CORRESPONDANCE avec le roi de Prusse - 1742 - Partie 42

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179 – DE VOLTAIRE

 

 

Avril 1742.

 

 

         Sire, pendant que j’étais malade, votre majesté a fait de plus belles actions que je n’ai eu d’accès de fièvre. Je ne pouvais répondre aux dernières bontés de votre majesté. Où aurais-je d’ailleurs adressé ma lettre ? à Vienne (1) à Presbourg ? à Temeswar ? vous pouviez être dans quelqu’une de ces villes ; et même, s’il est un être qui puisse se trouver en plusieurs lieux à la fois, c’est assurément votre personne, en qualité d’image de la Divinité, ainsi que le sont tous les princes, et d’image très pensante et très agissante. Enfin, sire, je n’ai point écrit, parce que j’étais dans mon lit quand votre majesté courait à cheval au milieu des neiges et des succès.

 

 

D’Esculape les favoris

Semblaient même me faire accroire

Que j’irais dans le seul pays

Où n’arrive point votre gloire ;

Dans ce pays dont par malheur

On ne voit point de voyageur

Venir nous dire des nouvelles ;

Dans ce pays où tous les jours

Les âmes lourdes et cruelles

Et des Hongrois et des Pandours

Vont au diable, au son des tambours,

Par votre ordre et pour vos querelles ;

Dans ce pays dont tout chrétien,

Tout juif, tout musulman raisonne,

Dont on parle en chaire, en Sorbonne,

Sans jamais en deviner rien ;

Ainsi que le Parisien,

Badaud, crédule, et satirique,

Fait des romans de politique,

Parle tantôt mal, tantôt bien,

De Belle-Isle (2), et de vous peut-être,

Et, dans son léger entretien,

Vous juge à fond sans vous connaître.

 

 

         Je n’ai mis qu’un pied sur le bord du Styx ; mais je suis très fâché, sire, du nombre des pauvres malheureux que j’ai vus passer. Les uns arrivaient de Scharding, les autres de Prague ou d’Iglau. Ne cesserez-vous point, vous et les rois vos confrères, de ravager cette terre que vous avez, dites-vous, tant d’envie de rendre heureuse ?

 

 

Au lieu de cette horrible guerre

Dont chacun sent les contre-coups,

Que ne vous en rapportez-vous

A ce bon abbé de Saint-Pierre ?

 

 

         Il vous accorderait tout aussi aisément que Lycurgue partagea les terres de Sparte, et qu’on donne des portions égales aux moines. Il établirait les quinze dominations de Henri IV. Il est vrai pourtant que Henri IV n’a jamais songé à un tel projet. Les commis du duc de Sully, qui ont fait ses Mémoires, en ont parlé ; mais le secrétaire d’Etat Villeroi, ministre des affaires étrangères, n’en parle point. Il est plaisant qu’on ait attribué à Henri IV le projet de déranger tant de trônes, quand il venait à peine de s’affermir sur le sien. En attendant, sire, que la diète européane, ou europaine (3), s’assemble pour rendre tous les monarques modérés et contents, votre majesté m’ordonne de lui envoyer ce que j’ai fait depuis peu du Siècle de Louis XIV ; car elle a le temps de lire quand les autres hommes n’ont point de temps. Je fais venir mes papiers de Bruxelles ; je les ferai transcrire pour obéir aux ordres de votre majesté. Elle verra peut-être que j’embrasse un trop grand terrain ; mais je travaillais principalement pour elle, et j’ai jugé que la sphère du monde n’était pas trop grande (4). J’aurai donc l’honneur, sire, d’envoyer dans un mois à votre majesté un énorme paquet qui la trouvera au milieu de quelque bataille, ou dans une tranchée. Je ne sais si vous êtes plus heureux dans tout ce fracas de gloire que vous l’étiez dans cette douce retraite de Remusbert.

 

 

Cependant, grand roi, je vous aime

Tout autant que je vous aimais,

Lorsque vous étiez renfermé

Dans Remusberg et dans vous-même ;

Lorsque vous borniez vos exploits

A combattre avec éloquence

L’erreur, les vices, l’ignorance,

Avant de combattre des rois.

 

 

         Recevez, sire, avec votre bonté ordinaire, mon profond respect, et l’assurance de cette vénération qui ne finira jamais, et de cette tendresse qui ne finira que quand vous ne m’aimerez plus.

