoin d’un témoignage aussi faible que le mien pour affermir votre réputation si bien établie par vous-même. Ce fondement est plus noble et plus solide que celui de mes suffrages. Dans tout autre siècle que celui où nous vivons, je n’aurais pas interdit au sieur Franchin la liberté de parler de moi, et même de la façon qu’il lui aurait plu. Il ne risquerait jamais de faire le Bajazet au mont Saint-Michel (1). C’est une règle de la prudence, et vous savez, monsieur, qu’il faut céder aux circonstances et s’accommoder au temps. Je me suis vu obligé de la pratiquer.
Vous avez reçu avec tant d’indulgence les vers que je vous ai adressés, que je hasarde de vous envoyer une Ode sur l’oubli (2). Ce sujet n’a pas été traité, que je sache. Je vous demande, monsieur, à son égard, toute l’inflexibilité d’un maître, et la sévère rigidité d’un censeur. Vos corrections m’instruiront ; elles me vaudront des préceptes dictés par Apollon même, et l’inspiration des muses.
Vous me ferez plaisir, monsieur, de me marquer vos doutes sur la Métaphysique de Wolf. Je vous enverrai dans peu le reste de l’ouvrage. Je crois que vous l’attaquerez par la définition qu’il fait de l’être simple. Il y a une morale du même auteur : tout y est traité dans le même ordre que dans la métaphysique ; les propositions sont intimement liées les unes avec les autres et se prêtent, pour ainsi dire, mutuellement la main pour se fortifier. Un certain Jordan (3), que vous devez avoir vu à Paris, en a entrepris la traduction. Il a quitté saint Paul en faveur d’Aristote.
Wolf établit à la fin de sa Métaphysique l’existence d’une âme différente du corps ; il s’explique sur l’immortalité en ces termes : « L’âme ayant été créée de Dieu tout d’un coup et non successivement, Dieu ne peut l’anéantir que par un acte formel de sa volonté. » Il semble croire l’éternité du monde, quoiqu’il n’en parle pas en termes aussi clairs qu’on le désirerait.
Ce que l’on peut dire de plus palpable sur ce sujet est, selon mes faibles lumières, que le monde est éternel dans le temps, ou bien dans la succession des actions, mais que Dieu, qui est hors des temps, doit avoir été avant tout. Ce qu’il y a de bien sûr, c’est que le monde est beaucoup plus vieux que nous ne le croyons. Si Dieu de toute éternité l’a voulu créer, la volonté et le parfaire n’étant qu’un en lui, il s’ensuit nécessairement que le monde est éternel. Ne me demandez pas, je vous prie, monsieur, ce que c’est qu’éternel, car je vous avoue, par avance, qu’en prononçant ce terme, je dis un mot que je n’entends pas moi-même. Les questions métaphysiques sont au-dessus de notre portée. Nous tâchons en vain de deviner les choses qui excèdent notre compréhension ; et dans ce monde ignorant, la conjecture la plus vraisemblable passe pour le meilleur système.
Le mien est d’adorer l’Etre suprême, uniquement bon, uniquement miséricordieux, et qui par cela seul mérite mes hommages, d’adoucir et de soulager, autant que je le peux, les humains dont la misérable condition m’est connue, et de m’en rapporter sur le reste à la volonté du Créateur, qui disposera de moi comme bon lui semblera, et duquel, arrive ce qui peut, je n’ai rien à craindre. Je compte bien que c’est là à peu près votre confession de foi.
Si la raison m’inspire, si j’ose me flatter qu’elle parle par ma bouche, c’est d’une manière qui vous est avantageuse : elle vous rend justice comme au plus grand homme de France, et comme à un mortel qui fait honneur à la parole.
Si jamais je vais en France, la première chose que je demanderai ce sera : Où est M. de Voltaire ? Le roi, sa cour, Paris, Versailles, ni le sexe, ni les plaisirs, n’auront part à mon voyage : ce sera vous seul. Souffrez que je vous livre encore un assaut au sujet du poème de la Pucelle. Si vous avez assez de confiance en moi pour me croire incapable de trahir un homme que j’estime, si vous me croyez honnête homme, vous ne me le refuserez pas. Ce caractère m’est trop précieux pour le violer de ma vie ; et ceux qui me connaissent savent que je ne suis ni indiscret ni imprudent.
