ZULIME - Partie 1 : Avertissement
Photo de PAPAPOUSS
Z U L I M E
TRAGÉDIE EN CINQ ACTES,
REPRÉSENTÉE SUR LE THÉÂTRE-FRANÇAIS LE 8 JUIN 1740.
− Avec le RENDEZ-VOUS de FAGAN. −
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NOMS DES ACTEURS QUI JOUÈRENT DANS CETTE SOIRÉE
RAMIRE Dufresne.
BÉNASSAR Legrand, La Thorillière, Poisson, Dubreuil,
Montmény, Sarrazin.
ATIDE Granval, Dangeville, Fierville, Dubois ; Mmes Quinault, Jouvenot, Gaussin.
ZULIME Grandval, Dumesnil.
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RECETTE : 952 livres.
Dans sa nouveauté, Zulime n’eut que quelques représentations. (G.A.)
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AVERTISSEMENT POUR LA PRÉSENTE ÉDITION.
Sur le conseil de ses amis, Voltaire, ayant laissé là l’Envieux, revint à la tragédie, et, en huit jours, il fit Zulime ; mais, cette fois, sa précipitation lui fut fatale : cette œuvre d’une semaine ne valait rien, et Voltaire le reconnut tout le premier dès qu’il l’eut finie. C’est de la crème fouettée, disait-il, c’est un magasin de vieux habits ; cette tragédie est comme Artémire, sans caractère. Mais ses amis prétendirent que l’étoffe en était bonne, et Voltaire, toujours docile aux conseils, la remit sur le métier. Toutefois, quand il s’agit de la représentation, il protesta encore ; et s’il défendit ce soir-là d’afficher son nom, ce fut bien par honte de son ouvrage. Il n’y a que trois actes de bons, avait-t-il dit ; et, en effet, le public ne supporta que les trois premiers actes ; il siffla tout le reste.
La pièce ne fut pas imprimée ; mais elle ne fut pas pour cela oubliée. On la demandait souvent à Voltaire pour les théâtres de société. C’est ainsi qu’en 1750 on la joua à Sceaux chez la duchesse du Maine, et c’était madame de Fontaine, nièce de Voltaire, qui figurait Atide. En 1757, toujours sollicité par ses amis, il remania Zulime, qu’il rebaptisa Médime, puis Fatime. Il l’essaya sur son propre théâtre, à Lausanne, et cette fois on vit son autre nièce, madame Denis, y figurer. Enfin il permit à mademoiselle Clairon, en 1761, de ressusciter à Paris même cette pauvre tragédie, qui reprit son premier nom, Zulime. Mademoiselle Clairon, secondée par Lekain, la fit applaudir onze fois de suite ; alors Voltaire, attribuant ce succès tardif au mérite seul de l’actrice, fit hommage à celle-ci de l’œuvre dont elle était l’âme, et la pria de partager avec Lekain le bénéfice du manuscrit. C’est cette dernière version que nous donnons ici. Non-seulement elle diffère beaucoup d’une autre version imprimée subrepticement en 1760, mais les deux derniers actes ne ressemblent en rien à ceux de la Zulime de 1740, laquelle, du reste, est entièrement perdue.
Georges AVENEL.
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AVERTISSEMENT DES ÉDITEURS DE KEHL.
Cette tragédie fut représentée, pour la première fois, en 1740, reprise en 1762, et imprimée alors telle qu’on la trouve dans ce recueil. Il en a paru une édition furtive, que Voltaire a désavouée. Les variantes ont été recueillies d’après cette édition.
Zulime est le même sujet que Bajazet et qu’Ariane (1). Dans Ariane, tout est sacrifié à ce rôle : Thesée, Phèdre, Œnarus , Piritohous, ne sont pas supportables ; l’ingratitude de Thésée, la trahison de Phèdre, n’ont aucun motif : ils sont odieux et avilis ; mais le rôle d’Ariane fait tout pardonner. Dans Bajazet, Roxane n’est point intéressante ; elle trahit Amurat, son amant et son bienfaiteur. Sa passion est celle d’une esclave violente et intéressée ; mais cette passion est peinte par un grand maître. Le rôle de Bajazet, quoique faible, est noble. C’est malgré lui qu’Acomat et Atalide l’ont engagé dans une intrigue dont il rougit. Celui d’Atalide est touchant, d’une sensibilité douce et vraie.
Racine est le premier qui ait mis sur le théâtre des femmes tendres sans être passionnées, telles qu’Atalide, Monime, Junie, Iphigénie, Bérénice. Il n’en avait trouvé de modèles, ni chez les Grecs, ni chez aucun peuple moderne, excepté dans les pastorales italiennes. L’art de rendre ces caractères dignes de la tragédie lui appartient tout entier. A la vérité, ces rôles ne sont point d’un grand effet sur le théâtre, à moins qu’ils ne soient joués par une actrice dont la figure et la voix soient dignes des vers de Racine ; mais ils feront toujours les délices des âmes tendres, et des hommes sensibles aux charmes de la belle poésie.
