CORRESPONDANCE avec Frédéric de Prusse - Partie 5

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18 - DE VOLTAIRE.

 

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         Voilà, monseigneur, les réflexions que vous m’avez ordonné de faire sur cette ode (1) dont votre altesse royale a daigné embellir la poésie française. Souffrez que je vous dise encore combien je suis étonné de l’honneur que vous faites à notre langue ; et sans fatiguer davantage votre modestie de tout ce que m’inspire mon admiration, je suis venu au détail de chaque strophe. Après avoir cueilli avec votre altesse royale les fleurs de la poésie, il faut passer aux épines de la métaphysique.

 

          J’admire avec votre altesse royale l’esprit vaste et précis, la méthode, la finesse de M. Wolf. Il me paraît qu’il y a de la honte à le persécuter, et de la gloire à le protéger. Je vois avec un plaisir extrême que vous le protégez en prince, et que vous le jugez en philosophe.

 

          Votre altesse royale a senti, en esprit supérieur, le point critique de cette métaphysique, d’ailleurs admirable. Cet être simple dont il parle, donne naissance à bien des difficultés. Il y a, dit-il, art. XVI, des êtres simples partout où il y a des êtres composés. Voici ses propres paroles : « S’il n’y avait pas des êtres simples, il faudrait que toutes les parties les plus petites consistassent en d’autres parties ; et comme on ne pourrait indiquer aucune raison d’où viendraient les êtres composés, aussi peu qu’on pourrait comprendre d’où existerait un nombre s’il ne devait point contenir d’unités, il faut à la fin concevoir des êtres simples, par lesquels les êtres composés ont existé. »

 

          Ensuite, art. LXXXI : « Les êtres simples n’ont ni figure, ni grandeur, et ne peuvent remplir d’espace. »

 

          Ne pourrait-on pas répondre à ces assertions :

 

          1°/ Un être composé est nécessairement divisible à l’infini ; et cela est prouvé géométriquement.

 

          2°/ S’il n’est pas physiquement divisible à l’infini, c’est que nos instruments sont trop grossiers ; c’est que les formes et les générations des choses ne pourraient subsister, si les premiers principes dont les choses sont formées se divisaient, se décomposaient. Divisez, décomposez le premier germe des hommes, des plantes, il n’y aura plus ni hommes ni plantes. Il faut donc qu’il y ait des corps indivisés.

 

          Mais il ne s’ensuit pas de là que ces premiers germes, ces premiers principes soient indivisibles en effet, simples, sans étendue ; car alors ils ne seraient pas corps, et il se trouverait que la matière ne serait pas composée de matière, que les corps ne seraient pas composés de corps : ce qui serait un peu étrange.

 

          Que sera-ce donc que les premiers principes de la matière ?

 

          Ce seront donc des corps divisibles sans doute, mais qui seront indivisés tant que la nature des choses subsistera.

 

          Mais quelle sera la raison suffisante de l’existence des corps ? Il n’y a certainement que deux façons de concevoir la chose : ou les corps sont tels par leur nature nécessairement, ou ils sont l’ouvrage de la volonté d’un libre et très libre Etre suprême. Il n’y a pas un troisième parti à prendre. Mais dans les deux opinions, on a des difficultés bien grandes à résoudre.

 

          Quelle sera donc l’opinion que j’embrasserai ? Celle où j’aurai, de compte fait, moins d’absurdités à dévorer. Or, je trouve beaucoup plus de contradictions, de difficultés, d’embarras dans le système de l’existence nécessaire de la matière (2) ; je me range donc à l’opinion de l’existence de l’Etre suprême, comme la plus vraisemblable et la plus probable.