Continuez, monsieur, à éclairer le monde. Le flambeau de la vérité ne pouvait être confié en de meilleures mains. Je vous admirerai de loin, ne renonçant pas à la satisfaction de vous voir un jour. Vous me l’avez promis, et je me réserve de vous en faire ressouvenir à temps.
Comptez, monsieur, sur mon estime ; je ne la donne pas légèrement, et je ne la retire pas de même. Ce sont les sentiments avec lesquels je suis à jamais, monsieur, votre très affectionné ami, FÉDÉRIC.
1 – Allusion au gazetier de Hollande que Louis XIV fit enfermer dans une cage de fer au mont Saint Michel. (G.A.)
2 – On n’a pas cette ode. (G.A.)
3 – L’un des familiers de Frédéric, mort en 1745. Il a donné une relation de son voyage en France. (G.A.)
13. – DE VOLTAIRE.
Février.
Monseigneur, je ne sais par où commencer ; je suis enivré de plaisir, de surprise, de reconnaissance ;
Pollio et ipse facit nova carmina, pascite taurum.
VIR., Egl. III
Vous faites à Berlin des vers français tels qu’on en faisait à Versailles du temps du bon goût et des plaisirs. Vous m’envoyez la Métaphysique de M. Wolf, et j’ose vous dire que votre altesse royale a bien l’air de l’avoir traduite elle-même. Vous m’envoyez M. de Bork dans le sein de ma solitude : vous savez combien un homme digne de votre bienveillance doit m’être cher. Je reçois à la fois quatre lettres de votre altesse royale ; le buste de Socrate est à Cirey : je suis ébloui de tant de biens : j’ai une peine extrême à me recueillir assez pour vous remercier.
Les grandes passions parleront les premières : ces passions, monseigneur, sont vous et les vers :
Moderne Alcibiade, aimable et grand génie,
Sans avoir ses défauts, vous avez ses vertus :
Protecteur de Socrate, ennemi d’Anitus,
Vous ne redoutez point qu’on vous excommunie.
Je ne suis point Socrate : un oracle des dieux
Ne s’avisa jamais de me déclarer sage,
Et mon Alcibiade est trop loin de mes yeux.
C’est vous que j’aimerais, vous qui seriez mon maître,
Vous contre la ciguë illustre et sûr appui,
Vous sans qui tôt ou tard un Anitus, un prêtre,
Pourrait dévotement m’immoler comme lui.
Monseigneur, autrefois Auguste fit des vers pour Horace et pour Virgile ; mais Auguste s’était souillé par des proscriptions : Charles IX fit des vers, et même assez jolis, pour Ronsard ; mais Charles IX fut coupable d’avoir au moins permis la Saint Barthélémy, pire que les proscriptions. Je ne vous comparerai qu’à notre Henri-le-Grand, à François 1er. Vous savez sans doute, monseigneur, cette charmante chanson de Henri-le-Grand pour sa maîtresse :
Recevez ma couronne,
Le prix de ma valeur :
Je la tiens de Bellone,
Tenez-là de mon cœur.
Voilà des modèles d’hommes et de rois ; et vous les surpassez. M. de Bork a ému mon cœur par tout ce qu’il m’a dit de votre altesse royale ; mais il ne m’a rien appris.
Vous sentez bien, monseigneur, que j’ai dû recevoir vos lettres très tard, attendu mon voyage. Enfin madame du Châtelet les a reçues avec le Socrate. Le sieur Thieriot aurait pu retirer le paquet à la poste plus tôt ; mais M. Chambrier le retira ; et croyant que c’était votre portrait, il voulait, comme de raison, le garder. Emilie est au désespoir que ce ne soit que Socrate. Monseigneur, le palais de Cirey s’est flatté d’être orné de l’image du seul prince que nous comptions sur la terre. Emilie l’attend ; elle le mérite, et vous êtes juste.
Le sieur Thieriot a encore cru que j’allais en Prusse. L’éclat de vos bontés pour moi l’a persuadé à beaucoup de monde. On inséra cette nouvelle dans les gazettes, il y a presque un mois (1). Mais, monseigneur, la pénétration de votre esprit vous aura fait deviner mon caractère ; je suis sûr que vous m’aurez rendu la justice d’être persuadé que j’ai la plus extrême envie de vous faire ma cour, mais que je n’ai eu nullement le dessein d’y aller. Je suis incapable de faire une telle démarche sans des ordres précis.
La cour du roi votre père et votre personne, monseigneur, doivent attirer des étrangers ; mais un homme de lettres qui vous est attaché ne doit pas y aller sans ordre.
