DIALOGUES ET ENTRETIENS PHILOSOPHIQUES - Sophronime et Adélos - Partie 2
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SOPHRONIME ET ADÉLOS.
TRADUIT DE MAXIME DE MADAURE
(Partie 2)
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DIALOGUE.
ADÉLOS.
Vos sages conseils, Sophronisme, ne m’ont pas rassuré encore. Parvenu à l’âge de quatre-vingt-six années (1), vous croyez être plus près du terme que moi qui en ai soixante et quinze ; vous avez rassemblé toutes vos forces pour combattre l’ennemi qui s’avance : mais je vous avoue que je n’ai pu me forcer à regarder la mort avec ces yeux indifférents dont on dit que tant de sages la contemplent.
SOPHRONISME.
Il y a peut-être dans l’étalage de cette indifférence un faste de vertu qui ne convient pas au sage. Je veux qu’on s’y résigne ; nous le devons, puisque tout corps organisé, animaux pensants, animaux sentants, végétaux, métaux même, tout est formé pour la destruction. La grande loi est de savoir souffrir ce qui est inévitable.
ADÉLOS.
C’est précisément ce qui fait ma douleur. Je sais trop qu’il faut périr. J’ai la faiblesse de me croire heureux en considérant ma fortune, ma santé, mes richesses, mes dignités, mes amis, ma femme, mes enfants. Je ne puis songer sans affliction qu’il me faut bientôt quitter tout cela pour jamais. J’ai cherché des éclaircissements et des consolations dans tous les livres, je n’y ai trouvé que de vaines paroles.
J’ai poussé la curiosité jusqu’à lire un certain livre qu’on dit chaldéen, et qui s’appelle le Coheleth.
L’auteur me dit : Que m’importe d’avoir appris quelque chose, si je meurs tout ainsi que l’insensé et l’ignorant ? – La mémoire du sage et celle du fou périssent également. – Le trépas des hommes est le même que celui des bêtes ; leur condition est la même ; l’un expire comme l’autre, après avoir respiré de même. – L’homme n’a rien de plus que la bête. – Tout est vanité. – Tous se précipitent dans le même abîme. – Tous sont produits de terre, tous retournent à la terre. – Et qui me dira si le souffle de l’homme s’exhale dans l’air, et si celui de la bête descend plus bas ?
Le même instructeur, après m’avoir accablé de ces images désespérantes, m’invite à me réjouir, à boire, à goûter les voluptés de l’amour, à me complaire dans mes œuvres. Mais lui-même, en me consolant, est aussi affligé que moi. Il regarde la mort comme un anéantissement affreux. Il déclare qu’un chien vivant vaut mieux qu’un lion mort. Les divans, dit-il, ont le malheur de savoir qu’ils mourront, et les morts ne savent rien, ne sentent rien, ne connaissent rien, n’ont rien à prétendre. Leur mémoire est donc un éternel oubli.
Que conclut-il sur-le-champ de ces idées funèbres ? Allez donc, dit-il ; mangez votre pain avec allégresse, buvez votre vin avec joie.
Pour moi, je vous avoue qu’après de tels discours je suis prêt à tremper mon pain dans mes larmes, et que mon vin m’est d’une insupportable amertume.
SOPHRONISME.
Quoi ! parce que dans un livre oriental il se trouve quelques passages où l’on vous dit que les morts n’ont point de sentiment, vous vous livrez à présent à des sentiments douloureux ! vous souffrez actuellement de ce qu’un jour vous ne souffriez plus du tout !
ADÉLOS.
Vous m’allez dire qu’il y a là de la contradiction ; je le sens bien, mais je n’en suis pas moins affligé. Si on me dit qu’on va briser une statue faite avec le plus grand art, qu’on va réduire en cendres un palais magnifique, vous me permettez d’être sensible à cette destruction ; et vous ne voulez pas que je plaigne la destruction de l’homme, le chef-d’œuvre de la nature ?
SOPHRONISME.
Je veux, mon cher ami, que vous vous souveniez avec moi des Tusculanes de Cicéron, dans lesquelles ce grand homme vous prouve avec tant d’éloquence que la mort n’est point un mal.
ADÉLOS.