 

          Je ne crois pas qu’il y ait de démonstration, proprement dite, de l’existence de cet Etre indépendant de la matière. Je me souviens que je ne laissais pas, en Angleterre, d’embarrasser un peu le fameux docteur Clarke, quand je lui disais : On ne peut appeler démonstration un enchaînement d’idées qui laisse toujours des difficultés. Dire que le carré construit sur le grand côté d’un triangle est égal aux carrés des deux (3) côtés, c’est une démonstration qui, toute compliquée qu’elle est, ne laisse aucune difficulté. Mais l’existence d’un Etre créateur laisse encore des difficultés insurmontables à l’esprit humain. Donc cette vérité ne peut être mise au rang des démonstrations proprement dites. Je la crois, cette vérité ; mais je la crois comme ce qui est le plus vraisemblable ; c’est une lumière qui me frappe à travers mille ténèbres.

 

          Il y aurait sur cela bien des choses à dire ; mais ce serait porter de l’or au Pérou que de fatiguer votre altesse royale de réflexions philosophiques.

 

          Toute la métaphysique, à mon gré, contient deux choses : la première, tout ce que les hommes de bons sens savent ; la seconde, ce qu’ils ne sauront jamais.

 

          Nous savons, par exemple, ce que c’est qu’une idée simple, une idée composée ; nous ne saurons jamais ce que c’est que cet être qui a des idées. Nous mesurons les corps ; nous ne saurons jamais ce que c’est que la matière. Nous ne pouvons juger de tout cela que par la voie de l’analogie : c’est un bâton que la nature a donné à nous autres aveugles, avec lequel nous ne laissons pas d’aller et aussi de tomber.

 

          Cette analogie m’apprend que les bêtes, étant faites comme moi, ayant du sentiment comme moi, des idées comme moi, pourraient bien être ce que je suis. Quand je veux aller au-delà, je trouve un abîme, et je m’arrête sur le bord du précipice.

 

          Tout ce que je sais, c’est que, soit que la matière soit éternelle (ce qui est bien incompréhensible), soit qu’elle ait été créée dans le temps (ce qui est sujet à de grands embarras), soit que notre âme périsse avec nous, soit qu’elle jouisse de l’immortalité, on ne peut dans ces incertitudes prendre un parti plus sage, plus digne de vous, que celui que vous prenez de donner à votre âme, périssable ou non, toutes les vertus, tous les plaisirs et toutes les instructions dont elle est capable, de vivre en prince, en homme et en sage, d’être heureux, et de rendre les autres heureux.

 

          Je vous regarde comme un présent que le ciel a fait à la terre. J’admire qu’à votre âge le goût des plaisirs ne vous ait point emporté, et je vous félicite infiniment que la philosophie vous laisse le goût des plaisirs. Nous ne sommes point nés uniquement pour lire Platon et Leibnitz, pour mesurer des courbes, et pour arranger des faits dans notre tête : nous sommes nés avec un cœur qu’il faut remplir, avec des passions qu’il faut satisfaire, sans en être maîtrisés.

 

          Que je suis charmé de votre morale, monseigneur ! Que mon cœur se sent né pour être le sujet du vôtre ! J’éprouve trop de satisfaction de penser en tout comme vous.

 

          Votre altesse royale me fait l’honneur de me dire, dans sa dernière lettre, qu’elle regarde le feu czar comme le plus grand homme du dernier siècle ; et cette estime que vous avez pour lui ne vous aveugle pas sur ses cruautés. Il a été un grand prince, un législateur, un fondateur ; mais si la politique lui doit tant, quels reproches l’humanité n’a-t-elle pas à lui faire ? On admire en lui le roi ; mais on ne peut aimer l’homme (4). Continuez, monseigneur, et vous serez admiré et aimé du monde entier.

 

          Un des plus grands biens que vous ferez aux hommes, ce sera de fouler aux pieds la superstition et le fanatisme, de ne pas permettre qu’un homme en robe persécute d’autres hommes qui ne pensent pas comme lui. Il est très certain que les philosophes ne troubleront jamais les Etats. Pourquoi donc troubler les philosophes ? Qu’importait à la Hollande que Bayle eût raison ? Pourquoi faut-il que Jurieu, ce ministre fanatique, ait eu le crédit de faire arracher à Bayle sa petite fortune ? Les philosophes ne demandent que de la tranquillité ; ils ne veulent que vivre en paix sous le gouvernement établi, et il n’y a pas un théologien qui ne voulût être le maître de l’Etat. Est-il possible que des hommes, qui n’ont d’autre science que le don de parler sans s’entendre et sans être entendus, aient dominé et dominent encore presque partout ?