Je ne comptais pas assurément sortir de Cirey il y a un mois (2). Madame du Châtelet, dont l’âme est faite sur le modèle de la vôtre, et qui a sûrement avec vous une harmonie préétablie, devait me retenir dans sa cour, que je préfère, sans hésiter, à celle de tous les rois de la terre, et comme ami, et comme philosophe, et comme homme libre, car
Fuge suspicari
Cujus octavum trepidavit ætas
Claudere lustrum.
Hor., lib. II, Od. IV.
Un orage m’a arraché de cette retraite heureuse : la calomnie m’a été chercher jusque dans Cirey. Je suis persécuté depuis que j’ai fait la Henriade. Croiriez-vous qu’on m’a reproché plus d’une fois d’avoir peint la Saint-Barthélemy avec des couleurs trop odieuses ? On m’a appelé athée, parce que je dis que les hommes ne sont point nés pour se détruire. Enfin la tempête a redoublé, et je suis parti par les conseils de mes meilleurs amis. J’avais esquissé les principes assez faciles de la Philosophie de Newton ; madame du Châtelet avait sa part à l’ouvrage : Minerve dictait, et j’écrivais. Je suis venu à Leyde travailler à rendre l’ouvrage moins indigne d’elle et de vous ; je suis venu à Amsterdam le faire imprimer et faire dessiner les planches. Cela durera tout l’hiver. Voilà mon histoire et mon occupation : les bontés de votre altesse royale exigeaient cet aveu.
J’étais d’abord en Hollande sous un autre nom (3) pour éviter les visites, les nouvelles connaissances, et la perte du temps ; mais les gazettes ayant débité des bruits injurieux semés par mes ennemis, j’ai pris sur-le-champ la résolution de les confondre, en les démentant et en me faisant connaître.
Je n’ai pas encore eu le temps de lire toute la Métaphysique dont vous avez daigné me faire présent ; le peu que j’en ai lu m’a paru une chaîne d’or qui va du ciel en terre. Il y a, à la vérité, des chaînons si déliés qu’on craint qu’ils ne se rompent ; mais il y a tant d’art à les avoir faites, que je les admire, tout fragiles qu’ils peuvent être.
Je vois très bien qu’on peut combattre l’espèce d’harmonie préétablie où M. Wolf veut venir, et qu’il y a bien des choses à dire contre son système ; mais il n’y a rien à dire contre sa vertu et contre son génie. Le taxer d’athéisme, d’immoralité, enfin le persécuter, me paraît absurde. Tous les théologiens de tous les pays, gens enivrés de chimères sacrées, ressemblent aux cardinaux qui condamnèrent Galilée. Ne voudraient-ils point brûler vif M. Wolf, parce qu’il a plus d’esprit qu’eux ? Ange tutélaire de Wolf et de la raison, grand prince, génie vaste et facile, est-ce qu’un coup d’œil de vous n’impose pas silence aux sots ?
Dans les lettres que je reçois de votre altesse royale, parmi bien des traits de prince et de philosophe, je remarque celui où vous dites : Cœsar est supra grammaticam. Cela est très vrai ; il sied très bien à un prince de n’être pas puriste ; mais il ne sied pas d’écrire et d’orthographier comme une femme. Un prince doit en tout avoir reçu la meilleure éducation ; et de ce que Louis XIV ne savait rien, de ce qu’il ne savait pas même la langue de sa patrie, je conclus qu’il fut mal élevé. Il était né avec un esprit juste et sage ; mais on ne lui apprit qu’à danser et à jouer de la guitare. Il ne lut jamais : et s’il avait lu, s’il avait su l’histoire, vous auriez moins de Français à Berlin. Votre royaume ne se serait pas enrichi, en 1686, des dépouilles du sien. Il aurait moins écouté le jésuite Letellier, il aurait, etc., etc ; etc., etc. (4).
Ou votre éducation a été digne de votre génie, monseigneur, ou vous avez tout suppléé. Il n’y a aucun prince à présent sur la terre qui pense comme vous. Je suis bien fâché que vous n’ayez point de rivaux. Je serai toute ma vie, etc.
1 – Ou plutôt, il y avait plus d’un mois ; car c’était en décembre. (G.A.)
2 – Ou plutôt, il y a deux mois. (G.A.)
3 – Revol, avons-nous déjà dit. (G.A.)
4 – Voyez, Siècle de Louis XIV, chap. XXXVII. (G.A.)