CORRESPONDANCE avec Frédéric de Prusse - Partie 27
Photo de PAPAPOUSS
114 – DU PRINCE ROYAL
A Berlin, le 18 Mars 1740.
Mon cher Voltaire, vous m’avez obligé véritablement par votre sincérité, et par les remarques que vous m’aidez à faire sur ma Réfutation (1). Vous deviez vous attendre naturellement à recevoir du moins quelques chapitres corrigés, et c’était bien mon intention ; mais je suis dans une crise si épouvantable, qu’il me faut plutôt penser à réfuter Machiavel par ma conduite que par mes écrits. Je vous promets cependant de tout corriger, dès que j’aurai quelques moments dont je pourrai disposer. A peine ai-je pu parcourir le Prophète fanatique de l’Asie (2). Je ne vous en dis point mon sentiment, car vous savez qu’on ne saurait juger d’ouvrages d’esprit qu’après les avoir lus à tête reposée.
Je vous envoie quelques petites bagatelles en vers, pour vous prouver que je remplis, en me délassant avec Calliope, le peu de vide qu’ont à présent mes journées.
Je suis très satisfait de la résolution dans laquelle je vous vois d’achever le Siècle de Louis XIV. Cet ouvrage doit être entier pour la gloire de notre siècle, et pour lui donner un triomphe parfait sur tout ce que l’antiquité a produit de plus estimable.
On dit que votre cardinal éternel deviendra pape : il pourrait en ce cas faire peindre son apothéose au dôme de l’église de Saint-Pierre à Rome. Je doute, à la vérité, de ce fait, et je m’imagine que le timon du gouvernement de France vaut bien les clefs moitié rouillées de saint-Pierre. Machiavel pourrait bien le disputer à saint Paul, et M. de Fleury pourrait trouver plus convenable à sa gloire de duper les cabinets des princes composés de gens d’esprit, que d’en imposer à la canaille superstitieuse et orthodoxe de l’Eglise catholique.
Vous me ferez grand plaisir de m’envoyer votre Dévote et votre Métaphysique. Je n’aurai peut-être rien à vous rendre ; mais je me fonde sur votre générosité, et j’espère que vous voudrez bien me faire crédit pour quelques semaines ; après quoi Machiavel, et peut-être encore quelques autres riens, pourront m’acquitter envers vous.
Voici une lettre de Césarion, dont la santé se fortifie de jour en jour. Nous parlons tous les jours de nos amis de Cirey : je les vois en esprit, mais je ne les vois jamais sans souhaiter quelque réalité à ce rêve agréable, dont l’illusion me tient même lieu de plaisir.
Adieu, mon cher Voltaire ; faites une ample provision de santé et de force : soyez-en aussi économe que je suis prodigue envers vous des sentiments d’estime et d’amitié avec lesquels vous me trouverez toujours votre très fidèle ami, FÉDÉRIC.
1 – La Métaphysique de Newton, première partie des Eléments. (G.A.)
2 – La réfutation de Machiavel. (G.A.)
3 – La tragédie de Mahomet. (G.A.)
115 – DU PRINCE ROYAL
A Berlin, le 23 Mars.
Ne crains point que les dieux, ni le sort, ni l’empire,
Me fassent pour le sceptre abandonner la lyre ;
Que d’un cœur trop léger, et d’un esprit coquet,
Je préfère aux beaux-arts l’orgueil et l’intérêt.
Je vois des mêmes yeux l’ambition humaine,
Qu’au conseil de Priam on vit la belle Hélène.
L’appareil des grandeurs ne peut me décevoir,
Ni cacher la rigueur d’un sévère devoir.
Les beaux-arts ont pour moi l’attrait d’une maîtresse ;
La triste royauté, de l’hymen la rudesse.
J’aurais su préférer l’état heureux d’amant
A celui qu’un époux remplit si tristement ;
Mais le fil dont Clotho traça les destinées,
Ce fil lia nos mains du sort prédestinées :
Ainsi, de mes destins n’étant point artisan,
Je souscris à ses lois, et je suis le torrent.
Mon amitié n’est point semblable au baromètre
Qu’un air rude ou plus doux fait monter ou décraître (1).
Un vain nom peut flatter ces esprits engagés
Dans la vulgaire erreur des faibles préjugés ;
Mais le mortel sensé, que la raison éclaire.
