CORRESPONDANCE - Année 1742 - Partie 4
Photo de PAPAPOUSS
à Madame la comtesse de Mailly (1)
13 Juillet 1742
Madame, j’ai appris avec la plus vive douleur qu’il court de moi au roi de Prusse une lettre dont toutes les expressions sont falsifiées (2). Si je l’avais écrite telle que l’on a la cruauté de la publier, et telle qu’elle est parvenue, dit-on, entre vos mains, je mériterais votre indignation.
Mais, si vous saviez, madame, quelle est, depuis six ans, la nature de mon commerce avec le roi de Prusse, ce qu’il m’écrivit avant cette lettre, et dans quelles circonstances j’ai fait ma réponse, vous ne seriez véritablement indignée que de l’injustice que j’essuie ; et je serais aussi sûr de votre protection que vous l’êtes d’être aimée et estimée de tout le monde.
Il ne m’appartient pas de vous fatiguer de détails au sujet de cette lettre, que je n’ai jamais montrée à personne, et au sujet de toutes celles du roi de Prusse, dont je n’ai jamais abusé.
Si je pouvais un jour, madame, avoir l’honneur de vous entretenir un quart d’heure, vous verriez en moi un bon citoyen, un homme attaché à son roi et à sa patrie, qui a résisté à tout, dans l’espoir de vivre en France ; un homme qui ne connaît que l’amitié, la société, et le repos. Il veut vous devoir ce repos, madame ; la France lui est plus chère, depuis qu’il a eu l’honneur de vous faire un moment sa cour, et ses sentiments méritent votre protection. J’ai l’honneur, etc.
1 – Maîtresse du roi. (G.A.)
2 – Voyez la correspondance avec Frédéric à cette époque. (G.A.)
à M. de Marville,
Lieutenant-Général de police.
Paris, le 14 Août 1742.
Monsieur, j’ai exécuté l’arrêt que vous avez prononcé malgré vous contre moi (1) ; et tout se passera comme vous l’avez très sagement prescrit. Celui qui a le manuscrit signé de votre main est à la campagne ; il ne reviendra qu’à neuf heures, et, si je peux sortir, j’irai lui demander ce manuscrit moi-même ; sinon, j’enverrai chez lui, et j’aurai l’honneur de vous le remettre.
Je n’ai jamais mieux senti la différence qui est entre la raison et le fanatisme, entre la connaissance du monde et la pédanterie, que lorsque j’ai eu l’honneur de vous parler.
Je suis avec beaucoup de respect, et j’ose dire avec attachement, votre, etc.
1 – Ordre de retirer Mahomet du théâtre. Voyez notre Avertissement en tête de cette tragédie. (G.A.)
à M. le cardinal de Fleury
A Paris, ce 22 Août 1742.
Monseigneur, en partant pour Bruxelles, je reçois encore une lettre du roi de Prusse par laquelle il me réitère de lui aller faire ma cour incessamment. Je n’irai qu’en cas que le roi me le permette, et que votre éminence ait la bonté de m’envoyer son agrément.
Je vous supplie, monseigneur, de vouloir bien me l’envoyer à Bruxelles, sous le couvert de M. Dagieu. Au reste, ce monarque aura la bonté de me rendre toutes les lettres que je lui ai écrites depuis le mois de juin, parafées de sa main, et votre éminence verra si j’ai écrit celle qu’on m’a si cruellement imputée ; elle verra avec quelle malice noire elle est falsifiée, elle connaîtra mon innocence et l’infâme imposture sous laquelle j’ai été accablé. Je me flatte, monseigneur, que le roi, ayant été instruit de cette calomnie, le sera de ma justification. C’est une justice que j’ai droit d’attendre du plus équitable et du plus sage des hommes.
Je suis attaché personnellement à votre éminence, et on ne peut avoir eu l’honneur de lui parler sans lui être dévoué.
C’est une fatalité pour moi que les seuls hommes qui aient voulu troubler votre heureux ministère soient les seuls qui m’aient persécuté, jusque-là que la cabale des convulsionnaires, c’est-à-dire ce qu’il y a de plus abject dans le rebut du genre humain, a obtenu la suppression injurieuse d’un ouvrage public (1) honoré de votre approbation, et représenté devant les premiers magistrats de Paris.
Mais, monseigneur, je garde le silence sur cet article comme sur beaucoup d’autres, concernant le roi de Prusse ; je suis bien loin de chercher à me faire valoir.
La seule chose que je désire passionnément, c’est que votre éminence soit convaincue de mes sentiments pour elle, et de mon amour extrême pour ma patrie. Si vous daignez en persuader sa majesté, ce sera le comble à vos bontés.