 

          Les pays du nord ont cet avantage sur le midi de l’Europe, que ces tyrans des âmes y ont moins de puissance qu’ailleurs. Aussi les princes du Nord sont-ils, pour la plupart, moins superstitieux et moins méchants qu’ailleurs. Tel prince italien se servira du poison et ira à confesse. L’Allemagne protestante n’a ni de pareils sots, ni de pareils monstres ; et, en général, je n’aurai pas de peine à prouver que les rois les moins superstitieux ont toujours été les meilleurs princes.

 

          Vous voyez, digne héritier de l’esprit de Marc-Aurèle, avec quelle liberté j’ose vous parler. Vous êtes presque le seul sur la terre qui méritiez qu’on vous parle ainsi.

 

 

1 – Sur l’Oubli. (G.A.)

2 – Il accepta plus tard cette opinion. Voyez, section PHILOSOPHIE. (G.A.)

3 – M. Beuchot croit qu’il faut ajouter ici le mot autres. (G.A.)

4 – Voltaire juge ici Pierre 1er avec plus de franchise que dans son Histoire de Russie. (G.A.)

 

 

 

 

 

19 - DU PRINCE ROYAL.

 

Remusberg, le 9 Mai.

 

         Monsieur, je viens de recevoir votre lettre sous date du 17 Avril (1) ; elle est arrivée assez vite : je ne sais d’où vient que les miennes ont été si longtemps en chemin. Que votre indulgence pour mes vers me paraît suspecte ! Avouez-le, monsieur, vous craignez le sort de Philoxène (2) ; vous me croyez un Denys (3), sans quoi votre langage aurait été tout différent. Un ami sincère dit des vérités désagréables, mais salutaires. Vous auriez critiqué le monument et les funérailles placés avant les batailles dans la strophe quatrième de l’ode ; vous auriez condamné la figure du chagrin désarmé qui est trop hardie, etc. En un mot, vous m’auriez dit :

 

Emondez-moi ces rameaux trop épars.

 

          Que sert-il à un borgne qu’on l’assure qu’il a la vue bonne ? En voit-il mieux ? Je vous prie, monsieur, soyez mon censeur rigide, comme vous êtes déjà mon exemple et mon maître en fait de poésie. Ne vous en tenez pas aux angles de la figure d’un très ignorant sculpteur ; corrigez tout l’ouvrage. Je vous envoie la suite de la traduction de Wolf jusqu’au paragraphe 770. Vous en aurez la fin par mon cher Césarion (4), mon petit ambassadeur dans la province de la Raison, au paradis terrestre. Je ne chercherai pas ma souveraine félicité dans l’éclat de la magnificence, mais dans une volupté pure, et dans le commerce des êtres les plus raisonnables parmi les mortels : en un mot, si je pouvais disposer de ma personne, je me rendrais moi-même à Cirey, pour y raisonner tout mon soûl. Je vous compte à la tête de tous les êtres pensants ; certes le Créateur aurait de la peine à produire un esprit plus sublime que le vôtre.

 

Génie heureux que la nature

De ses dons combla sans mesure.

Le ciel, jaloux de ses faveurs

Ne fait que rarement de brillants caractères ;

Il pétrit là de ces humains vulgaires,

De ces gens faits pour les grandeurs ;

Mais, hélas ! Dans mille ans qu’on voit peu de Voltaires !