Au ciel des immortels n’oubliera point Voltaire :
Dépouillant la grandeur, l’ennui, la royauté
Chérira tes écrits tant que sa liberté
Excitant de tes chants l’harmonieux ramage,
Ta voix l’éveillera par un doux gazouillage ;
Et, quittant les Walpols ; les Birens, les Fleurys (2),
Ira, pour respirer, dans ces prés si fleuris,
Où les bords fortunés du fécond Hippocrène
De son feu languissant ranimeront la veine.
C’est bien ainsi que je l’entends, et quel que puisse être mon sort, vous me verrez partager mon temps entre mon devoir, mon ami, et les arts. L’habitude a changé l’aptitude que j’avais pour les arts, en tempérament. Quand je ne puis ni lire ni travailler, je suis comme ces grands preneurs de tabac, qui meurent d’inquiétude et qui mettent mille fois la main à la poche, lorsqu’on leur a ôté leur tabatière. La décoration de l’édifice peut changer sans altérer en rien les fondements ni les murs : c’est ce que vous pourrez voir en moi, car la situation de mon père ne nous laisse aucune espérance de guérison. Il me faut donc préparer à subir ma destinée.
La vie privée conviendrait mieux à ma liberté que celle où je dois me plier. Vous savez que j’aime l’indépendance, et qu’il est bien dur d’y renoncer pour s’assujettir à un pénible devoir. Ce qui me console est l’unique pensée de servir mes concitoyens et d’être utile à ma patrie. Puis-je espérer de vous voir ? ou voulez-vous cruellement me priver de cette satisfaction ? Cette idée consolante règne dans mon esprit, comme celle du Messie régnait chez la nation hébraïque.
Je corrigerai encore la préface de la Henriade ; mais vous ne trouverez pas mauvais que j’y laisse des vérités qui ne ressemblent à des louanges que parce que bien des gens les prodiguent mal à propos. Je change actuellement quelques chapitres du Machiavel, mais je n’avance guère, dans la situation où je suis. Mahomet que j’admire, tout fanatique qu’il est, doit vous faire beaucoup d’honneur. La conduite de la pièce est remplie de sagesse ; il n’y a rien qui choque la vraisemblance ni les règles du théâtre ; les caractères sont parfaitement bien soutenus. La fin du troisième acte et le quatrième entier m’ont ému jusqu’à me faire répandre des larmes. Comme philosophe, vous savez persuader l’esprit ; comme poète, vous savez toucher le cœur ; et je préférerais presque ce dernier talent au premier, puisque nous sommes tous nés sensibles, mais très peu raisonnables.
Vous m’envoyez une écritoire ;
Mais c’est le moins lorsqu’on écrit :
Pour mon plaisir et pour ma gloire,
Il eût fallu, Voltaire, y joindre votre esprit.
Je vous en fais mes remerciements, ainsi qu’à la marquise, à laquelle je vous prie d’offrir cette boite travaillée à Berlin, et d’une pierre qu’on trouve à Remusberg. Comme je crains, mon cher ami, que vous n’ayez plus de moi la mémoire aussi fraîche qu’à Cirey, je vous envoie mon portrait qui, je l’espère, ne quittera jamais votre doigt.
Si je change de conditions, vous en serez instruit des premiers. Plaignez-moi, car je vous assure que je suis effectivement à plaindre ; aimez-moi toujours, car je fais plus de cas de votre amitié que de vos respects. Soyez persuadé que votre mérite m’est trop connu pour ne vous pas donner, en toutes les occasions, des marques de la parfaite estime avec laquelle je serai toujours votre très fidèle ami, FÉDÉRIC.
1 – Frédéric veut imiter ici Voltaire qui recherchait les comparaisons scientifiques. (G.A.)
2 – Trois premiers ministres, l’un d’Angleterre, l’autre de Russie, et le troisième de France. (G.A.)
116 – DE VOLTAIRE
A Bruxelles, le 6 Avril 1740.
Monseigneur, j’ai reçu le paquet du 18 Mars dont votre altesse royale m’a honoré. Vous êtes fait assurément pour les choses uniques, et c’en est une que, dans la crise où vous avez été, vous ayez pu faire des choses qui demandent le plus grand recueillement d’esprit. Tout ce que vous dites sur la patience est d’un grand héros et d’un grand génie : c’est une des plus belles choses que vous ayez daigné m’envoyer.
En vous remerciant, monseigneur, des bonnes leçons que je vois là pour moi,
Je la dois exercer
Cette vertu de patience ;
Les dévots ont su m’y forcer :
Quand on a pu les courroucer,
Il faut en faire pénitence.
