CORRESPONDANCE - Année 1777 - Partie 20
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à M. le comte d’Argental.
A Ferney, 6 Décembre 1777.
Je ne vous parlerai pas aujourd’hui, mon cher ange, des deux enfants que j’ai faits dans ma quatre-vingt-quatrième année. Vous les nourrirez, s’ils vous plaisent : vous les laisserez mourir s’ils sont contrefaits. Mais je veux absolument vous parler d’un autre monstre : c’est de cet animal amphibie qui n’est ni fille, ni garçon ; qui est, dit-on, habillé actuellement en fille (1), qui porte la croix de Saint-Louis sur son corset, et qui a, comme vous, douze mille francs de pension. Tout cela est-il bien vrai ? je ne crois pas que vous soyez de ses amis, s’il est de votre sexe, ni de ses amants, s’il est de l’autre. Vous êtes à portée, plus que personne, de m’expliquer ce mystère. Il ou elle m’avait fait dire, par un Anglais de mes amis, qu’il ou elle viendrait à Ferney, et j’en suis très embarrassé.
Je vous demande en grâce de me dire le mot de cette énigme.
Je ne sais point de nouvelle de la santé de M. de Thibouville ; vous croyez bien que je m’y intéresse. La mienne est bien déplorable ; vous savez que je n’ai pas besoin d’un fort hiver.
Je remercie de loin votre très aimable secrétaire, qui a bien voulu raccommoder les langes de mon dernier enfant. Savez-vous bien que je vous en enverrais encore un autre, si celui-là ne mourait pas en nourrice ? Il est plaisant que je sois si prolifique, en étant continuellement à la mort.
Avez-vous mis en nourrice mon Constantinopolitain (2), chez M. le maréchal de Duras ? Je ne vous fais cette question, mon cher ange, que pour vous remercier de vos bontés, car je ne suis pressé de rien. Si j’avais des passions vives, ce serait de venir me mettre à Paris sous les ailes de mon ange. Je me recommande à M. de Thibouville.
1 – Le chevalier d’Eon. (G.A.)
2 – La tragédie d’Irène. (G.A.)
à M. de Vaines.
6 Décembre 1777 (1).
Le vieux malade a reçu la lettre du 29 novembre de M. de Vaines ; il passe ses derniers jours dans son lit, et se console de ses souffrances, en cherchant quelques vérités qu’il a bien de la peine à trouver, Pilate avait bien raison de dire : Qu’est-ce que vérité ?
Il s’est amusé aussi à marier des filles, et ne s’en porte pas mieux. Une de ses grandes consolations est l’espérance que M. de Vaines lui donne pour l’année prochaine ; il le supplie de vouloir bien le mettre aux pieds de M. Aristide Turgot.
Je profite des bontés de M. de Vaines pour le supplier de vouloir bien faire passer le paquet ci-joint à sa destination.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. Delaunay.
8 Décembre 1777.
LE VIEUX MALADE TRÈS MORTEL,
AU BRILLANT ET SOLIDE AUTEUR DU PANÉGYRIQUE DE LA PITIÉ.
Oui, la pitié est un don de Dieu ; oui, son panégyriste a raison, et d’autant plus qu’il est très éloquent ; car, s’il ne l’était pas, à quoi servirait-il d’avoir raison ?
Oui, la pitié est le contre-poison de tous les fléaux de ce monde. Voilà pourquoi Jean Racine prit pour sa devise, dans l’édition de ses tragédies : φόβου και κρίμα, Crainte et pitié ; voilà pourquoi on dit à notre messe latine le Kyrie eleïson des Grecs. Tous les prédicateurs cherchent à inspirer la pitié pour les pauvres et pour les malheureux ; et la plupart de ces orateurs mêmes font pitié.
L’illustre maître de l’assemblée littéraire et fraternelle fera toujours plutôt envie que pitié.
Si je pouvais, dans mon triste état, faire un voyage à Paris, mon plus grand désir que serait le panégyriste de la pitié en eût un peu pour moi.
Pour M. de Villette, il est sans pitié pour sa nouvelle conquête, et ne lui donne pas le temps de respirer.
à M. Dutertre.
A Ferney, 10 Décembre 1777 (1).
Je commence, monsieur, par vous souhaiter par avance une bonne année de 1778. Je vous remercie en 1777 des secours que vous voulez bien me faire parvenir et de tous vos bons offices. J’en ai besoin plus que jamais ; car, tandis que je suis à l’étroit pour mes rentes de Paris, j’ai fait des pertes immenses dans le pays que j’habite, et il ne me reste, pour le moment présent, aucune ressources. Les maisons considérables que j’ai bâties dans ma colonie ne m’ont valu jusqu’à présent que des procès.