 

 

1 – Frédéric s’était approché de vingt-quatre lieues de la capitale de l’Autriche. (G.A.)

2 – Le maréchal de Belle-Isle, qui opérait en Bohême. (G.A.)

3 – L’abbé de Saint-Pierre écrivait europain, europane, et Voltaire européan, européane. (G.A.)

4 – Allusion à l’Essai sur l’histoire générale, qu’il commençait à faire. (G.A.)

 

 

 

 

 

180 – DU ROI

 

 

A Triban, le 12 d’Avril 1742.

 

 

C’est ici que l’on voit tous les saints ennichés,

Dans les bois, sur les ponts, sur les chemins perchés,

Et messieurs les gueux, leur cortège,

Qui se morfondent sur la neige ;

Tandis que, tranchant du Crésus,

Les puissants comtes de Bohême,

Prodigues de leurs revenus,

Ruinent leurs sujets, et se mangent eux-même.

Pour entretenir leurs chevaux ;

Et que nos seigneurs les bigots,

Bien mieux instruits de leur cuisine

Que des pauvres et de leurs maux,

Chez les élus et leurs égaux

S’en vont promener leur doctrine,

Et se faire admirer des sots.

 

 

         Vos Français, qui s’ennuient bien en Bohême (1), n’en sont pas moins aimables et malins. C’est peut-être la seule nation qui trouve dans l’infortune même une source de plaisanteries et de gaieté. C’est aux cris de M. de Broglio que je suis accouru à son secours, et que la Moravie restera en friche jusqu’à l’automne.

 

         Vous me demandez pour combien messieurs mes frères se sont donné le mot de ruiner la terre : à cela je réponds que je n’en sais rien, mais que c’est la mode à présent de faire la guerre, et qu’il est à croire qu’elle durera longtemps.

 

         L’abbé de Saint-Pierre, qui me distingue assez pour m’honorer de sa correspondance, m’a envoyé un bel ouvrage sur la façon de rétablir la paix en Europe, et de la constater à jamais. La chose est très praticable, il ne manque pour faire réussir que le consentement de l’Europe, et quelques autres bagatelles semblables.

 

         Que ne vous dois-je, mon cher Voltaire, du grandissime plaisir que vous me promettez en me faisant espérer de recevoir bientôt l’Histoire de Louis XIV !

 

 

Accoutumé de vous entendre,

De vos œuvres je suis jaloux :

Cher Voltaire, donnez-les nous.

Par cœur je voudrais vous apprendre :

Il n’est point de salut sans vous.

 

 

         Vous pensez peut-être que je n’ai point assez d’inquiétudes ici, et qu’il fallait encore m’alarmer sur votre santé. Vous devriez prendre plus de soin de votre  conservation : souvenez-vous, je vous prie, combien elle m’intéresse, et combien vous devez être attaché à ce monde-ci dont vous faites les délices.

 

         Vous pouvez compter que la vie que je mène n’a rien changé de mon caractère ni de ma façon de penser. J’aime Remusberg et les jours tranquilles ; mais il faut se plier à son état dans le monde, et se faire un plaisir de son devoir.

 

 

D’abord que la paix sera faite,

Je retrouve dans ma retraite

Les Ris, les Plaisirs, et les Arts,

Nos belles aux touchants regards,

Maupertuis avec ses lunettes,

Algarotti le laboureur,

Nos savants avec leurs lecteurs :

Mais que me serviront ces fêtes,

Cher Voltaire, si vous n’en êtes ?

 

 

         Voilà tout ce que j’ai le temps de vous dire, sur le point de poursuivre ma marche. Adieu, cher Voltaire ; n’oubliez pas un pauvre Ixion, qui travaille comme un misérable à la grande roue des événements, et qui ne vous admire pas moins qu’il vous aime. FÉDÉRIC.

 

 

1 – Les troupes françaises s’y trouvaient commandées par Belle-Isle, Ségur, et Broglie. (G.A.)

 

 

 

 

 

181 – DE VOLTAIRE

 

 

A Paris, le 15 Mai 1742.

 

 

Quand vous aviez un père, et dans ce père un maître,

Vous étiez philosophe, et viviez sous vos lois ;

Aujourd’hui, mis au rang des rois,

Et plus qu’eux tous digne de l’être,

Vous servez cependant vingt maîtres à la fois.

Ces maîtres sont tyrans. Le premier, c’est la Gloire,

Tyran dont vous aimez les fers,

Et qui met au bout de nos vers,

Ainsi qu’en vos exploits, la brillante Victoire.