Ces messieurs, prêchant la douceur,
Imitent fort bien le Seigneur :
Ils sont friands de la vengeance.
La traduction de l’ode Rectius vives, Licini, fait voir qu’il y a des Mécènes qui sont eux-mêmes des Horaces. Vous n’avez pas voulu rendre exactement :
Auream quisquis mediocritatem
Diligit, tutus caret obsoleti
Sordibus tecti, caret invidenda
Sobrius aula.
Vous sentez si bien ce qui est propre à notre langue, et les beautés de la latine, que vous n’avez pas traduit obsoleti tecti, qui serait très bas en français.
Loin de la grandeur fastueuse,
La frugale simplicité
N’en est que plus délicieuse.
Ces expressions sont bien plus nobles en français : elles ne peignent pas comme le latin, et c’est là le grand malheur de notre langue, qui n’est pas assez accoutumée aux détails. Au reste, nous faisons médiocrité de cinq syllabes ; si vous voulez absolument n’en mettre que trois, quatre, les princes sont les maîtres.
La fin de l’Epître à M. Jordan est un engagement de rendre les hommes heureux : vous n’avez pas besoin de le promettre ; j’en crois votre caractère, sans avoir besoin de votre parole.
Voici quelques pièces moitié prose moitié vers, pour payer mon tribut à celui qui m’enrichit toujours. L’Epître à M. de Maurepas (1), l’un de nos secrétaires d’Etat, est bien pour votre altesse royale autant que pour lui ; car il me semble que c’est bien là le goût de votre altesse royale, de protéger également tous les arts ; et je suis bien sûr que si quelqu’un avait fait le livre édifiant de Marie Alacoque (2), vous ne lui donneriez point l’archevêché de Sens pour récompense, avec cent mille livres de rente, tandis qu’on laisse dans la misère des hommes de vrais talents.
Je ne sais si votre altesse royale aura reçu certaine écritoire envoyée à Vesel par la poste, cachetée aux armes de la princesse de La Tour, et adressée à M. le général Bork, ou au commandant de Vesel, pour faire tenir en diligence : votre altesse royale m’a envoyé de quoi boire, et moi je prends la liberté d’envoyer de quoi écrire.
Donner un cornet pour du vin
N’est pas grande reconnaissance ;
Mais ce cornet fera, je pense,
Eclore quelque œuvre divin
Qui vaudra tous les vins de France.
Je me flatte que votre altesse royale me pardonne ces excessives libertés. J’attends ses derniers ordres sur la réfutation du docteur des ministres (3) ; il y a très peu de chose à réformer, et je crois toujours qu’il est avantageux pour le genre humain que cet antidote soit public.
Je fais transcrire mon petit exposé de la Métaphysique de Newton et de Leibnitz. Le paquet sera gros, puis-je l’adresser à Vesel ? J’attends vos ordres, auxquels je me conformerai toute ma vie ; car vous savez que Minerve, Apollon et la vertu m’ont fait votre sujet. Madame du Châtelet aura l’honneur d’envoyez à votre altesse royale quelque chose qui la dédommagera de l’ennui que je pourrai lui causer. Je suis, etc.
1 – Aujourd’hui Epître à un secrétaire d’Etat. (G.A.)
2 – Par Languet de Gergy, archevêque de Sens depuis 1730, Voyez dans le Dictionnaire philosophique, l’article A, note. (G.A.)
3 – L’Anti-Machiavel. (G.A.)
117 – DU PRINCE ROYAL
A Berlin, le 15 Avril.
Mon cher Voltaire, votre Dévôte est venue le plus à propos du monde (1). Elle est charmante, les caractères bien soutenus, l’intrigue bien conduite, le dénouement naturel. Nous l’avons lue, Césarion et moi, avec beaucoup de plaisir, et souhaitant beaucoup de la voir représenter ici en présence de son auteur, de cet ami que nous désirons tant de voir. Mon amphibie vous fait des compliments de ce que, tout malade que vous êtes, vous travaillez plus et mieux que tant d’auteurs pleins de santé. Je ne conçois rien à votre être très particulier, car chez nous autres mortels l’esprit souffre toujours des langueurs du corps : la moindre chose me rend incapable de penser. Mais votre esprit, supérieur à ses organes, triomphe de tout. Puisse-t-il triompher de la mort même.