 

          Mon portrait s’achèvera aujourd’hui ; le peintre s’évertue de faire de son mieux. Je vous dois déjà quelques coups de grâce ; mais en conscience j’ai cru devoir vous en avertir. Pourrais-je finir ma lettre sans y insérer un article pour Emilie ? Faites-lui, je vous prie, bien des assurances de ma parfaite estime. Vous devriez bien me faire avoir son portrait ; car je n’oserais le lui demander. Si mon corps pouvait voyager comme mes pensées, je vous assurerais de vive voix de la parfaite estime et de la considération avec laquelle je suis, etc.

 

 

1 – Cette lettre du 9 Mai ne nous semble pas une réponse à la précédente, quoi qu’en ait dit M. Clogenson. (G.A.)

2 – Poète grec envoyé aux Carrières par Denys. (G.A.)

3 – C’est bien ce nom que Voltaire lui donnera plus tard, après l’affaire de Francfort. (G.A.)

4 – Kaiserling. (G.A.)

 

 

 

 

 

20 - DU PRINCE ROYAL.

 

Ruppin, 20 Mai. (1)

 

          Monsieur, je vous demande excuse de l’injustice que je vous ai faite et à votre sincérité dans ma dernière lettre. Je suis charmé de m’être trompé et de voir que vous me connaissez assez pour vouloir relever les fautes que j’ai faites.

 

          Je passe condamnation au sujet de mon ode. Je conviens de toutes les fautes que vous me reprochez ; mais loin de me rebuter, je vous importunerai encore avec quelques-unes de mes pièces que je vous prierai de vouloir corriger avec la même sincérité. Si je n’y profite autrement, je trouve toujours ce moyen heureux pour vous escroquer quelques bons vers.

 

Les grâces qui partout accompagnent vos pas,

En prêtant à mes vers le tour qu’ils n’avaient pas,

Suppléent par leurs soins à mon peu de pratique,

Ornent de mille fleurs mon ode prosaïque,

Et font voir, par l’effet d’un assez rare effort,

Que ce que vous touchez se convertit en or.

 

          Je passe à présent à la philosophie. Vous suivez en tout la route des grands génies, qui, loin de se sentir animés d’une basse et vile jalousie, estiment le mérite où ils le rencontrent, et le prisent sans prévention. Je vous fais des compliments à la place de M. Wolf, sur la manière avantageuse dont vous vous expliquez sur son sujet. Je vois, monsieur, que vous avez très bien compris les difficultés qu’il y a sur l’être simple. Souffrez que j’y réponde.

 

          Les géomètres prouvent qu’une ligne peut être divisée à l’infini, que tout ce qui a deux côtés ou deux faces, ce qui revient au même, peut l’être également : mais, dans la proposition de M. Wolf, il ne s’agit, si je ne me trompe, ni de lignes ni de points ; il s’agit des unités ou parties indivisibles qui composent la matière.

 

          Personne ne peut ni ne pourra jamais les apercevoir : donc on n’en peut avoir d’idées ; car nous n’avons d’idées nettes que des choses qui tombent sous nos sens. M. Wolf dit tout ce que l’être simple n’est pas ; il écarte l’espace, la longueur, la largeur, etc., avec beaucoup de précaution, pour prévenir le raisonnement des géomètres qui n’est plus applicable à son être simple, parce qu’il n’a aucune propriété de la matière. Notre philosophe se sert de l’artifice de saint Paul qui, après nous avoir promenés jusque dans le sanctuaire des cieux, nous abandonne à notre propre imagination, suppléant par le terme d’ineffable à ce qu’il n’aurait pu expliquer sans donner prise sur lui.

 

          Il me semble cependant qu’il n’y a rien de plus vrai, que toute chose composée doit avoir des parties. Ces parties en peuvent avoir à leur tour autant que vous en voudrez imaginer. Mais enfin il faut pourtant qu’on trouve des unités ; et faute de n’avoir pas l’organe des yeux et de l’attouchement assez subtile, faute d’instruments assez délicats, nous ne décomposerons jamais la matière jusqu’à pouvoir trouver ces unités.