Je vous souhaite, monseigneur, la longue prospérité qui doit être le fruit de tant de modération et de tant de sagesse.
J’ai l’honneur d’être, avec le plus profond respect, monseigneur, de votre éminence le très humble, etc.
1 – Mahomet. (G.A.)
à M. le comte d’Argental
A Paris, le 22 Août 1742, en partant.
Tandis que vous êtes à Lyon, mon cher et respectable ami, avec mon autre ange gardien, le diable, qui dispose de ma vie, m’envoie à Bruxelles ; et songez, s’il vous plaît, qu’à Bruxelles il n’y a que des Flamands qui ne sauront pas même si, dans la tragédie de Mahomet, il sera question de mahométisme. Madame du Châtelet va, toute armée de compulsoires, de requêtes, et de contredits, perdre son argent et son temps à gagner des incidents inutiles d’un procès qui sera jugé à la quatrième ou cinquième génération.
O vanas hominum mentes ! ô pectora cæca !
LUCR., liv. II.
Pour moi, je dirai :
O noctes cœnæque Deum ! . . . . .
HOR., lib II, sat. VI.
quand je vous reverrai à Paris. Je ne prétends pas vous regretter précisément autant que fait madame d’Argental ; mais, après elle, je crois que je peux très hardiment le disputer à tout le monde.
Je vois que M. Pallu et M. Perichon, et tous ceux qui font les honneurs de Lyon, vont donner des indigestions à mes deux anges. M. de La Marche (1) n’est-il pas avec vous ? n’avez-vous pas un opéra, et, par-dessus tout cela, un cardinal (2) ? Voilà assurément de quoi passer son temps. Que dit M. de La Marche de ses confrères de Paris, qui ont instrumenté si pédantesquement contre mon prophète ? que dira M. le cardinal de Tencin ? que dira madame sa sœur de nos convulsionnaires en robe longue, qui ne veulent pas qu’on joue le Fanatisme, comme on dit qu’un premier président ne voulait pas qu’on jouât Tartufe ? Puisque me voilà la victime des jansénistes, je dédierai Mahomet au pape, et je compte être évêque in partibus infidelium , attendu que c’est là mon véritable diocèse. Bonjour, mes saints anges ; je me mets toujours à l’ombre de vos ailes. Voulez-vous des nouvelles ? on joue jeudi ma (3) comédie nouvelle ; mademoiselle Gaussin a été saignée hier ; M. le cardinal de Fleury a eu une petite faiblesse ; on répète Hippolyte et Aricie.
A propos, vous avez mon Mahomet ; madame de Tencin le lira, M. le cardinal le lira ; qu’en auront-ils dit ? et M. Pallu, on ne peut pas se dispenser de lui en accorder une lecture.
Je vous prie de présenter mes respects à madame votre tante ; et, si je n’étais pas aussi profane, aussi irrévocablement damné que j’ai l’honneur de l’être, je demanderais la bénédiction de son éminence.
à Madame de Champbonin
De Reims.
On a retenue, ma chère amie, la vivacité de mes sentiments, et l’on a réglé que celui des voyageurs qui ne vous est pas le moins attaché serait le dernier à vous écrire. Nous voilà dans la ville de la sainte-ampoule ! Je vous jure que madame la marquise du Châtelet n’a jamais été plus aimable. Elle a enchanté toute la ville de Reims, et, comme de raison, ceux à qui elle plaît tant lui ont donné un jour deux pièces en cinq actes, l’une avant souper, et l’autre après. La dernière a été suivie d’un bal qu’on n’attendait pas, et qui s’est formé tout seul. Jamais elle n’a mieux dansé au bal ; jamais elle n’a mieux chanté à souper ; jamais tant mangé, ni plus veillé. Elle loge chez mon ami, M. de Pouilli (4), homme d’une vaste érudition, et cependant aimable, doux, facile, comme s’il n’était pas savant, digne enfin de loger Emilie. Au lieu d’y coucher une nuit, elle en passe trois dans cette bonne ville. Nous partons demain sous l’étoile d’Emilie qui nous conduit. Vous, qui tenez sa place à Cirey, faites des vœux pour une prompte conclusion de nos affaires ; je dis nos affaires, car celles d’Emilie sont les nôtres, et nous avons certainement, vous et moi, un très gros procès contre M. Honsbrouck. Il y a au Champbonin et à Paris deux personnes qui me seront toujours bien chères, et auxquelles je vous prie de parler toujours de moi ; c’est M. de Champbonin et M. votre fils. Je vous aime, madame, dans tout ce qui vous appartient. Adieu, gros chat. Je vous embrasse si tendrement qu’Emilie m’en grondera.
