CORRESPONDANCE avec Frédéric de Prusse - Partie 2
Photo de PAPAPOUSS
3. – DU PRINCE ROYAL.
Ce 9 Septembre 1736.
Monsieur, c’est une épreuve bien difficile pour un écolier en philosophie, que de recevoir des louanges d’un homme de votre mérite. L’amour-propre et la présomption, ces cruels tyrans de l’âme qui l’empoisonnent en la flattant, se croient autorisés par un philosophe, et, recevant des armes de vos mains, voudraient usurper sur ma raison un empire que je leur ai toujours disputé. Heureux si en les convaincant et en mettant la philosophie en pratique, je puis répondre un jour à l’idée, peut-être trop avantageuse, que vous avez de moi !
Vous faites, monsieur, dans votre lettre, le portrait d’un prince accompli, auquel je ne me reconnais point (1). C’est une leçon habillée de la façon la plus ingénieuse et la plus obligeante ; c’est enfin un tour artificieux pour faire parvenir la timide vérité jusqu’aux oreilles d’un prince. Je me proposerai ce portrait pour modèle, et je ferai tous mes efforts pour me rendre le digne disciple d’un maître qui sait si divinement enseigner.
Je me sens déjà infiniment redevable à vos ouvrages ; c’est une source où l’on peut puiser les sentiments et les connaissances dignes des plus grands hommes. Ma vanité ne va pas jusqu’à m’arroger ce titre : et ce sera vous, monsieur, à qui j’en aurai l’obligation, si j’y parviens ;
Et d’un peu de vertu si l’Europe me loue,
Je vous la dois, seigneur, il faut que je l’avoue. (Henr., ch. II.)
Je ne puis m’empêcher d’admirer ce généreux caractère, cet amour du genre humain qui devrait vous mériter les suffrages de tous les peuples : j’ose même avancer qu’ils vous doivent autant et plus que les Grecs à Solon et à Lycurgue, ces sages législateurs dont les lois firent fleurir leur patrie, et furent le fondement d’une grandeur à laquelle la Grèce n’aurait jamais aspiré ni osé prétendre sans eux. Les auteurs sont les législateurs du genre humain (2) ; leurs écrits se répandent dans toutes les parties du monde ; et étant connus de tout l’univers, ils manifestent des idées dont les autres sont empreints. Ainsi vos ouvrages publient vos sentiments. Le charme de votre éloquence est leur moindre beauté ; tout ce que la force des pensées et le feu de l’expression peuvent produire d’achevé quand ils sont réunis, s’y trouve. Ces véritables beautés charment vos lecteurs, elles les touchent : ainsi tout un monde respire bientôt cet amour du genre humain que votre heureuse impulsion a fait germer en lui. Vous formez de bons citoyens, des amis fidèles, et des sujets qui, abhorrant également la rébellion et la tyrannie, ne sont zélés que pour le bien public. Enfin, c’est à vous que l’on doit toutes les vertus qui font la sûreté et le charme de la vie. Que ne vous doit-on pas ?
Si l’Europe entière ne reconnaît pas cette vérité, elle n’en est pas moins vraie. Enfin, si toute la nature humaine n’a pas pour vous la reconnaissance que vous méritez, soyez du moins certain de la mienne. Regardez désormais mes actions comme le fruit de vos leçons. Je les ai enfin reçues, mon cœur en a été ému, et je me suis fait une loi inviolable de les suivre toute ma vie.
Je vois, monsieur, avec admiration que vos connaissances ne se bornent pas aux seules sciences : vous avez approfondi les replis les plus cachés du cœur humain, et c’est là que vous avez puisé le conseil salutaire que vous me donnez en m’avertissant de me défier de moi-même. Je voudrais pouvoir me le répéter sans cesse, et je vous en remercie infiniment, monsieur.
C’est un déplorable effet de la fragilité humaine que les hommes ne se ressemblent pas à eux-mêmes tous les jours : souvent leurs résolutions se détruisent avec la même promptitude qu’ils les ont prises. Les Espagnols disent très judicieusement : Cet homme a été brave un tel jour. Ne pourrait-on pas dire de même des grands hommes qu’ils ne le sont pas toujours, ni en tout ?