 

          Que vous représentez-vous quand vous pensez à un régiment composé de quinze cents hommes ? Vous vous représentez ces quinze cents hommes comme autant d’unités ou comme autant d’individus réunis sous un même chef. Prenons un de ces hommes seul : je trouve que c’est un être fini, qui a de l’étendue, largeur, épaisseur, etc., que cet être a des bornes, et par conséquent une figure ; je trouve qu’il est divisible à l’infini. Pourrait-il être un être fini et infini en même temps ? Non, car cela implique contradiction. Or, comme une chose ne saurait être et ne pas être en même temps, il faut nécessairement que l’homme ne soit pas infini ; donc il n’est pas divisible à l’infini ; donc il y a des unités qui, prises ensemble, font des nombres composés, qu’on nomme matière.

 

          Je vous abandonne volontiers le divin Platon, le divin Aristote, et tous les héros de la philosophie scolastique. C’étaient des hommes qui avaient recours à des mots pour cacher leur ignorance. Leurs disciples les en croyaient sur leur réputation ; et des siècles entiers se sont contentés de parler sans s’entendre. Il n’est plus permis de nos jours de se servir de mots que dans leur sens propre. M. Wolf donne la définition de chaque mot, il règle son usage, et ayant fixé les termes, il prévient beaucoup de disputes qui ne naissent souvent que d’un jeu de mots, ou de la différente signification que les personnes y attachent.

 

          Il n’y a rien de plus vrai que ce que vous dites de la métaphysique ; mais je vous avoue qu’indépendamment de cela, je ne saurais défendre à mon esprit, naturellement curieux, d’approfondir des mystères qui l’intéressent beaucoup, et qui l’attirent par les difficultés qu’ils lui présentent.

 

          Vous me dites le plus poliment du monde que je suis une bête (2). Je m’en étais bien douté un peu jusqu’à présent ; mais je commence à en être convaincu. A parler sérieusement, vous n’avez pas tort ; et cette raison, prérogative dont les hommes tirent un si glorieux avantage, qui est-ce qui la possède ? Des hommes qui, pour vivre ensemble, ont été obligés de se choisir des supérieurs, et de se faire des lois pour s’apprendre que c’était une injustice de s’entretuer, de se voler, etc. Ces hommes raisonnables se font la guerre pour de vains arguments qu’ils ne comprennent pas : ces êtres raisonnables ont cent religions différentes, toutes plus absurdes les unes que les autres ; ils aiment à vivre longtemps, et se plaignent de la durée du temps et de l’ennui pendant toute leur vie. Sont-ce là les effets de cette raison qui les distingue des brutes ?

 

          On peut m’objecter les savantes découvertes des géomètres, les calculs de M. Bernouilli et de Newton : mais en quoi ces gens-là étaient-ils plus raisonnables que les autres ? Ils passaient toute leur vie à chercher des propositions algébriques, des rapports de nombres ; et ils ne tiraient aucun profit de la courte et brève durée de la vie.

 

          Que j’approuve un philosophe qui sait se délasser auprès d’Emilie ! Je sais bien que je préférerais infiniment sa connaissance à celle du centre de gravité, de la quadrature du cercle, de l’or potable, et du péché contre le Saint-Esprit.

 

          Vous parlez, monsieur, en homme instruit sur ce qui regarde les princes du Nord. Ils ont incontestablement de grandes obligations à Luther et à Calvin (pauvres gens d’ailleurs), qui les ont affranchis du joug des prêtres et de la cour romaine, et qui ont augmenté considérablement leurs revenus par la sécularisation des biens ecclésiastiques. Leur religion cependant n’est pas purifiée de superstitieux et de bigots. Nous avons une secte de béats qui ne ressemblent pas mal aux presbytériens d’Angleterre, et qui sont d’autant plus insupportables qu’ils damnent avec beaucoup d’orthodoxie et sans appel tous ceux qui ne sont pas de leur avis. On est obligé de cacher ses sentiments pour ne se point faire d’ennemis mal à propos. C’est un proverbe commun, et qui est dans la bouche de tout le monde, de dire : Cet homme n’a ni foi ni loi. Cela vaut seul la décision d’un concile. On vous condamne sans vous entendre, et on vous persécute sans vous connaître. D’ailleurs, attaquer la religion reçue dans un pays, c’est attaquer dans son dernier retranchement l’amour-propre des hommes, qui leur fait préférer un sentiment reçu et la foi de leurs pères à toute autre créance, quoique plus raisonnable que la leur.