Il me le dit, mais peut-être avec plus d’éloquence que de preuves. Il s’est moqué des fables de l’Achéron et de Cerbère, mais il y a peut-être substitué d’autres fables. Il usait de la liberté de sa secte académique, qui permet de soutenir le pour et le contre : tantôt c’est Platon qui croit l’immortalité de l’âme ; tantôt c’est Dicéarque qui la suppose mortelle. S’il me console un peu par l’harmonie de ses paroles, ses raisonnements me laissent une triste incertitude. Il dit, comme tous les physiciens qui me semblent si mal instruits, que l’air et le feu montent en droite ligne à la région céleste ; et de là, dit-il, il est clair que les âmes, au sortir des corps, montent au ciel, soit qu’elles soient des animaux respirant l’air, soit qu’elles soient composées de feu (2).
Cela ne paraît pas si clair. D’ailleurs Cicéron aurait-il voulu que l’âme de Catilina et celles des trois abominables triumvirs eussent monté au ciel en droite ligne ?
J’avoue à Cicéron que ce qui n’est point n’est pas malheureux ; que le néant ne peut ni se réjouir ni se plaindre ; que je n’avais pas besoin d’une Tusculane pour apprendre des choses si triviales et si inutiles. On sait bien sans lui que les enfers inventés, soit par Orphée, soit par Hermès, soit par d’autres, sont des chimères absurdes. J’aurais désiré que le plus grand orateur, le premier philosophe de Rome, m’eût appris bien nettement s’il y a des âmes, ce qu’elles sont, pourquoi elles sont faites, ce qu’elles deviennent. Hélas ! sur ces grands et éternels objets de la curiosité humaine, Cicéron n’en sait pas plus que le dernier sacristain d’Isis ou de la déesse de Syrie.
Cher Sophronime, je me rejette entre vos bras ; ayez pitié de ma faiblesse. Faites-moi un petit résumé de ce que vous me disiez ces jours passés sur tous ces objets de doute.
SOPHRONISME.
Mon ami, j’ai toujours suivi la méthode de l’éclectisme ; j’ai pris dans toutes les sectes ce qui m’a paru le plus vraisemblable. Je me suis interrogé moi-même de bonne foi : je vais encore vous parler de même, tandis qu’il me reste assez de force pour rassembler mes idées qui vont bientôt s’évanouir.
1°/ J’ai toujours, avec Platon et Cicéron, reconnu dans la nature un pouvoir suprême, aussi intelligent que puissant, qui a disposé l’univers tel que nous le voyons. Je n’ai jamais pu penser avec Epicure que le hasard, qui n’est rien, ait pu tout faire. Comme j’ai vu toute la nature soumise à des lois constantes, j’ai reconnu un législateur ; et comme tous les astres se meuvent selon des règles d’une mathématique éternelle, j’ai reconnu avec Platon l’éternel Géomètre.
2°/ De là descendant à ses ouvrages, et rentrant dans moi-même, j’ai dit : Il est impossible que dans aucun des mondes infinis qui remplissent l’univers, il y ait un seul être qui se dérobe aux lois éternelles ; car celui qui a tout formé doit être maître de tout. Les astres obéissent ; le minéral, le végétal, l’animal, l’homme, obéissent donc de même.
3°/ Je ne connais le secret ni de la formation, ni de la végétation, ni de l’instinct et de la pensée de l’homme. Tous ces ressorts sont si déliés qu’ils échappent à ma vue faible et grossière. Je dois donc penser qu’ils sont dirigés par les lois du Fabricateur éternel.
4°/ Il a donné aux hommes, organisation, sentiment, et intelligence ; aux animaux, organisation, sentiment, et ce que nous appelons instinct ; aux végétaux, organisation seule. Sa puissance agit donc continuellement sur ces trois règnes.
5°/ Toutes les substances de ces trois règnes périssent les unes après les autres. Il en est qui durent des siècles, d’autres qui vivent un jour ; et nous ne savons pas si les soleils qu’il a formés ne seront pas à la fin détruits comme nous.
6°/ Ici vous me demanderez si je pense que nos âmes périront aussi comme tout ce qui végète, ou si elles passeront dans d’autres corps, ou si elles revêtiront un jour le même, ou si elles s’envoleront dans d’autres mondes.
A cela je vous répondrai qu’il ne m’est pas donné de savoir l’avenir, qu’il ne m’est pas même donné de savoir ce que c’est qu’une âme. Je sais certainement que le pouvoir suprême qui régit la nature a donné à mon individu la faculté de sentir, de penser, et d’expliquer mes pensées. Et quand on me demande si après ma mort ces facultés subsisteront, je suis presque tenté d’abord de demander à mon tour si le chant du rossignol subsiste quand l’oiseau a été dévoré par un aigle.