Si je désire quelque chose avec ardeur, c’est d’avoir des gens savants et habiles autour de moi. Je ne crois pas que ce soient des soins perdus que ceux qu’on emploie à les attirer : c’est un hommage qui est dû à leur mérite, et c’est un aveu du besoin que l’on a d’être éclairé par leurs lumières.
Je ne puis revenir de mon étonnement, quand je pense qu’une nation cultivée par les beaux-arts, secondée par le génie et par l’émulation d’une autre nation voisine ; quand je pense, dis-je, que cette même nation si polie et si éclairée ne connaît point le trésor (3) qu’elle renferme dans son sein. Quoi ! Ce même Voltaire à qui nos mains érigent des autels et des statues est négligé dans sa patrie, et vit en solitaire dans le fond de la Champagne ! C’est un paradoxe, c’est une énigme, c’est un effet bizarre du caprice des hommes. Non, monsieur, les querelles des savants ne me dégoûteront jamais du savoir ; je saurai toujours distinguer ceux qui avilissent les sciences, des sciences mêmes. Leurs disputes viennent ordinairement ou d’une ambition démesurée et d’une avidité insatiable de s’acquérir un nom, ou de l’envie qu’un mérite médiocre porte à l’éclat brillant d’un mérite supérieur qui l’offusque.
Les grands hommes sont exposés à cette dernière sorte de persécution. Les arbres dont les sommets s’élèvent jusqu’aux nues, sont plus en butte à l’impétuosité des vents que les arbrisseaux qui croissent sous leur ombrage. C’est ce qui, du fond des enfers, suscita les calomnies répandues contre Descartes et contre Bayle ; c’est votre supériorité et celle de M. Wolf qui révoltent les ignorants, et qui font crier ceux dont la présomption ridicule voudrait perdre tout homme dont l’esprit et les connaissances effacent les leurs. Supposez pour un moment que de grands hommes s’oublient jusqu’à s’acharner contre les autres : doit-on pour cela leur retrancher le titre de grands et l’estime que l’on a pour eux, fondée sur tant d’éminentes qualités ? Le public d’ordinaire ne fait point de grâce ; il condamne les moindres fautes ; son jugement ne s’attache qu’au présent ; il compte le passé pour rien : mais on ne doit pas imiter le public dans cette façon de juger les hommes d’un mérite supérieur. Je cherche des hommes savants, d’honnêtes gens ; mais enfin ce sont des hommes que je cherche : ainsi je ne dois pas m’attendre à les trouver parfaits. Où est le modèle de vertu exempte de tout blâme ? Il est resté dans l’entendement du Créateur ; et je ne crois pas qu’il nous en ait encore donné de copie. Je désire qu’on ait pour mes défauts la même indulgence que j’ai pour ceux des autres. Nous sommes tous hommes, et par conséquent imparfaits : nous ne différons que par le plus ou le moins ; mais le plus parfait tient toujours à l’humanité par un petit coin d’imperfection.
Pour les frelons du Parnasse, quand ils m’étourdissent de leurs querelles, je les renvoie à la préface d’Alzire (4) où vous leur faites, monsieur, une leçon qu’ils ne devraient jamais perdre de vue, et à laquelle on ne peut rien ajouter.
A l’égard des théologiens, il me semble qu’ils se ressemblent tous, de quelque religion et de quelque nation qu’ils soient ; leur dessein est toujours de s’arroger une autorité despotique sur les consciences ; cela suffit pour les rendre persécuteurs zélés de tous ceux dont la noble hardiesse ose dévoiler la vérité ; leurs mains sont toujours armées du foudre de l’anathème, pour écraser ce fantôme imaginaire d’irréligion, qu’ils combattent sans cesse, à ce qu’ils prétendent, et sous le nom duquel en effet ils combattent les ennemis de leur fureur et de leur ambition. Cependant, à les entendre, ils prêchent l’humilité, vertu qu’ils n’ont jamais pratiquée, et se disent ministres d’un Dieu de paix qu’ils servent d’un cœur rempli de haine et d’ambition. Leur conduite, si peu conforme à leur morale, serait à mon gré seule capable de décréditer leur doctrine.