 

          Je pense comme vous, monsieur, sur M. Bayle. Cet indigne Jurieu, qui le persécutait, oubliait le premier devoir de toute religion, qui est la charité. M. Bayle m’a paru d’ailleurs d’autant plus estimable, qu’il était de la secte des académiciens qui ne faisaient que rapporter simplement le pour et le contre des questions, sans décider témérairement sur des sujets dont nous ne pouvons découvrir que les abîmes.

 

          Il me semble que je vous vois à table, le verre à la main, vous ressouvenir de votre ami. Il m’est plus flatteur que vous buviez à ma santé, que de voir ériger en mon honneur les temples qu’on érigeait à Auguste. Brutus se contentait de l’approbation de Caton : les suffrages d’un sage me suffisent.

 

          Que vous prêtez un secours puissant à mon amour-propre ! Je lui oppose sans cesse l’amitié que vous avez pour moi ; mais qu’il est difficile de se rendre justice ! et combien ne doit-on pas être en garde contre la vanité à laquelle nous nous sentons une pente si naturelle !

 

          Mon petit ambassadeur partira dans peu pour Cirey, muni d’un crédit et du portrait que vous voulez absolument avoir. Des occupations militaires ont retardé son départ. Il est comme le Messie annoncé : je vous en parle toujours, et il n’arrive jamais. C’est à lui que je vous prie de remettre tout ce que vous voudrez confier à ma discrétion. Je suis avec une très parfaite estime, monsieur, votre très affectionné ami, FÉDÉRIC.

 

 

1 – Voici la réponse à la lettre n° 18. (G.A.)

2 – Voyez le 14e alinéa de la lettre n° 18. (G.A.)

 

 

 

 

 

21 - DE VOLTAIRE.

 

Mai.

 

          J’ai reçu la lettre du prince philosophe (1), et j’apprends qu’il y a un gros paquet pour moi entre les mains du sieur Dubreuil-Tronchin, à Amsterdam.

 

          Ce paquet est probablement la seconde partie de la Métaphysique (2) ; tout est de votre ressort, prince inimitable. Je suis avec votre altesse royale comme un cercle infiniment petit, concentrique à un cercle infiniment grand ; toutes les lignes du cercle infiniment grand vont trouver le centre du pauvre infiniment petit ; mais quelle différence de leur circonférence ! J’aime tout ce que votre génie aime ; mais je touche à peine ce que vous embrassez. Je vois non seulement le protecteur de Wolf, mais une intelligence égale à lui. Je vais oser parler à cette intelligence.

 

          Vous me faites l’honneur de me dire qu’un être tel que l’homme ne saurait être fini et infini à la fois, et que cela impliquerait contradiction : il est vrai qu’il ne saurait être fini et infini dans le même sens ; mais il peut être fini physiquement, et être divisible à l’infini géométriquement. Cette division à l’infini n’est autre chose que l’impossibilité d’assigner un dernier point indivisible ; et cette impuissance est ce que les hommes appellent infini en petit, de même que l’impuissance d’assigner les bornes de l’étendue est ce que nous appelons l’infini en grand.

 

          Par exemple, soit une unité : 1 est fini ; mais prenez 1/2, 1/4, 1/8, 1/16, etc., vous n’épuiserez jamais cette série. Il est pourtant vrai que cette série, une moitié, un quart, un huitième, un seizième, prise tout entière, est égale à cette unité. Voilà, je crois, tout le secret de l’infini en petit.