Vous lirez, s’il vous plaît, un petit conte (2) assez mal tourné que je vous envoie, et une épître (3) où je me suis avisé de parler très sérieusement à une sorte de gens qui ne sont guère d’humeur à régler leur conduite sur la morale des poètes. Machiavel suivra quand il pourra ; vous voudrez bien attendre que j’aie le temps d’y mettre la dernière main.
Le monde est si tracassier ici, si inquiet, si turbulent, qu’il n’est presque pas possible d’échapper à ce mal épidémique : tout ce que je puis faire quelquefois, c’est de rimer des sottises. Je m’attends de me trouver bientôt dans une assiette plus tranquille ; je reprendrai des occupations plus sérieuses, et qui demandent de la réflexion. A présent, voilà une malheureuse suite de fêtes qu’il faut essuyer, malgré que l’on en ait, et des discours très inconséquents qu’il faut entendre et même applaudir. Je fais ce manège à contre-cœur, haïssant tout ce qui est hypocrisie et fausseté.
Algarotti m’écrit (4) que Pine n’a pas encore achevé son impression de Virgile et que la Henriade serait pendue au croc en attendant l’Enéide. J’en ai fort grondé, car il me semble que
Virgile, vous cédant la place
Qu’il obtint jadis au Parnasse,
Vous devait bien le même honneur
Chez maître Pine, l’imprimeur.
Vous voyez, mon cher Voltaire, la différence qu’il y a entre les décrets d’Apollon et les fantaisies d’un imprimeur. Je soutiens la gloire de ce dieu en accélérant la publication de votre ouvrage. J’espère de réduire bientôt les caprices de cet Anglais, en satisfaisant son avidité intéressée.
Assurez, je vous prie, la marquise du Châtelet de mes attentions. Ménagez la santé d’un homme que je chéris, et n’oubliez jamais qu’étant mon ami, vous devez apporter tous vos soins à me conserver le bien le plus précieux que j’aie reçu du ciel. Donnez-moi bientôt des nouvelles de votre convalescence, et comptez que, de toutes celles que je puis recevoir, celles-là me seront les plus agréables. Adieu, je suis tout à vous. FÉDÉRIC.
1 – Il s’agit toujours de la Prude. (G.A.)
2 – Le Miracle manqué. (G.A.)
3 – Epître sur la gloire et sur l’intérêt. (G .A.)
4 – Algarotti était alors en Angleterre. (G.A.)
118 – DU PRINCE ROYAL
A Berlin, le 26 Avril.
Mon cher Voltaire, les galions de Bruxelles m’ont apporté des trésors qui sont pour moi au-dessus de tout prix. Je m’étonne de la prodigieuse fécondité de votre Pérou, qui paraît inépuisable. Vous adoucissez les moments les plus amers de ma vie. Que ne puis-je contribuer également à votre bonheur ! Dans l’inquiétude où je suis, je ne me vois ni le temps ni la tranquillité d’esprit pour corriger. Je vous abandonne mon ouvrage, persuadé qu’il s’embellira entre vos mains ; il faut votre creuset pour séparer l’or de l’alliage.
Je vous envoie une épître sur la nécessité de cultiver les arts ; vous en êtes bien persuadé, mais il y a bien des gens qui pensent différemment. Adieu, mon cher Voltaire ; j’attends de vos nouvelles avec impatience ; celles de votre santé m’intéressent autant que celles de votre esprit. Assurez la marquise de mon estime, et soyez persuadé qu’on ne saurait être plus que je ne le suis votre très fidèle ami, FÉDÉRIC.
119 – DE VOLTAIRE
Avril 1740.
Monseigneur, votre idée m’occupe le jour et la nuit. Je rêve à mon prince comme on rêve à sa maîtresse.
Tempus erat quo prima quies mortalibus ægris
Incipit, et dono Divûm gratissima serpit :
In somnis ecce ante oculos pulcherrimus heros
Visus adesse mihi…
VIRG. Æn. II.
Je vous ai vu sur un trône d’argent massif que vous n’aviez point fait faire (1) et sur lequel vous montiez avec plus d’affliction que de joie,
Plus frappé de la triste vue
D’un père expirant devant vous, que de la brillante cohue
Qui s’empressait à vos genoux.
Beaucoup de courtisans, qui avaient négligé de venir voir son altesse royale à Remusberg, venaient en foule saluer sa majesté à Berlin.
Je remarquais tout l’étalage
Et l’air de ces nouveaux venus :
Ce sont seigneurs de haut lignage,
Car ils descendent de Janus,
Ayant tous un double visage.