Le caractère de la vérité est bien différent. Elle n’a besoin ni d’armes pour se défendre, ni de violence pour forcer les hommes à la croire ; elle n’a qu’à paraître ; et dès que sa lumière a dissipé les nuages qui la cachaient, son triomphe est assuré.
Voilà, je crois, des traits qui désignent assez les ecclésiastiques pour leur ôter, s’ils les connaissaient, l’envie de nous choisir pour leurs panégyristes. Je connais assez qu’ils n’ont que des défauts, ou plutôt des vices, pour me croire obligé en conscience à rendre justice à ceux d’entre eux qui la méritent. Despréaux, dans sa satire contre les femmes, a l’équité d’en excepter trois dans Paris, dont la vertu était si reconnue, qu’elles étaient à l’abri de ses traits. A son exemple, je veux vous citer deux pasteurs, dans les Etats du roi mon père, qui aiment la vérité, qui sont philosophes, et dont l’intégrité et la candeur méritent qu’on ne les confonde pas dans la multitude. Je dois ce témoignage à la vertu de MM. Beausobre (5) et Reinbeck (6).
Il y a un certain vulgaire dans la même profession qui ne vaut pas la peine qu’on descende jusqu’à s’instruire de ses disputes. Je leur laisse volontiers la liberté d‘enseigner leur religion, et au peuple celle de la croire ; car mon caractère n’est point de forcer personne ; et ce même caractère, qui me rend le défenseur de la liberté, me fait haïr la persécution et les persécuteurs. Je ne puis voir, les bras croisés, l’innocence opprimée : il y aurait non de la douceur, mais de la lâcheté et de la timidité à le souffrir.
Je n’aurais jamais embrassé avec tant de chaleur la cause de M. Wolf, si je n’avais vu des hommes, qui pourtant se disent raisonnables, porter leur aveugle fureur jusqu’à se répandre en fiel et en amertume contre un philosophe qui ose penser librement, par la seule raison de la diversité de leurs sentiments et des siens : voilà l’unique motif de leur haine. Le même motif leur fait exalter la mémoire d’un scélérat, d’un perfide, d’un hypocrite, par cela seulement qu’il a pensé comme eux.
Je suis charmé de voir, monsieur, le témoignage que vous rendez aux quatre plus grands philosophes que l’Europe ait jamais portés. Leurs ouvrages sont des trésors de vérité : il est bien fâcheux qu’il s’y trouve des erreurs. La diversité de leurs sentiments sur la métaphysique nous fait voir l’incertitude de cette science, et les bornes étroites de notre entendement. Si Newton, si Leibnitz, si Locke, ces génies supérieurs, ces gens dont l’esprit était accoutumé à penser toute leur vie, n’ont pu entièrement secouer le joug des opinions pour parvenir à des connaissances certaines, à quoi peut s’attendre un écolier en philosophie tel que moi ?
M. Wolf sera très flatté de l’approbation dont vous honorez sa métaphysique : elle la mérite en effet ; c’est un des ouvrages les plus achevés en ce genre. Il y a plaisir à se soumettre aux yeux d’un juge auquel les beaux endroits et les faibles n’échappent point.
Je suis fâché de ne pouvoir accompagner ma lettre de la traduction de cette métaphysique, dont je vous ai envoyé une espèce d’extrait, et que je vous ai promise tout entière. Vous savez, monsieur, que ces sortes d’ouvrages ne sont pas petits, et qu’ils se font fort lentement. Je fais copier cependant ce qui est achevé, et j’espère de le joindre à la première de mes lettres.
J’accompagne celle-ci de la Logique de M. Wolf, traduite par le sieur Deschamps, jeune homme né avec assez de talent (7) : il a l’avantage d’avoir été disciple de l’auteur, ce qui lui a procuré beaucoup de facilité dans sa traduction. Il me paraît qu’il a assez heureusement réussi : je souhaiterais seulement, pour l’amour de lui, qu’il corrigeât et abrégeât l’épître dédicatoire, dans laquelle il me prodigue l’encens à pleines mains. Il aurait infiniment mieux trouvé sa place dans un prologue d’opéra au siècle de Louis XIV.