 

          De même, prenez tout d’un coup l’infini en grand ; il est certain que les nombres 1, 2, 4, 8, 16, 32, etc., n’en approcheront jamais ; mais prenez tous ces nombres à la fois, sans compter ; ils sont égaux à l’infini.

 

          Cette méthode est celle des géomètres ; elle est démontrée ; on ne peut pas en appeler (3).

 

          Il n’y a donc nulle contradiction entre ces deux propositions : cette unité est finie ; et la série 1/2, 1/4, 1/8, égale à cette unité, est infinie.

 

          Ces vérités, ces démonstrations géométriques n’empêchent point du tout qu’il n’y ait des êtres indivisés dans la nature, des êtres uns, des atomes ; sans quoi le monde ne serait point organisé. Il est très vrai que la matière est composée d’indivisés, parce qu’il faut des êtres inaltérables pour faire des germes qui sont toujours les mêmes, parce que les éléments des êtres mixtes ne seraient pas éléments s’ils étaient composés : il est donc très vrai que les principes des choses sont des substances dures, solides, indivisées ; mais ces principes sont-ils pour cela indivisibles ? Je n’en vois nullement la conséquence.

 

          S’ils étaient encore divisés, cet univers ne serait pas tel qu’il est ; mais il est toujours clair qu’ils sont divisibles, puisqu’ils sont matière, qu’ils ont des côtés.

 

          Tant que les éléments du feu, de l’eau, de l’air, seront tels qu’ils sont, indivisés, ils seront les mêmes ; la nature ne changera pas : mais l’auteur de la nature peut les diviser.

 

          Reste actuellement à comprendre comment, selon M. Wolf, la matière serait composée d’êtres simples sans étendue ; c’est à quoi ma pauvre âme ne peut arriver. J’attends la seconde partie de cette Métaphysique dont votre altesse royale daigne me faire présent. J’espère que cette seconde partie me donnera des ailes pour m’élever vers l’être simple ; ma misérable pesanteur me rabaisse toujours vers l’être étendu.

 

          Quand est-ce que j’aurai des ailes pour aller rendre mes respects à l’être le moins simple, le plus universel qui existe dans le monde, à votre altesse royale ?

 

          Madame la marquise du Châtelet attend avec impatience cet homme aimable que Frédéric appelle son ami, cet Ephestion de cet Alexandre.

 

          Monseigneur, je vais enfin user de vos bontés : je vais prendre la liberté de mettre en usage votre caractère bienfaisant. Je demande instamment une grâce au prince philosophe.

 

          Je m’avisai, je ne sais comment, il y a quelques années, d’écrire une espèce d’histoire de cet homme moitié Alexandre, moitié don Quichotte, de ce roi de Suède, si fameux. M. Fabrice, qui avait été sept ans auprès de lui, l’envoyé de France et l’envoyé d’Angleterre, un colonel de ses troupes, m’avaient donné des mémoires. Ces messieurs ont très bien pu se tromper ; et j’ai senti combien il était difficile d’écrire une histoire contemporaine. Tous ceux qui ont vu les mêmes événements les ont vus avec des yeux différents ; les témoins Se contredisent. Il faudrait, pour écrire l’histoire d’un roi, que tous les témoins fussent morts ; comme à Rome on attend, pour faire un saint, que ses maîtresses, ses créanciers, ses valets de chambre ou ses pages soient enterrés.

 

          De plus, je me reproche fort d’avoir barbouillé deux tomes (4) pour un seul homme, quand cet homme n’est pas vous.

 

          J’ai honte surtout d’avoir parlé de tant de combats, de tant de maux faits aux hommes ; je m’en repens d’autant plus que quelques officiers ont dit, en parlant de ces combats, que je n’avais pas dit vrai, attendu que je n’avais pas parlé de leurs régiments ; ils supposaient que je devais écrire leur histoire.

 

          J’aurais bien mieux fait d’éviter tous ces détails de combats donnés chez les Sarmates, et d’entrer plus profondément dans le détail de ce qu’a fait le czar pour le bien de l’humanité. Je fais plus de cas d’une lieue en carré défrichée, que d’une plaine jonchée de morts.