Ils pourraient même venir aussi, par femmes, du prophète Elisée, qui, au rapport de la très sainte Ecriture, avait un esprit double, de quoi plusieurs prêtres ont hérité aussi bien qu’eux.
Plein de douceur et de prudence,
Mon grand prince avec complaisance
Voyait près de son trône admis
Ceux qui, par trop d’obéissance,
Jadis furent ses ennemis :
Ils éprouvent tous sa clémence ;
Mais il distinguait ses amis,
Ils éprouvent sa bienfaisance.
Les Antonins, les Titus, les Trajan, les Julien, descendaient du ciel pour voir ce triomphe.
Tous ces héros du nom romain
N’ont plus qu’un mépris souverain
Pour la malheureuse Italie ;
Ils s’étonnent que leur génie
Ne se retrouve qu’à Berlin.
Il ne tenait qu’à eux d’être à l’élection d’un pape (2) ; mais les cardinaux et le Saint-Esprit ne sont pas faits pour les Titus et les Marc-Aurèle. La Vérité, que ces héros aiment, n’est guère au conclave ; elle était près de ce trône d’argent.
Mon héros, d’un air de franchise,
L’y fit asseoir à son côté ;
Elle était honteuse et surprise
De se voir tant de liberté.
Elle sait bien que le trône n’est guère plus à sa place que le conclave, et qu’à cette pauvre exilée n’appartient pas tant d’honneur. Mais Frédéric la rassurait comme une personne de sa connaissance.
Le Florentin Machiavel,
Voyant cette fille du ciel,
S’en retourna tout au plus vite
Au fond du manoir infernal,
Accompagné d’un cardinal,
D’un ministre et d’un vieux jésuite.
Mais Frédéric ne voulut pas que Machiavel eût osé paraître devant lui sans faire amende honorable au genre humain en la personne de son protecteur. Il le fit mettre à genoux ;
Et l’Italien confondu
Fit sa pénitence publique,
En avouant que la vertu
Est la meilleure politique.
Toutes les Vertus se mirent alors à caresser le vainqueur de Machiavel.
La sage Libéralité,
Qui récompense avec justice,
Enchaînait avec fermeté
La folle Prodigalité
Et la méprisable Avarice ;
Le Devoir, le Travail sévère,
Semblaient régner dans ce séjour ;
Mais les Jeux, l’Amour et sa mère
N’étaient point bannis de la cour.
Pour tous également affable,
Il les embrassait tour à tour ;
Il savait maîtriser l’Amour,
Et rendre le travail aimable.
Cependant Mars et la Politique montraient le plan de Berg et de Juliers, et mon héros tirait son épée, prêt à la remettre dans le fourreau pour le bonheur de ses sujets et pour celui du monde (3) : les beaux-arts venaient de tous côtés rendre hommage à leur protecteur ; la Musique, la Peinture, l’Eloquence, l’Histoire, la Physique, travaillaient sous ses yeux ; il présidait à tout, et semblait né pour tous ces arts, comme pour celui de gouverner et de plaire. Un théâtre s’élevait, une académie se formait, non pas telle que celle des jetonniers français,
Ces gens doctement ridicules,
Parlant de rien, nourris de vent,
Et qui pèsent si gravement
Des mots, des points et des virgules.
C’était une académie dans le goût de celle des Sciences et de la Société de Londres. Enfin, tout ce qu’il y a de bon, de beau, de vrai, de juste, d’aimable, était rassemblé sur ce trône. Je n’ai point oublié mon songe, comme ce fou de la sainte Ecriture, qui menaçait de faire mourir ses conseillers d’Etat, s’ils ne devinaient son rêve qu’il avait oublié. Je m’en souviens très bien, et il ne me faut ni Daniel ni Joseph pour l’expliquer.
Non, non, ce n’est point un mensonge
Qui trompa mon cœur enchanté :
Chez tous les autres rois mon rêve est un vain songe ;
Chez vous, mon rêve est vérité.
Dans ma dernière lettre j’avais déjà reproché à mon souverain d’avoir fait médiocrité de quatre syllabes ; médiocrité est de cinq, et mon prince l’avait fait de quatre ; énorme faute, et d’une des plus grandes qu’il fera jamais.
1 – C’est le père de Frédéric qui avait mis, en effet, des meubles en argent massif dans la grande salle de son palais. Voir les Mémoires de Voltaire.(G.A.)
2 – On s’occupait du remplacement de Clément XII, mort en février. (G.A.)
3 – Frédéric avait bien d’autres idées. (G.A.)