Ce n’est point uniquement en faveur de la Henriade, seul poème épique qu’aient les Français, que je me déclare, mais en faveur de tous vos ouvrages : ils sont généralement marqués au coin de l’immortalité.
C’est l’effet d’un génie universel et d’un esprit bien rare, que de soutenir, dans une élévation égale, tant d’ouvrages de genres différents. Il n’y avait que vous, monsieur, permettez-moi de vous le dire, qui fussiez capable de réunir dans la même personne la profondeur d’un philosophe, les talents d’un historien, et l’imagination brillante d’un poète. Vous me faites un plaisir infini et bien sensible en me promettant de m’envoyer tous vos ouvrages. Je ne les mérite que par le cas infini que j’en fais.
Les monarques peuvent donner des trésors, des royaumes même et tout ce qui peut flatter l’orgueil, l’avarice et la cupidité des hommes ; mais toutes ces choses restent hors d’eux, et, loin de les rendre plus éclairés (8) qu’ils ne le sont, elles ne servent ordinairement qu’à les corrompre. Le présent que vous me promettez, monsieur, est d’un tout autre usage. On trouve dans sa lecture de quoi corriger ses mœurs et éclairer son esprit. Bien loin d’avoir la folle présomption de m’ériger en juge de vos ouvrages, je me contente de les admirer ; le but que je me propose dans mes lectures est de m’instruire. Ainsi que les abeilles, je tire le miel des fleurs, et je laisse les araignées convertir les fleurs en venin.
Ce n’est point par ma faible voix que votre renommée, déjà si bien établie, peut s’accroître ; mais du moins sera-t-on obligé d’avouer que les descendants des anciens Goths et des peuples vandales, les habitants des forêts d’Allemagne, savent rendre justice au mérite éclatant, à la vertu et aux talents des grands hommes, de quelque nation qu’ils soient.
Je sais, monsieur, à quel chagrin je vous exposerais, si j’avais l’indiscrétion de communiquer les ouvrages manuscrits que vous voudrez bien me confier. Reposez-vous, je vous supplie, sur mes engagements à ce sujet ; ma foi est inviolable.
Je respecte trop les liens de l’amitié pour vouloir vous arracher des bras d’Emilie (9) : il faudrait avoir le cœur dur et insensible pour exiger de vous un pareil sacrifice ; il faudrait n’avoir jamais connu la douceur qu’il y a d’être auprès des personnes que l’on aime, pour ne pas sentir la peine que vous causerait une telle séparation. Je n’exigerai de vous que de rendre mes hommages à ce prodige d’esprit et de connaissances. Que de pareilles femmes sont rares !
Soyez persuadé, monsieur, que je connais tout le prix de votre estime, mais que je me souviens en même temps d’une leçon que me donne la Henriade (ch. III) :
C’est un poids bien pesant qu’un nom trop tôt fameux.
Peu de personnes le soutiennent ; tous sont accablés sous le faix.
Il n’est point de bonheur que je ne vous souhaite, et aucun dont vous ne soyez digne. Cirey sera désormais mon Delphes, et vos lettres, que je vous prie de me continuer, mes oracles. Je suis, monsieur, avec une estime singulière, votre très affectionné ami, FÉDÉRIC.
1 – Voyez le deuxième alinéa de la lettre précédente. (G.A.)
2 – Edition de Berlin : « Les auteurs, sont, en un certain sens, des hommes publics. ». (G.A.)
3 – Edition de Berlin : « Qu’une nation depuis longtemps en possession du bon goût, ne reconnaît point le trésor » (G.A.)
4 – Voyez le Discours préliminaire en tête d’Alzire. (G.A.)
5 – Auteur de l’Histoire du manichéisme. Il était chapelain de la reine de Prusse. (G.A.)