Voltaire admirait le rôle d’Acomat. Ce rôle et celui de Burrhus sont encore de ces beautés dont Racine n’avait point eu de modèles. En travaillant le même sujet que Racine et Corneille, Voltaire voulut que ni l’amante abandonnée, ni le héros, ni l’amante préférée, ne fussent avilis. C’est d’après cette idée que toute sa pièce a été combinée.
La fuite de Zulime, sa révolte contre son père, sont des crimes ; mais il n’y a dans ces crimes ni trahison ni cruauté. Hermione, Roxane, Phèdre, intéressent par leurs malheurs, et surtout par l’excès de leur passion ; mais les crimes qu’elles commettent ne sont pas de ces actions où la passion peut conduire des âmes vertueuses. Les emportements de Zulime, au contraire, sont ceux d’une âme entraînée par son amour, mais née pour la vertu, que les passions ont pu égarer, mais qu’elles n’ont pu corrompre. Ce rôle est encore le seul rôle de femme de ce genre qu’il y ait dans nos tragédies ; et Voltaire est le premier qui ait marqué sur le théâtre la différence des fureurs de la passion aux véritables crimes.
On peut reprocher aux trois pièces un même défaut, celui de ne laisser au spectateur l’idée d’aucun dénouement heureux. Voltaire a cherché à éviter ce défaut autant que le sujet le permettait. Du moins sa pièce, comme celle de Bajazet, est-elle susceptible de plusieurs dénouements. Le cinquième acte, et la catastrophe de Zulime, telle qu’elle est dans cette édition, est d’une grande beauté ; et ce vers de Zulime, en arrachant le poignard à sa rivale,
C’est à moi de mourir, puisque c’est toi qu’on aime,
vaut mieux lui seul que beaucoup de tragédies.
1 – Ariane est de Thomas Corneille. (G.A.)
A MADEMOISELLE CLAIRON.
(1)
Cette tragédie vous appartient, Mademoiselle ; vous l’avez fait supporter au théâtre. Les talents comme les vôtres ont un avantage assez unique, c’est celui de ressusciter les morts : c’est ce qui vous est arrivé quelquefois. Il faut avouer que, sans les grands acteurs, une pièce de théâtre est sans vie ; c’est vous qui lui donnez l’âme. La tragédie est encore plus faite pour être représentée que pour être lue ; et c’est sur quoi je prendrai la liberté de dire qu’il est bien singulier qu’un ouvrage qui est innocent à la lecture puisse devenir coupable aux yeux de certaines gens, en acquérant le mérite qui lui est propre, celui de paraître sur le théâtre. On ne comprendra pas un jour qu’on ait pu faire des reproches à mademoiselle de Champmêlé de jouer Chimène, lorsque Augustin Courbé et Mabre Cramoisy, qui l’imprimaient, étaient marguilliers de leur paroisse ; et l’on jouera peut-être un jour sur le théâtre ces contradictions de nos mœurs.
Je n’ai jamais conçu qu’un jeune homme qui récitait en public une Philippique de Cicéron, dût déplaire mortellement à certaines personnes qui prétendent lire avec un plaisir extrême les injures grossières que ce Cicéron dit éloquemment à Marc-Antoine. Je ne vois pas non plus qu’il y ait un grand mal à prononcer tout haut des vers français que tous les honnêtes gens lisent, ou même des vers qu’on ne lit guère : c’est un ridicule qui m’a souvent frappé parmi bien d’autres ; et ce ridicule, tenant à des choses sérieuses, pourrait quelquefois mettre de fort mauvaise humeur.
Quoi qu’il en soit, l’art de la déclamation demande à la fois tous les talents extérieurs d’un grand orateur, et tous ceux d’un grand peintre. Il en est de cet art comme de tous ceux que les hommes ont inventés pour charmer l’esprit, les oreilles et les yeux ; ils sont tous enfants du génie, tous devenus nécessaires à la société perfectionnée ; et, ce qui est commun à tous, c’est qu’il ne leur est pas permis d’être médiocres. Il n’y a de véritable gloire que pour les artistes qui atteignent la perfection ; le reste n’est que toléré.
Un mot de trop, un mot hors de sa place, gâte le plus beau vers ; une belle pensée perd tout son prix, si elle est mal exprimée ; elle vous ennuie, si elle est répétée : de même des inflexions de voix ou déplacées, ou peu justes, ou trop peu variées, dérobent au récit toute sa grâce. Le secret de toucher les cœurs est dans l’assemblage d’une infinité de nuances délicates, en poésie, en éloquence, en déclamation, en peinture ; la plus légère dissonnance en tout genre est sentie aujourd’hui par les connaisseurs ; et voilà peut-être pourquoi l’on trouve si peu de grands artistes, c’est que les défauts sont mieux sentis qu’autrefois. C’est faire votre éloge que de vous dire ici combien les arts sont difficiles. Si je vous parle de mon ouvrage, ce n’est que pour admirer vos talents.
Cette pièce est assez faible. Je la fis autrefois pour essayer de fléchir un père rigoureux qui ne voulait pardonner ni à son gendre, ni à sa fille, quoiqu’ils fussent très estimables, et qu’il n’eût à leur reprocher que d’avoir fait sans son consentement un mariage que lui-même aurait dû leur proposer (2).