La Politique, à son côté,

Moins éblouissante, aussi forte,

Méditant, rédigeant, ou rompant un traité,

Vient mesurer vos pas, que cette Gloire emporte.

L’Intérêt, la Fidélité,

Quelquefois s’unissant, et trop souvent contraires,

Des amis dangereux, de secrets adversaires,

Chaque jour des desseins et des dangers nouveaux ;

Tout écouter, tout voir, et tout faire à propos ;

Payer les uns en espérance,

Les autres en raisons, quelques-uns en bons mots ;

Aux peuples subjugués faire aimer sa puissance :

Que d’embarras ! que de travaux !

Régner n’est pas un sort aussi doux qu’on le pense.

Qu’il en coûte d’être un héros !

 

 

         Il ne vous en coûte rien à vous, sire ; tout cela vous est naturel, vous faites de grandes, de sages actions, avec cette même facilité que vous faites de la musique et des vers, et que vous écrivez de ces lettres qui donneraient à un bel esprit de France une place distinguée parmi les beaux esprits jaloux de lui.

 

         Je conçois quelque espérance que votre majesté raffermira l’Europe comme elle l’a ébranlée, et que mes confrères les humains vous béniront après vous avoir admiré. Mon espoir n’est pas uniquement fondé sur le projet que l’abbé de Saint-Pierre (1) a envoyé à votre majesté. Je présume qu’elle voit les choses que veut voir le pacificateur trop mal écouté de ce monde, et que le roi philosophe sait parfaitement ce que le philosophe qui n’est pas roi s’efforce en vain de deviner. Je présume encore beaucoup de vos charitables intentions. Mais ce qui me donne une sécurité parfaite, c’est une douzaine de faiseurs et de faiseuses de cabrioles que votre majesté fait venir de France dans ses Etats. On ne danse guère que dans la paix. Il est vrai que vous avez fait payer les violons à quelques puissances voisines ; mais c’est pour le bien commun, et pour le vôtre. Vous avez rétabli la dignité et les prérogatives des électeurs. Vous êtes devenu tout d’un coup l’arbitre de l’Allemagne ; et quand vous avez fait un empereur, il ne vous en manque que le titre. Vous avez avec cela cent vingt mille hommes bien faits, bien armés, bien vêtus, bien nourris, bien affectionnés ; vous avez gagné des batailles et des villes à leur tête, c’est à vous à danser, sire. Voiture vous aurait dit que vous avez l’air à la danse ; mais je ne suis pas aussi familier que lui avec les grands hommes et avec les rois, et il ne m’appartient pas de jouer aux proverbes avec eux.

 

         Au lieu de douze bons académiciens, vous avez donc, sire, douze bons danseurs. Cela est plus aisé à trouver, et beaucoup plus gai. On a vu quelquefois des académiciens ennuyer un héros, et des acteurs de l’Opéra le divertir.

 

         Cet Opéra, dont votre majesté décore Berlin, ne l’empêche pas de songer aux belles-lettres. Chez vous un goût ne fait pas tort à l’autre. Il y a des âmes qui n’ont pas un seul goût ; votre âme les a tous ; et si Dieu aimait un peu le genre humain, il accorderait cette universalité à tous les princes, afin qu’ils pussent discerner le bon en tout genre, et le protéger. C’est pour cela que je m’imagine qu’ils sont faits originairement.

 

         Je connais quelques acteurs pour la tragédie, qui ne sont pas sans talents, et qui pourraient convenir à votre majesté ; car je me flatte qu’elle ne se bornera pas à des galimatias italiens et à des gambades françaises. Le héros aimera toujours le théâtre qui représente les héros. Puissiez-vous, sire, jouir bientôt de toutes sortes de plaisirs, comme vous avez acquis toutes sortes de gloire ! C’est le vœu sincère de votre admirateur, de votre sujet par le cœur, qui malheureusement ne vit point dans vos Etats, d’un esprit pénétré de la grandeur du vôtre, et d’un cœur qui s’intéresse à votre bonheur autant que vous-même.

 

         Recevez, sire, avec votre bonté ordinaire, mes très profonds respects.

 

 

1 – L’abbé de Saint-Pierre a écrit une vingtaine de volumes sur la politique. Il envoyait souvent au roi de Prusse et à d’autres princes des projets d’une pacification générale. Le cardinal Dubois appelait ses ouvrages les rêves d’un homme de bien. (Note de l’édition des Œuvres de 1752.).