6 – Nous croyons qu’il faut lire « Reineck. ». Ce théologien, né en 1668, mort en 1752, était recteur du gymnase de Weissenfels. – On lit encore dans l’édition de Berlin : « Deux hommes qui méritent également le nom de célèbres. » (G.A.)
7 – Cette traduction venait de paraître. (G.A.)
8 – Edition de Berlin : « et plus vertueux ». (G.A.)
9 – Voyez l’avant-dernier alinéa de la lettre de Voltaire. (G.A.)
4. – DU PRINCE ROYAL.
A Remusberg (1) ce 7 Novembre 1736.
Monsieur, je suis infiniment sensible à l’honneur que vous me faites de placer mon nom à la tête du bel ouvrage que vous venez de m’envoyer (2). La matière qu’il renferme et la façon dont vous la tournez m’est si avantageuse, que je suis obligé d’avouer que l’on ne peut mieux confier le soin de sa renommée qu’entre vos mains. Les devoirs d’un roi sage et éclairé, le code du pape et des sept cardinaux, et l’histoire de la pédante érudition du roi Jacques d’Angleterre, sont certes des traits de maître. Sans que je m’entende à faire l’anatomie du reste de cet ouvrage, qui est une des pièces les plus achevées que j’ai vues de ma vie, je vous en fais mes remerciements sincères, me trouvant heureux de l’avoir occasionné.
Je souhaiterais, monsieur, de pouvoir vous témoigner ma reconnaissance par une épître en vers qui fût digne de vous être adressée. Mais comme les étoiles se cachent en la présence du soleil, dont la brillante lumière efface et ternit leur faible lueur, ainsi je sais imposer silence à ma verve novice et désavouée des muses, quand il s’agit de vous écrire. Je sais que vos ouvrages sont sans prix ; ils portent en eux leur récompense, qui est l’immortalité. J’espère cependant que vous voudrez bien accepter, comme une marque de mon souvenir, le buste de Socrate (3), que je vous envoie en faveur de ce qu’il fut le plus grand homme de la Grèce, et le maître qui forma Alcibiade. Faisant abstraction de ce dont la calomnie le noircit (4), je pourrais le mettre en parallèle avec vous ; mais craignant de blesser votre modestie, si je vous disais sur ce sujet le tiers de ce que je pense, je me contenterai de le dire à toute la terre, qui me servira d’organe pour faire parvenir jusqu’à vous les sentiments d’estime et d’admiration avec lesquels je suis à jamais, monsieur, votre très affectionné ami. FÉDÉRIC.
1 – Voyez, sur l’étymologie du nom de ce château, la lettre du 7 Avril 1737. (G.A.)
2 – Voltaire lui avait adressé sans lettre d’envoi l’Epître au prince de Prusse. (G.A.)
3 – Ce buste formait une pomme de canne, en or. (K.)
4 – M. Clogenson fait remarquer que Frédéric a été noirci sous le même rapport que Socrate. (G.A.)
5. – DU PRINCE ROYAL.
A Remusberg, le 13 Novembre 1736.
Voltaire, ce n’est point le rang et la puissance,
Ni les vains préjugés d’une illustre naissance,
Qui peuvent procurer la solide grandeur :
Du vulgaire ignorant telle est souvent l’erreur ;
Mais un homme éclairé tient en main la balance ;
Lui seul sait distinguer le vrai de l’apparence ;
Il n’est point ébloui par un trompeur éclat ;
Sous des titres pompeux il découvre le fat,
Et d’illustres aïeux ne comptez point la suite,
Si vous n’héritez d’eux leurs vertus, leur mérite.
Il est d’autres moyens de se rendre fameux,
Qui dépendent de nous et sont plus glorieux.
Chacun a des talents dont il doit faire usage,
Selon que le destin en régla le partage.
L’esprit de l’homme est tel qu’un diamant précieux,
Qui sans être taillé ne brille point aux yeux.
Quiconque a trouvé l’art d’ennoblir son génie,
Mérite notre hommage en dépit de l’envie.
Rome nous vante encor les sons de Corelli (1) ;
Le Français prévenu fredonne avec Lulli ;
L’ Enéide immortelle, en beauté si fertile.