Convenons d’abord avec tous les bons philosophes que nous n’avons rien par nous-mêmes. Si nous regardons un objet, si nous entendons un corps sonore, il n’y a rien dans ces corps ni dans nous qui puisse produire immédiatement ces sensations. Par conséquent il n’est rien, ni dans nous, ni autour de nous, qui puisse produire immédiatement nos pensées ; car point de pensées dans l’homme avant la sensation : « Nihil est in intellectu quod non rius fuerit in sensu. » Donc c’est Dieu qui nous fait toujours sentir et penser : donc c’est Dieu qui agit sans cesse sur nous, de quelque manière incompréhensible qu’il agisse. Nous sommes dans ses mains comme tout le reste de la nature. Un astre ne peut pas dire : Je tourne par ma propre force. Un homme ne doit pas dire : Je sens et je pense par mon propre pouvoir.
Etant donc les instruments périssables d’une puissance éternelle, jugez vous-même si l’instrument peut jouer encore quand il n’existe plus, et si ce ne serait pas une contradiction évidente. Jugez surtout si, en admettant un formateur souverain, on peut admettre des êtres qui lui résistent.
ADÉLOS.
J’ai toujours été frappé de cette grande idée. Je ne connais point de système plus respectueux envers Dieu. Mais il me semble que si c’est révérer en Dieu sa toute-puissance, c’est lui ôter sa justice, et c’est ravir à l’homme sa liberté. Car si Dieu fait tout, s’il est tout, il ne peut ni récompenser ni punir les simples instruments de ses décrets absolus ; et si l’homme n’est que ce simple instrument, il n’est pas libre.
Je pourrais me dire que, dans votre système qui fait Dieu si grand et l’homme si petit, l’Etre éternel sera regardé par quelques esprits comme un fabricateur qui a fait nécessairement des ouvrages nécessairement sujets à la destruction ; il ne sera plus aux yeux de bien des philosophes qu’une force secrète répandue dans la nature ; nous retomberons peut-être dans le matérialisme de Straton en voulant l’éviter.
SOPHRONISME.
J’ai craint longtemps, comme vous, ces conséquences dangereuses, et c’est ce qui m’a empêché d’enseigner mes principes ouvertement dans mes écoles : mais je crois qu’on peut aisément se tirer de ce labyrinthe. Je ne dis pas cela pour le vain plaisir de disputer et pour n’être pas vaincu en paroles. Je ne suis pas comme ce rhéteur d’une secte nouvelle, qui avoue dans un de ses écrits que, s’il répond à une difficulté métaphysique insoluble « ce n’est pas qu’il ait rien de solide à dire, mais c’est qu’il faut bien dire quelque chose. »
J’ose donc dire d’abord qu’il ne faut pas accuser Dieu d’injustice parce que les enfers des Egyptiens, d’Orphée, et d’Homère, n’existent pas, et que les trois gueules de Cerbère, les trois Furies, les trois Parques, les mauvais démons, la roue d’Ixion, le vautour de Prométhée, sont des chimères absurdes. Les charlatans sacrés qui inventèrent ces horribles fadaises pour se faire craindre, et qui ne soutinrent leur religion que par des bourreaux, sont aujourd’hui regardés par les sages comme la lie du genre humain ; ils sont aussi méprisés que leurs fables.
Il y a certes une punition plus vraie, plus inévitable dans ce monde pour les scélérats. Et quelle est-elle ? c’est le remords, qui ne manque jamais, et la vengeance humaine, laquelle manque rarement. J’ai connu des hommes bien méchants, bien atroces, je n’en ai jamais vu un seul heureux.
Je ne ferai pas ici la longue énumération de leurs peines, de leurs horribles ressouvenirs, de leurs terreurs continuelles, de la défiance où ils étaient, de leurs domestiques, de leurs femmes, de leurs enfants. Cicéron avait bien raison de dire : Ce sont là les vrais Cerbères, les vraies Furies, leurs fouets et leurs flambeaux.