 

          On a commencé une nouvelle édition (5) de mes folies en prose et en vers ; il me semble que ces folies deviendraient plus utiles, si je donnais un abrégé des grandes choses qu’a faites Charles XII, et des choses utiles qu’a faites le czar Pierre.

 

          Je n’ai pas de mémoire de Moscovie dans ma retraite de Cirey. La philosophie, les belles-lettres, la paix, la félicité, y habitent ; mais on n’y a aucune nouvelle des Russes.

 

          Je me jette aux pieds de votre altesse royale ; je la supplie de vouloir bien engager un serviteur éclairé qu’elle a en Moscovie, à répondre aux questions ci-jointes. J’aurai à votre altesse royale l’obligation d’avoir mieux connu la vérité ; c’est un commerce rare entre des princes et des particuliers ; mais vous ne ressemblez en rien aux autres princes : on demandera aux autres des biens, des honneurs ; on demandera à vous seul d’être éclairé.

 

          Salomon du Nord, la reine de Saba, c’est-à-dire de Cirey, joint ses sentiments d’admiration aux miens.

 

 

1 – Lettre précédente. (G.A.)

2 – De Wolf. (G.A.)

3 – Voltaire, dans son raisonnement, confond l’infini arithmétique avec l’infini géométrique. (G.A.)

4 – L’Histoire de Charles XII avait paru d’abord en deux volumes. (G.A.)

5 – Edition Ledet, 1738-1745, six volumes. (G.A.)

 

 

 

 

 

22 - DU PRINCE ROYAL.

 

A Naven, le  25 Mai.

 

          Monsieur, je viens de munir mon cher Césarion de tout ce qu’il lui fallait pour faire le voyage de Cirey. Il vous rendra ce portrait que vous voulez avoir absolument. Il n’y a que la malheureuse matérialité de mon corps qui empêche mon esprit de l’accompagner.

 

          Césarion a le malheur d’être né Courlandais (le baron de Kaiserling, son père, est maréchal de la cour du duc de Courlande) ; mais il est le Plutarque de cette Béotie moderne. Je vous le recommande au possible. Confiez-vous entièrement à lui. Il a le rare avantage d’être homme d’esprit et discret en même temps. Je dirai en le voyant partir :

 

Cher vaisseau qui portes Virgile

Sur le rivage athénien, etc. (1).

 

          Si j’étais envieux, je le serais du voyage que Césarion va faire. La seule chose qui me console est l’idée de le voir revenir comme ce chef des Argonautes qui emporta les trésors de Colchos. Quelle joie pour moi , quand il me rendra la Pucelle, le Règne de Louis XIV, la Philosophie de Newton, et les autres merveilles inconnues que vous n’avez pas voulu jusqu’ici communiquer au public : Ne me privez pas de cette consolation. Vous qui désirez si ardemment le bonheur des humains, voudriez-vous ne pas contribuer au mien ! Une lecture agréable entre, selon moi, pour beaucoup dans l’idée du vrai bonheur.

 

          Il est juste que vous assuriez de mes attentions Vénus-Newton. La science ne pouvait jamais se mieux loger que dans le corps d’une aimable personne. Quel philosophe pourrait résister à ses arguments ? En se laissant guider par cette aimable philosophie, la raison nous guiderait-elle toujours ? Pour moi, je craindrais fort les flèches dorées du petit dieu de Cythère.

 

          Césarion vous rendra compte de l’estime parfaite que j’ai pour vous ; il vous dira jusqu’à quel point nous honorons la vertu, le mérite et les talents. Croyez, je vous prie, tout ce qu’il vous dira de ma part, et soyez sûr qu’on ne peut exagérer la considération avec laquelle je suis, monsieur, votre très affectionné ami, FÉDÉRIC.

 

 

1 – Imitation d’Horace. (G.A.)

 

Publié dans Frédéric de Prusse

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