Transmet jusqu’à nos jours l’heureux nom de Virgile ;
Carrache, le Titien, Rubens, Buonarotti,
Nous sont aussi connus que l’est Algarotti (2),
Lui dont l’art du compas et le calcul excède
Le savoir tant vanté du célèbre Archimède.
On respecte en tous lieux le profond Cassini,
La façade du Louvre exalte Bernini (3) ;
Aux mânes de Newton tout Londres encore encense ;
Henri, le grand Colbert, sont chéris dans la France ;
Et votre nom, fameux par de savants exploits,
Doit être mis au rang des héros et des rois.
Monsieur, vous savez sans doute que le caractère dominant de notre nation n’est pas cette aimable vivacité des Français. On nous attribue en revanche le bon sens, la candeur et la véracité de nos discours : ce qui suffit pour vous faire sentir qu’un rimeur du fond de la Germanie n’est pas propre à produire des impromptus ; la pièce que je vous envoie n’a pas non plus ce mérite.
J’ai été longtemps en suspens si je devais vous envoyer mes vers ou non, à vous l’Apollon du Parnasse français, à vous devant qui les Corneille et les Racine ne sauraient se soutenir. Deux motifs m’y ont pourtant déterminé : celui qui eût sûrement dissuadé tout autre, c’est, monsieur, que vous êtes vous-même poète, et que par conséquent vous devez connaître ce désir insurmontable, cette fureur que l’on a de produire ses premiers ouvrages ; l’autre, et qui m’a plus fortifié dans mon dessein, est le plaisir que j’ai de vous faire connaître mes sentiments à la faveur des vers, ce qui n’aurait pas eu la même grâce en prose.
Le plus grand mérite de ma pièce est, sans contredit, de ce qu’elle est ornée de votre nom ; mon amour-propre ne m’aveugle pas jusqu’au point de croire cette épître exempte de défauts. Je ne la trouve pas digne même de vous être adressée. J’ai lu, monsieur, vos ouvrages et ceux des plus célèbres auteurs, et je vous assure que je connais la différence infinie qu’il y a entre leurs vers et les miens.
Je vous abandonne ma pièce ; critiquez, condamnez, désapprouvez-là, à condition de faire grâce aux deux vers qui la finissent. Je m’intéresse vivement pour eux : la pensée en est si véritable, si évidente, si manifeste, que je me vois en état d’en défendre la cause contre les critiques les plus rigides, malgré la haine et l’envie, et en dépit de la calomnie. Je suis, etc. FÉDÉRIC.
1 – Violoniste. En lisant ce vers on songe que Frédéric jouait de la flûte. (G.A.)
2 – Algarotti, après avoir passé quelque temps à Cirey, venait de repartir pour l’Italie. Il devait un jour vivre dans l’intimité de Frédéric II. (G.A.)
3 – Le dessin de la façade du Louvre est bien l’œuvre de Claude Perrault. (G.A.)
6. – DU PRINCE ROYAL.
A Remusberg, ce 3 Décembre 1736. (1)
Monsieur, j’ai été agréablement surpris en recevant aujourd’hui votre lettre (2) avec les pièces dont vous avez bien voulu l’accompagner. Rien au monde ne m’aurait pu faire plus de plaisir, n’y ayant aucun ouvrage dont je sois aussi avide que des vôtres. Je souhaiterais seulement que la souveraineté que vous m’accordez en qualité d’être pensant me mît en état de vous donner des marques réelles de l’estime que j’ai pour vous, et que l’on ne saurait vous refuser.
J’ai lu la dissertation sur l’âme que vous adressez au père Tournemine (3). Tout homme raisonnable qui ne peut croire que ce qu’il peut comprendre, et qui ne décide pas témérairement sur des matières que notre faible raison ne saurait approfondir, sera toujours de votre sentiment. Il est certain que l’on ne parviendra jamais à la connaissance des premières causes. Nous qui ne pouvons pas comprendre d’où vient que deux pierres frappées l’une contre l’autre donnent du feu, comment pouvons-nous avancer que Dieu ne saurait réunir la pensée et la matière ? Ce qu’il y a de sûr, c’est que je suis matière et que je pense. Cet argument me prouve la vérité de votre proposition.