Pourriez-vous cependant donner mille livres à M. l’abbé Mignot et mille livres à M. d’Hornoy, conseiller au parlement, à compte de la petite somme qu’ils me font le plaisir d’accepter de moi ? Cette pension est pour chacun de dix-huit cents francs, et chacun toucherait les huit cents francs restants dans un temps plus favorable.
Pourrai-je toucher à la fin de ce mois de décembre plus des deux mille quatre cents livres que j’ai tirées sur vous jusqu’à présent chaque mois, depuis que vous avez fait cet arrangement ? Cela me serait bien nécessaire, ayant une grosse maison à soutenir ; mais je ne voudrais pas vous déranger le moins du monde, et je vous prie de me refuser si ma demande est indiscrète.
Au reste, ne pourriez-vous pas représenter à mes neveux, M. Mignot et M. d’Hornoy, le triste état où je me trouve actuellement ? Ils attendraient, ainsi que moi, le rétablissement de mes affaires. Cela est désagréable ; mais dans un temps de famine chacun retranche un peu de sa table.
Pour moi, je ne retrancherai jamais rien dans mon cœur des sentiments de reconnaissance que je vous dois. Je voudrais pouvoir recevoir votre réponse avant la fin de l’année, afin de savoir sur quoi compter. J’ai l’honneur d’être, avec le plus véritable attachement, votre, etc.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. Fabry.
12 Décembre 1777.
Monsieur, on me demande de Paris une copie circulaire imprimée que nous reçûmes de la part du ministère, dans tout le pays de Gex, il y a plusieurs années. C’était dans le temps que M. le duc de Praslin avait le département de la marine, et que la France envoya une petite flotte contre l’empereur de Maroc. La flotte fut prise ; les soldats et les officiers qui la montaient furent mis aux fers. La lettre circulaire dont je vous parle nous exhortait à une contribution volontaire que nous fîmes. J’ai perdu l’exemplaire qui m’était adressé.
Comme vous êtes plus exact que moi, et que vous êtes un homme d’ordre, ce que je suis bien loin d’être, j’ai recours à vos bontés, pour tâcher de retrouver cette copie qu’on me demande. Je présume qu’elle pourrait être dans vos archives, ou dans celles des états de la province. Je vous serais très obligé de cette complaisance, et je vous demande bien pardon de mon importunité.
Je vous souhaite d’avance, monsieur, une bonne année de 1778, quoique nous ne soyons encore qu’au jour de l’escalade (1) de 1777. Il n’y a plus de bonne année pour moi, qui suis accablé de quatre-vingt-quatre ans et de quatre-vingt-quatre maladies. Je n’en suis pas moins avec un sincère attachement, monsieur, votre, etc.
1 – Date commémorative à Genève du mauvais succès de l’escalade tentée en 1602 par le duc de Savoie. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
18 Décembre 1777.
Messieurs mes anges, il ne faut qu’une critique vraisemblable, faite par un homme d’esprit et imposant, pour séduire quelquefois les esprits les plus éclairés, et les cœurs les plus sensibles. Nous sommes tous dans notre retraite d’un avis absolument contraire au vôtre. Soyez juges entre vous et nous. On pense ici unanimement que, si Alexis n’était pas coupable, Irène ne serait qu’une dévote impertinente qui se tuerait par pitié.
On pense, et il est très vrai, que l’exemple de Massinisse, dans la Sophonisbe, n’a rien de commun avec Alexis. Autrefois Sophonisbe réussit en Italie et en France. Ce fut même notre première tragédie régulière, et la Sophonisbe de Corneille. Les esprits sont devenus depuis beaucoup plus raffinés et moins naturels. La Sophonisbe de Mairet, quoique corrigée avec le plus grand soin, a déplu à une nation qui ne veut point voir un roi traité comme un esclave par un Romain, obligé par ce Romain de quitter sa femme, et se déshonorant par la mort de cette femme même, pour n’être point déshonoré en la voyant traîner en triomphe à la queue de la charrette du vainqueur.
C’est ici tout le contraire. Je vous prie, messieurs les anges, de bien peser cette vérité ; je vous prie de bien sentir que toute la tragédie d’Irène est d’amour, et d’amour effréné. La mort de Nicéphore n’en est que l’occasion, et n’en est point le sujet. Le cœur ne raisonne point ; et une critique de réflexion, quelque plausible qu’elle puisse être, ne détruit jamais le sentiment.