Si le crime est ainsi puni, la vertu est récompensée, non par des Champs-Elysées où le corps se promène insipidement quand il n’est plus ; mais pendant sa vie, par le sentiment intérieur d’avoir fait son devoir, par la paix du cœur, par l’applaudissement des peuples, l’amitié des gens de bien. C’est l’opinion de Cicéron, c’est celle de Caton, de Marc-Aurèle, d’Epictète, c’est la mienne. Ce n’est pas que ces hommes prétendent que la vertu rende parfaitement heureux. Cicéron avoue qu’un tel bonheur ne saurait être toujours pur, parce que rien ne peut l’être sur la terre. Mais remercions le Maître de la nature humaine d’avoir mis à côté de la vertu la mesure de félicité dont cette nature est susceptible.
Quant à la liberté de l’homme que la toute-puissante et tout agissante nature de l’Etre universel semblerait détruire, je m’en tiens à une seule assertion. La liberté n’est autre chose que le pouvoir de faire ce qu’on veut : or, ce pouvoir ne peut jamais être celui de contredire les lois éternelles, établies par le grand Etre. Il ne peut être que celui de les exercer, de les accomplir. Celui qui tend un arc, qui tire à lui la corde, et qui pousse la flèche, ne fait qu’exécuter les lois immuables du mouvement. Dieu soutient et dirige également la main de César qui signe le pardon des vaincus. Celui qui se jette au fond d’une rivière pour sauver un homme noyé et pour le rendre à la vie, obéit aux décrets et aux règles irrésistibles. Celui qui égorge et qui dépouille un voyageur leur obéit malheureusement de même. Dieu n’arrête pas le mouvement du monde entier pour prévenir la mort d’un homme sujet à la mort. Dieu même, Dieu ne peut être libre d’une autre façon ; sa liberté ne peut être que le pouvoir d’exécuter éternellement son éternelle volonté. Sa volonté ne peut avoir à choisir avec indifférence entre le bien et le mal, puisqu’il n’y a point de bien ni de mal pour lui. S’il ne faisait pas le bien nécessairement par une volonté nécessairement terminée à ce bien, il le ferait sans raison, sans cause ; ce qui serait absurde.
J’ai l’audace de croire qu’il en est ainsi des vérités éternelles de mathématique par rapport à l’homme. Nous ne pouvons les nier dès que nous les apercevons dans toute leur clarté ; et c’est en cela que Dieu nous fit à son image ; ce n’est pas en nous pétrissant de fange délayée, comme on dit que fit Prométhée.
. . . . . . . . . . . Mixtam fluvialibus undis
Finxit in effigiem moderantum cunct deorum.
OVID., Met. I, 82-83.
Certes ce n’est pas par le visage que nous ressemblons à Dieu, représenté si ridiculement par la fabuleuse antiquité avec tous nos membres et toutes nos passions ; c’est par l’amour et la connaissance de la vérité que nous avons quelque faible participation de son être, comme une étincelle a quelque chose de semblable au soleil, et une goutte d’eau tient quelque chose du vaste océan.
J’aime donc la vérité quand Dieu me le fait connaître ; je l’aime lui qui en est la source, je m’anéantis devant lui qui m’a fait si voisin du néant. Résignons-nous ensemble, mon cher ami, à ses lois universelles et irrévocables, et disons en mourant, comme Epictète :
« O Dieu ! je n’ai jamais accusé votre providence. J’ai été malade, parce que vous l’avez voulu, et je l’ai voulu de même ; j’ai été pauvre, parce que vous l’avez voulu, et j’ai été content de ma pauvreté ; j’ai été dans la bassesse, parce que vous l’avez voulu, et je n’ai jamais désiré de m’élever.
Vous voulez que je sorte de ce spectacle magnifique, j’en sors ; et je vous rends mille très humbles grâces de ce que vous avez daigné m’y admettre pour me faire voir tous vos ouvrages, et pour étaler à mes yeux l’ordre avec lequel vous gouvernez cet univers. »
1 – Voltaire avait alors quatre-vingt-deux ans. (G.A.)
2 – « Perspicuum debet esse animos, cum e corpore excesserint, sive illi sint animales spirabiles, sive ignei, sublme ferri. » - La traduction donnée ici par Voltaire obligé de laisser la citation telle qu’il l’avait faite. Voici le texte de Cicéron : « Perspicuum debet esse animos, cum e corpore excesserint, sive illi sint animales, id est sirabiles, sive ignei, sublime ferri. » Tuscul., 17.