1 – Président du parlement de Bourgogne. (G.A.)
2 – Tencin, oncle de d’Argental, et archevêque de Lyon. (G.A.)
3 – Il faut lire la. Voltaire veut parler sans doute de la Fête d’Auteuil, de Boissy, jouée le 23 Août. (G.A.)
4 – Levesque de Pouilly. (G.A.)
à M. de Cideville
A Bruxelles, le 1er septembre 1742 .
Allah, illah, allah ; Mohammed rezoul, allah.
Ce Mahomet, mon très aimable ami, m’a fait bien coupable envers vous ; il m’a rendu paresseux.
Me voilà enfin tranquille à Bruxelles, et je profite de ce petit moment de loisir pour m’entretenir avec vous. Je pars demain pour aller trouver à Aix-la-Chapelle le roi qui a changé deux fois le système de l’Europe, et qui pourtant n’est pas puni de Dieu ; car il est aux eaux sans avoir besoin de les prendre, et les médecins sont au nombre des puissances dont il se moque. Si notre Mahomet, mon cher ami, eût été représenté devant lui, il n’en eût pas été effarouché, comme l’ont été nos prétendus dévots. Il ne veut pas faire jouer Saïre, parce qu’il y a trop de christianisme, à ce qu’il dit, dans la pièce. Vous jugez bien que le miracle de Polyeucte n’est pas de son goût, et que celui de Mahomet lui plaît davantage.
Nos jansénistes de Paris, et, surtout, nos jansénistes convulsionnaires, ne pensent point ainsi. Les bonnes gens ont cru que l’on attaquait saint Médard et M. saint Pâris. Il y a eu même de vos graves confrères, conseillers au parlement de Paris, qui ont représenté à leur chambre que cette pièce était toute propre à faire des Jacques Clément et des Ravaillac. Ne trouvez-vous pas que ce sont là de bonnes têtes ? Ils croient sans doute qu’Harpagon fait des avares, et enseigne à prêter sur gages. Il y a une chose qui me fait de la peine, mon cher ami, et je vous la dirai : c’est que le gros de notre nation n’a point d’esprit. Le petit nombre d’illustres précepteurs que les Français ont eus dans le siècle passé n’a pu encore rendre la raison universelle. Corneille, Racine, Molière, La Bruyère, Bossuet, Fénelon, etc., etc., ont eu beau faire, le petit, le léger, sont le caractère dominant. Cependant il y a toujours le petit nombre des élus, à la tête desquels je vous place. Ceux-là conduisent à la longue le troupeau : Dux regit agmen ; mais ce n’est qu’à la longue, et il faut des années avant que les gens d’esprit ait repétri les sots.
Le Tartufe essuya autrefois de plus violentes contradictions ; il fut enfin vengé des hypocrites. J’espère l’être des fanatiques : car enfin Mahomet est Tartufe-le-Grand.
Nous en raisonnerons à Paris, c’est là ma plus chère espérance : car vous y viendrez à ce Paris, et moi j’y serai dans deux ou trois mois.
10 Septembre 1742.
Tout ce griffonnage, mon cher ami, avait été écrit il y a huit jours. J’ai été voir le roi de Prusse avant de finir ma lettre. J’ai courageusement résisté aux belles propositions qu’il m’a faites. Il m’offre une belle maison à Berlin, et une jolie terre ; mais je préfère mon second étage dans la maison de madame du Châtelet (1). Il m’assure de sa faveur et de la conservation de ma liberté, et je cours à Paris à mon esclavage et à la persécution. Je me crois un petit Athénien qui refuse les bontés du roi de Perse. Il y a pourtant une petite différence ; on était libre à Athènes, et je suis sûr qu’il y avait beaucoup de Cidevilles ; sans cela, comment aurait-on pu aimer sa patrie ? C’est beaucoup qu’il y en ait un en France, et que je puisse me flatter d’avoir bientôt la consolation de l’embrasser.
Madame du Châtelet fait toujours ici sa malheureuse guerre de chicane et on craint à tout moment d’en voir une véritable et universelle. Quel acharnement ! ne faudra-t-il pas faire la paix après la guerre ? Eh ! morbleu, que ne fait-on la paix tout d’un coup ?
Adieu ; madame du Châtelet vous fait ses compliments ; je vous regrette, je vous regrette… je vous aime, je voudrais passer avec vous ma vie.
1 – L’hôtel Lambert, que Voltaire avait habité avec la marquise pendant l’été de 1742. (G.A.)