 

 

 

 

 

182 – DE VOLTAIRE

 

 

A Paris, ce 26 Mai 1742.

 

 

Le Salomon du Nord en est donc l’Alexandre,

Et l’amour de la terre en est aussi l’effroi (1) !

L’Autrichien vaincu, fuyant devant mon roi,

Au monde a jamais doit apprendre

Qu’il faut que les guerriers prennent de vous la loi,

Comme on vit les savants la prendre.

J’aime peu les héros, ils font trop de fracas ;

Je hais ces conquérants, fiers ennemis d’eux-même,

Qui dans les horreurs des combats

Ont placé le bonheur suprême,

Cherchant partout la mort et la faisant souffrir

A cent mille hommes leurs semblables.

Plus leur gloire a d’éclat, plus ils sont haïssables.

O ciel ! que je vous dois haïr !

Je vous aime pourtant, malgré tout ce carnage

Dont vous avez souillé les champs de nos Germains,

Malgré tous ces guerriers que vos vaillantes mains

Font passer au sombre rivage.

Vous êtes un héros ; mais vous êtes un sage :

Votre raison maudit les exploits inhumains

Où vous força votre courage.

Au milieu des canons, sur des morts entassés,

Affrontant le trépas, et fixant la victoire,

Du sang des malheureux cimentant votre gloire,

Je vous pardonne tout si vous en gémissez.

 

 

         Je songe à l’humanité, sire, avant de songer à vous-même ; mais après avoir, en abbé de Saint-Pierre, pleuré sur le genre humain, dont vous devenez la terreur, je me livre à toute la joie que me donne votre gloire. Cette gloire sera complète si votre majesté force la reine de Hongrie à recevoir la paix, et les Allemands à être heureux. Vous voilà le héros de l’Allemagne et l’arbitre de l’Europe ; vous en serez le pacificateur, et nos prologues d’opéra ne seront plus que pour vous.

 

         La fortune, qui se joue des hommes, mais qui vous semble asservie, arrange plaisamment les événements de ce monde. Je savais bien que vous feriez de grandes actions ; j’étais sûr du beau siècle que vous alliez faire naître ; mais je ne me doutais pas, quand le comte du Four allait voir le maréchal de Broglio (2), et qu’il n’en était pas trop content, qu’un jour ce comte du Four aurait la bonté de marcher avec une armée triomphante au secours du maréchal, et le délivrerait par une victoire (3). Votre majesté n’a pas daigné jusqu’à présent instruire le monde des détails de cette journée ; elle a eu, je crois, autre chose à faire que des relations ; mais votre modestie est trahie par quelques témoins oculaires, qui disent qu’on ne doit le gain de la bataille qu’à l’excès de courage et de prudence que vous avez montré. Ils ajoutent que mon héros est toujours sensible, et que ce même homme, qui fait tuer tant de monde, est au chevet du lit de M. de Rothembourg (4). Voilà ce que vous ne mandez point, et que vous pourriez pourtant avouer, comme des choses qui vous sont toutes naturelles.

 

         Continuez, sire ; mais faites autant d’heureux au moins dans ce monde que vous en avez ôté ; que mon Alexandre redevienne Salomon le plus tôt qu’il pourra, et qu’il daigne se souvenir quelquefois de son ancien admirateur, de celui qui par le cœur est à jamais son sujet, de celui qui viendrait passer sa vie à vos pieds, si l’amitié, plus forte que les rois et que les héros, ne le retenait pas, et qui sera attaché à jamais à votre majesté avec le plus profond respect et la plus tendre vénération.

 

 

1– On venait d’apprendre la nouvelle de la bataille de Czaslau et Chotusitz, gagnée, le 17 mai, sur le prince Charles de Lorraine. (G.A.)

2 – Ce fut sous le nom de Du Four que Frédéric était venu, en 1740, à Strasbourg, où il avait été reçu par Broglie. Voyez, les Mémoires de Voltaire. (G.A.)

3 – Broglie avait fait faute sur faute. On le chansonna dans Paris. (G.A.)

4 – Familier du roi de Prusse. Il mourut en 1752, âgé d’environ quarante ans. Voyez la lettre à madame Denis, du 18 Janvier 1752. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

CORRESPONDANCE - Frédéric de Prusse - pARTIE 42

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