Certainement l’amour d’Irène doit faire cent fois plus d’effet, si ce rôle est joué par une actrice passionnée, que l’amour de ma petite Idace, laquelle, au bout du compte, n’est qu’une Agnès tragique. Idace est très honnête ; mais Irène est déchirante, ou je suis fort trompé.
Voici des vers qui m’ont paru nécessaires à cette pièce, et qui semblent satisfaire, autant qu’il m’est possible, à la critique qui s’est élevée chez vous. Ils se ressentent peut-être de ma vieillesse et des douleurs qui me tourmentent. Je les ai faits dans mon lit, dont je ne sors point ; mais, s’ils ne sont pas beaux, ils sont du moins raisonnables. J’avoue qu’ils ne détruiront jamais la censure. On dira toujours qu’Alexis a tort de vouloir épouser Irène immédiatement après avoir tué son mari. Je dirai, comme les autres, qu’il a grand tort, et que c’est ce sort inexcusable que j’ai voulu mettre sur le théâtre. Je dirai que j’ai voulu peindre un homme enivré de sa passion, et non pas un homme raisonnable.
Il y a dans la pièce un raisonneur, c’est bien assez ; et ce raisonneur fait, ce me semble, un assez beau contraste avec le fougueux, l’écervelé, et le tendre Alexis. C’est un rôle que je voudrais jouer sur mon petit théâtre de campagne, si j’avais vingt-quatre ans, au lieu de quatre-vingt-quatre.
Ce qui est sûr, mon cher ange, c’est que je vous aime dans ma vieillesse comme je vous aimais quand j’étais mineur.
à M. le comte d’Argental.
19 Décembre 1777.
Mon cher ange, pardon de tant de vers. Je vous en ai dépêché plusieurs, aussi bien qu’à M. de Thibouville. Je vous afflige encore d’un nouvel envoi. Je demande pardon au très aimable secrétaire de fatiguer à ce point sa belle main, que je suppose faite pour des emplois plus agréables ; mais enfin, mon cher ange, tous ces nouveaux vers étaient nécessaires pour justifier pleinement Alexis, et pour fermer la bouche aux détracteurs. Tout ce que je crains à présent, c’est qu’Alexis ne paraisse trop innocent, et qu’Irène ne soit regardée comme une bégueule de dévote qui aime mieux se tuer pour plaire à Dieu que de coucher avec son amant.
Je ne sais pas si mademoiselle d’Eon couchera avec le sien. Je ne puis croire que ce ou cette d’Eon, ayant le menton garni d’une barbe noire très épaisse et très piquante, soit une femme. Je suis tenté de croire qu’il a voulu pousser la singularité de ses aventures jusqu’à prétendre changer de sexe pour se dérober à la vengeance de la maison de Guerchy, comme Pourceaugnac s’habillait en femme pour se dérober à la justice et aux apothicaires (1).
Toute cette aventure me confond. Je ne puis concevoir ni d’Eon, ni le ministère de son temps, ni les démarches de Louis XV, ni celles qu’on fait aujourd’hui. Je ne connais rien à ce monde. Je mets sous vos ailes Byzance et ses faubourgs ; je m’y mets surtout moi-même.
1 – Ce furent les ministres qui obligèrent d’Eon à ce déguisement, afin qu’il ne se battit pas en duel avec le fils de l’ex-ambassadeur à Londres, le comte de Guerchy. D’Eon avait été présenté à la cour, le 27 novembre, sous le nom de Chevalière d’Eon. (G.A.)
à M. Christin.
23 Décembre 1777.
Le vieux malade a écrit à M. le chevalier de Chastellux ; mais j’avertis mon très cher correspondant, le protecteur des persécutés, que M. Daguesseau n’a jamais voulu lire le livre de la Félicité publique, qu’il n’en a jamais dit un mot à l’auteur, quoique son neveu, et que le grand-oncle de la Félicité publique est un homme un peu difficile en affaires.
Je souhaite à mon cher défenseur des infortunés tout le succès que sa constance mérite. J’avoue que je crains toujours ces vingt-quatre personnages qui déclarèrent leur communauté esclave par devant notaire. Je n’ai pas de peine à croire que ce notaire était un étranger, un mal-vivant, et un ivrogne. Je viens d’avoir affaire à un procureur qui est tout cela, et cependant j’ai perdu mon procès. Que ne suis-je à portée d’intéresser M. Necker dans cette affaire ! il est, je crois, le seul qui pourrait engager M. de Maurepas à signaler son ministère par l’abolition de la servitude, en imitant le roi de Sardaigne. J’embrasse bien tendrement mon très cher ami le maire de Saint-Claude, qui mériterait d’être le maire de Londres.