Je ne connais le père Tournemine que par la façon indigne dont il a attaqué M. Beausobre sur son Histoire du manichéisme. Il substitue les invectives aux raisons ; faible et grossière ressource qui prouve bien qu’il n’avait rien de mieux à dire. Quant à mon âme, je vous assure, monsieur, qu’elle est bien la très humble servante de la vôtre. Elle souhaiterait fort qu’un peu plus dégagée de sa matière, elle pût aller s’instruire à Cirey,
A cet endroit fameux où mon âme révère
Le savoir d’Emilie et l’esprit de Voltaire :
Oui, c’est là que le ciel, prodiguant ses faveurs,
Vous a doué d’un bien préférable aux grandeurs.
Il m’a donné du rang le frivole avantage,
A vous tous les talents : gardez votre partage.
Ce n’est pas à vous, monsieur, que je dirai tout ce que je pense que vous venez de m’envoyer. L’ode remplie de beautés ne contient que des vérités très évidentes ; l’Epître à Emilie est un merveilleux abrégé du système de M. Newton ; et le Mondain, aimable pièce qui ne respire que la joie, est, si j’ose m’exprimer ainsi, un vrai cours de morale. La jouissance d’une volupté pure est ce qu’il y a de plus réel pour nous dans ce monde. J’entends cette volupté dont parle Montaigne, et qui ne donne point dans l’excès d’une débauche outrée.
J’attends la Philosophie de Newton avec grande impatience ; je vous en aurai une obligation infinie. Je vois bien que je n’aurai jamais d’autre précepteur que M. de Voltaire. Vous m’instruisez en vers, vous m’instruisez en prose ; il faudrait un cœur bien revêche pour être indocile à vos leçons.
J’attends encore la Pucelle. J’espère qu’elle ne sera pas plus austère que tant d’autres héroïnes qui se sont pourtant laissé vaincre par les prières et les persévérances de leurs amants.
J’ai reçu deux paquets de votre part : celui-ci, monsieur, est le troisième. J’ai répondu aux deux premiers. Je vous ai ensuite adressé des vers, et voici ma quatrième lettre à laquelle j’attends réponse. La raison de ces retardements est en partie causée par les postes d’Allemagne, qui vont lentement ; et d’ailleurs mes lettres font un grand détour, passant par Paris pour aller en Champagne. Si vous pouvez trouver quelque voie plus courte, je vous prie de me l’indiquer, je serai charmé de m’en servir.
Vous êtes trop au-dessus des louanges pour que je vous en donne, mais en même temps trop ami de la vérité pour vous offenser de l’entendre. Souffrez donc, monsieur, que je vous réitère toute l’estime que j’ai pour vous. Mes louanges se bornent à dire que je vous connais. Puisse toute la terre vous connaître de même ! Puissent mes yeux un jour voir celui dont l’esprit fait le charme de ma vie.
Je suis avec une véritable considération, monsieur, votre très affectionné ami, FÉDÉRIC.
1 – Edition de Berlin : « 14 Décembre. » (G.A.)
2 – Cette lettre manque. Voyez la lettre à Thieriot du 24 Novembre 1736. (G.A.)
3 – Voyez la lettre au P. Tournemine, de Novembre 1735. (G.A.)
7. – DE VOLTAIRE.
Décembre 1736.
Monseigneur, j’ai versé des larmes de joie en lisant la lettre du 9 septembre, dont votre altesse royale a bien voulu m’honorer ; j’y reconnais un prince qui certainement sera l’amour du genre humain. Je suis étonné de toute manière : vous pensez comme Trajan, vous écrivez comme Pline et vous parlez français comme nos meilleurs écrivains. Quelle différence entre les hommes ! Louis XIV était un grand roi, je respecte sa mémoire ; mais il ne parlait pas aussi humainement que vous, monseigneur, et ne s’exprimait pas de même. J’ai vu de ses lettres : il ne savait par l’orthographe de sa langue. Berlin sera sous vos auspices l’Athènes de l’Allemagne, et pourra l’être de l’Europe. Je suis ici dans une ville (1) où deux simples particuliers, M. Boerhaave d’un côté, et M. s’Gravesande de l’autre, attirent quatre ou cinq cents étrangers : un prince tel que vous en attirera bien davantage ; et je vous avoue que je me tiendrais bien malheureux si je mourais avant d’avoir vu l’exemple des princes et la merveille de l’Allemagne.