L’aventure de Zulime, tirée de l’histoire des Maures, présentait au spectateur une princesse bien plus coupable ; et Bénassar son père, en lui pardonnant, ne devait qu’inviter davantage à la clémence ceux qui pourraient avoir à punir une faute plus graciable que celle de Zulime.
Malheureusement la pièce paraît avoir quelque ressemblance avec Bajazet ; et, pour comble de malheur, elle n’a point d’Acomat ; mais aussi cet Acomat me paraît l’effort de l’esprit humain. Je ne vois rien dans l’antiquité ni chez les modernes, qui soit dans ce caractère, et la beauté de la diction le relève encore : par un seul vers ou dur ou faible ; par un mot qui ne soit le mot propre ; jamais de sublime hors d’œuvre, qui cesse alors d’être sublime ; jamais de dissertation étrangère au sujet ; toutes les convenances parfaitement observées : enfin ce rôle me paraît d’autant plus admirable, qu’il se trouve dans la seule tragédie où l’on pouvait l’introduire, et qu’il aurait été déplacé partout ailleurs.
Le père de Zulime a pu ne pas déplaire, parce qu’il est le premier de cette espèce qu’on ait osé mettre sur le théâtre. Un père qui a une fille unique à punir d’un amour criminel est une nouveauté qui n’est pas sans intérêt ; mais le rôle de Ramire m’a toujours paru très faible, et c’est pourquoi je ne voulais plus hasarder cette pièce sur la scène française. Tout n’est qu’amour dans cet ouvrage : ce n’est pas un défaut de l’art, mais ce n’est pas aussi un grand mérite. Cet amour ne pèche pas contre la vraisemblance : il y a cent exemples de pareilles aventures et de semblables passions ; mais je voudrais que, sur le théâtre, l’amour fût toujours tragique.
Il est vrai que celui de Zulime est toujours annoncé par elle-même comme une passion très condamnable ; mais ce n’est pas assez :
Et que l’amour, souvent de remords combattu,
Paraisse une faiblesse, et non une vertu (3).
les autres personnages doivent concourir aux effets terribles que toute tragédie doit produire. La médiocrité du personnage de Ramire se répand sur tout l’ouvrage. Un héros qui ne joue d’autre rôle que celui d’être aimé ou amoureux ne peut jamais émouvoir ; il cesse dès lors d’être un personnage de tragédie : c’est ce qu’on peut quelquefois reprocher à Racine, si l’on peut reprocher quelque chose à ce grand homme, qui, de tous nos écrivains, est celui qui a le plus approché de la perfection dans l’élégance et la beauté continue de ses ouvrages. C’est surtout le grand vice de la tragédie d’Ariane, tragédie d’ailleurs intéressante, remplie des sentiments les plus touchants et les plus naturels et qui devient excellente quand vous la jouez.
Le malheur de presque toutes les pièces dans lesquelles une amante est trahie, c’est qu’elles retombent toutes dans la situation d’Ariane ; et ce n’est presque que la même tragédie sous des noms différents.
J’ose croire en général que les tragédies qui peuvent subsister sans cette passion sont sans contredit les meilleures, non-seulement parce qu’elles sont beaucoup plus difficiles à faire, mais parce que, le sujet étant une fois trouvé, l’amour qu’on introduirait y paraîtrait une puérilité, au lieu d’y être un ornement.
Figurez-vous le ridicule qu’une intrigue amoureuse ferait dans Athalie, qu’un grand-prêtre fait égorger à la porte du temple ; dans cet Oreste, qui venge son père, et qui tue sa mère ; dans Mérope (3), qui, pour venger la mort de son fils, lève le bras sur son fils même ; enfin dans la plupart des sujets vraiment tragiques de l’antiquité. L’amour doit régner seul, on l’a déjà dit ; il n’est pas fait pour la seconde place. Une intrigue politique dans Ariane serait aussi déplacée qu’une intrigue amoureuse dans le parricide d’Oreste. Ne confondons point ici avec l’amour tragique, les amours de comédie et d’églogue, les déclarations, les maximes d’élégie, les galanteries de madrigal : elles peuvent faire dans la jeunesse l’amusement de la société ; mais les vraies passions sont faites pour la scène, et personne n’a été ni plus digne que vous de les inspirer, ni plus capable de les bien peindre.
1 – Mademoiselle Clairon Delatude, née en 1722, était la fille d’une pauvre ouvrière. Elle débuta en 1743, à la Comédie-Française, d’où elle se retira en 1766, après s’être vue jetée en prison de par l’arbitraire que subissaient les comédiens. Elle vécut depuis en Allemagne à la cour du margrave d’Anspach ; puis elle revint mourir à Paris en 1803, à l’âge de quatre-vingt un ans. Elle était, comme Lekain, élève de Voltaire. (G.A.)
2 – On voit que si Zulime est une mauvaise pièce, c’est du moins une bonne action. (G.A.)
3 – BOILEAU, Art poétique, III, 101-102.
3 – Les pièces que cite ici Voltaire se trouvent plus loin. Il ne faut pas oublier que cette Dédicace est de 1761. (G.A.)