CONTE : L'Anti-giton
Photo de PAPAPOUSS
L’ANTI-GITON,
A MADEMOISELLE LECOUVREUR.
(1)
− 1714 −
O du théâtre aimable souveraine,
Belle Chloé, fille de Melpomène,
Puissent ces vers de vous être goûtés !
Amour le veut, Amour les a dictés.
Ce petit dieu, de son aile légère,
Un arc en main, parcourait l’autre jour
Tous les recoins de votre sanctuaire ;
Car le théâtre appartient à l’Amour ;
Tous ses héros sont enfants de Cythère.
Hélas ! Amour, que tu fus consterné
Lorsque tu vis ce temple profané,
Et ton rival, de son culte hérétique
Etablissant l’usage anti-physique,
Accompagné de ses mignons fleuris.
Fouler aux pieds les myrtes de Cypris !
Cet ennemi jadis eut dans Gomorrhe
Plus d’un autel, et les aurait encore,
Si par le feu son pays consumé
En lac un jour n’eût été transformé.
Ce conte n’est de la métamorphose,
Car gens de bien m’ont expliqué la chose
Très doctement ; et partant ne veux pas
Mécroire en rien la vérité du cas.
Ainsi que Loth, chassé de son asile,
Ce pauvre dieu courut de ville en ville :
Il vint en Grèce ; il y donna leçon
Plus d’une fois à Socrate, à Platon ;
Chez des héros il fit sa résidence
Tantôt à Rome, et tantôt à Florence,
Cherchant toujours, si bien vous l’observez,
Peuples polis et par art cultivés.
Maintenant donc le voici dans Lutèce,
Séjour fameux des effrénés désirs,
Et qui vaut bien l’Italie et la Grèce,
Quoi qu’on en dise, au moins pour les plaisirs.
Là, pour tenter notre faible nature,
Ce dieu paraît sous humaine figure,
Et n’a point pris bourdon de pèlerin ;
Comme autrefois l’a pratiqué Jupin,
Qui, voyageant au pays où nous sommes,
Quittait les cieux pour éprouver les hommes.
Il n’a point l’air de ce pesant abbé (2)
Brutalement dans le vice absorbé,
Qui, tourmentant en tout sens son espèce,
Mord son prochain, et corrompt la jeunesse ;
Lui, dont l’œil louche, et le mufle effronté,
Font frissonner la tendre Volupté,
Et qu’on prendrait, dans ses fureurs étranges.
Pour un démon qui viole des anges.
Ce Dieu sait trop qu’en un pédant crasseux
Le plaisir même est un objet hideux.
D’un beau marquis il a pris le visage (3)
Le doux maintien, l’air fin, l’adroit langage ;
Trente mignons le suivent en riant ;
Philis le lorgne, et soupire en fuyant.
Ce faux Amour se pavane à toute heure
Sur le théâtre aux Muses destiné,
Où, par Racine en triomphe amené,
L’Amour galant choisissait sa demeure.
Que dis-je ? hélas ! l’Amour n’habite plus
Dans ce réduit : désespéré, confus
Des fiers succès du dieu qu’on lui préfère,
L’Amour honnête est allé chez sa mère,
D’où rarement il descend ici-bas.
Belle Chloé, ce n’est que sur vos pas
Qu’il vient encore. Chloé, pour vous entendre
Du haut des cieux j’ai vu ce dieu descendre
Sur le théâtre ; il vole parmi nous
Quand, sous le nom de Phèdre ou de Monime,
Vous partagez entre Racine et vous
De notre encens le tribut légitime.
Si vous voulez que cet enfant jaloux
De ces beaux lieux désormais ne s’envole,
Convertissez ceux qui devant l’idole
De son rival ont fléchi les genoux.
Il vous créa la prêtresse du temple :
A l’hérétique il faut prêcher d’exemple.
Prêchez donc vite, et venez dès ce jour
Sacrifier au véritable Amour. (4)
1 – Cette pièce, adressée d’abord à mademoiselle Duclos, fut imprimée pour la première fois en 1720, sous le nom de la Courcillonade. Le héros du poème, Egon de Courcillon, fils du marquis de Dangeau, était mort depuis un an. On sait que le vice signalé ici par Voltaire n’était pas alors une exception. Il n’y avait, au contraire, rien de plus commun que la sodomie à la cour de Louis XIV. (G.A.)
2 – L’abbé Desfontaines. Les dix vers sur Desfontaines ont été ajoutés plus de vingt ans après l’édition originale. (G.A.)
3 – L’homme dont il est question avait eu une cuisse emportée à Ramilly (Ramillies.) − Ou plutôt à Malplaquet. Dans la première version, il y avait même :
Dans ses yeux brille et luxure et malice ;
Il est joyeux, et de doux entretien.
Faites état qu’il ne défaut de rien,
Quoiqu’on ait dit qu’il lui manque une cuisse. (G.A.)
4 – Mademoiselle Duclos se montra insensible à l’invitation de Voltaire. C’était avec d’Uzès qu’elle sacrifiait alors au véritable amour. (G.A.)