Je ne veux point vous flatter, monsieur, ce serait un crime ; ce serait jeter un souffle empoisonné sur une fleur ; j’en suis incapable : c’est mon cœur pénétré qui parle à votre altesse royale.
J’ai lu la Logique de M. Wolf, que vous avez daigné m’envoyer ; j’ose dire qu’il est impossible qu’un homme qui a les idées si nettes, si bien ordonnées, fasse jamais rien de mauvais. Je ne m’étonne plus qu’un tel prince aime un tel philosophe. Ils étaient faits l’un pour l’autre. Votre altesse royale, qui lit ses ouvrages, peut-elle me demander les miens ? Le possesseur d’une mine de diamants me demande des grains de verre ; j’obéirai puisque c’est vous qui ordonnez.
J’ai trouvé, en arrivant à Amsterdam, qu’on avait commencé une édition de mes faibles ouvrages (2). J’aurai l’honneur de vous envoyer le premier exemplaire. En attendant, j’aurai la hardiesse d’envoyer à votre altesse royale un manuscrit que je n’oserais jamais montrer qu’à un esprit aussi dégagé des préjugés, aussi philosophe, aussi indulgent, que vous l’êtes, et à un prince qui mérite, parmi tant d’hommages, celui d’une confiance sans bornes. Il faudra un peu de temps pour le recevoir et le transcrire, et je le ferai partir par la voie que vous m’indiquerez. Je dirai alors :
Parve, sed invideo, sine me liber, ibis ad illum. (Ovide., Trist.)
Des occupations indispensables et des circonstances dont je ne suis pas le maître, m’empêchent d’aller moi-même porter à vos pieds ces hommages que je vous dois (3). Un temps viendra peut-être où je serai plus heureux.
Il paraît que votre altesse royale aime tous les genres de littérature. Un grand prince a soin de tous les ordres de l’Etat ; un grand génie aime toutes les sortes d’étude. Je n’ai pu dans ma petite sphère que saluer de loin les limites de chaque science ; un peu de métaphysique, un peu d’histoire, quelque peu de physique, quelques vers, ont partagé mon temps : faible dans tous ces genres, je vous offre au moins ce que j’ai.
Si vous voulez, monseigneur, vous amuser de quelques vers en attendant de la philosophie, carmina possumus donare. J’apprends que le sieur Thieriot (4) a l’honneur de faire quelques commissions pour votre altesse royale à Paris. J’espère, monseigneur, que vous en serez très content. Si vous aviez quelques ordres à donner pour Amsterdam, je serais bien flatté d’être votre Thieriot de Hollande. Heureux qui peut vous servir, plus heureux qui peut approcher de vous !
Si je ne m’intéressais pas au bonheur des hommes, je serais fâché de vous voir destiné à être roi. Je vous voudrais particulier ; je voudrais que mon âme pût approcher en liberté de la vôtre ; mais il faut que mon goût cède au bien public.
Souffrez, monseigneur, qu’en vous je respecte encore plus l’homme que le prince ; souffrez que de toutes vos grandeurs, celle de votre âme ait mes premiers hommages ; souffrez que je vous dise encore combien vous me donnez d’admiration et d’espérance.
Je suis, etc.
1 – A Leyde, Voltaire venait de fuir en Hollande, à cause de la publicité donnée à la satire du Mondain. (G.A.)
2 – Edition Ledet. (G.A.)
3 – Il avait songé un moment à se réfugier auprès du prince. (G.A.)
4 – L’ami de Voltaire, qui devint l’un des correspondants parisiens de Frédéric. (G.A.)