Correspondance avec le roi de Prusse - Année 1777 - Partie 140
Photo de PAPAPOUSS
546 – DU ROI
A Potsdam, 17 Juin 1777.
Le talent est un don des dieux
Qu’en nos jours leur main trop avare
Rend plus estimable et plus rare
Qu’au temps des Quinaults, des Chaulieux.
Né sur les bords de la Baltique,
Sous un ciel chargé de frimas,
Admirateur du chant lyrique,
Mon âme épaisse et flegmatique,
En s’efforçant n’en produit pas.
Que me restait-il donc à faire ?
Ne pouvant être un bon auteur,
Je me rendis l’humble éditeur
D’Epicure et de Deshoulière (1).
Si j’étais Voltaire ou Apollon, j’aurais peut-être resserré le volume en le réduisant à moins de pages ; mais m’aurait-il convenu d’être aussi sévère censeur, ne pouvant surpasser ceux que j’aurais ainsi mutilés ? Il me serait arrivé comme à La Beaumelle et à Fréron. Ils jugèrent la Henriade, ils voulurent y substituer des vers ; et il n’y eut à y critiquer que ce qu’ils avaient ajouté à ce poème.
J’en viens à vos chagrins et à vos peines : souvenez-vous bien que l’intention de ceux qui vous persécutent est d’abréger vos jours. Jouez-leur le tour de vivre à leur dam, et de vous porter mieux qu’eux.
Nous sommes ici tranquilles et aussi pacifiques que les quakers. Nous entendons parler du général Howe (2), dont chaque chien en aboyant prononce le nom. Nous lisons dans les gazettes ce qu’on raconte des hauts faits des insurgents d’Amérique. Les uns vantent la force de la flotte anglaise ; d’autres disent que la France et l’Espagne ont plus de vaisseaux que ces insulaires.
Actuellement la politique des gazetiers se repose : il n’est plus question que du séjour du comte de Falkenstein (3) à Paris. Ce jeune prince y jouit des suffrages du public ; on applaudit à son affabilité ; et l’on est surpris de trouver tant de connaissances dans un des premiers souverains de l’Europe. Je vois avec quelque satisfaction que le jugement que j’avais porté de ce prince est ratifié par une nation aussi éclairée que la française. Ce soi-disant comte retournera chez lui par la route de Lyon et de la Suisse. Je m’attends qu’il passera par Ferney, et qu’il voudra voir et entendre l’homme du siècle, le Virgile et le Cicéron de nos jours. Si cela arrive, vous l’emporterez en tout sur Jésus. Il n’y eut que des rois, ou je ne sais quels mages, qui vinrent à son étable de Bethléem, et Ferney recevra les hommages d’un empereur.
Pour rendre le parallèle parfait, je substitue à l’étoile qui guidait les mages les lumières de la raison, qui conduit notre jeune monarque. Si cette visite a lieu, je me flatte que les nouvelles connaissances ne vous feront pas oublier les anciennes, et que vous vous souviendrez que parmi la foule de vos admirateurs il existe un solitaire à Sans-Souci qu’il faut séparer de la multitude. Vale. FÉDÉRIC.
J’ai lu cet ouvrage de Delisle ; il y a sans doute de bonnes choses mais peu de méthode, et, sur la fin, beaucoup de ce que les Italiens appellent concetti.
1 – L’original porte :
De l’épicurien et de la Deshoulières. (G.A.)
2 – Ce général commandait les troupes anglaises en Amérique, et venait d’être forcé d’abandonner Boston. (G.A.)
3 – Marie-Thérèse avait défendu à Joseph II d’aller à Ferney, et Joseph obéit. (G.A.)
547 – DU ROI
Le 9 Juillet 1777.
Oui, vous verrez cet empereur,
Qui voyage afin de s’instruire,
Porter son hommage à l’auteur
De Henri-Quatre et de Zaïre.
Votre génie est un aimant
Qui, tel que le soleil attire
A soi les corps du firmament,
Par sa force victorieuse
Amène les esprits à soi :
Et Thérèse la scrupuleuse
Ne peut renverser cette loi (1).
Joseph a bien passé par Rome
Sans qu’il fût jamais introduit
Chez le prêtre que Jurieu nomme
Très civilement l’Ante-Christ.
Mais à Genève, qu’on renomme,
Joseph, plus fortement séduit,
Révélera le plus grand homme
Que tous les siècles aient produit.
Cependant les Autrichiens ont jusqu’à présent encore mal profité des leçons de tolérance que vous avez données à l’Europe. Voilà en Moravie, dans le cercle de Préraw, quarante villages qui se déclarent tous à la fois protestants. La cour, pour les ramener au giron de l’Eglise, a fait marcher des convertisseurs avec des arguments à poudre et à balle, qui ont fusillé une douzaine de ces malheureux, en attendant qu’on brûle les autres. Ces faits, que nous vous communiquons, sont par malheur peu consolants pour l’humanité.
Je ne sais si je me trompe, mais il me semble qu’il y a un levain de férocité dans le cœur de l’homme, qui reparaît souvent quand on croit l’avoir détruit. Ceux que les sciences et les arts ont décrassés, sont comme ces ours que les conducteurs ont appris à danser sur les pattes de derrière ; les ignorants sont comme les ours qui ne dansent point. Les Autrichiens (j’en excepte l’empereur) pourraient bien être de cette dernière classe.
Il est bien fâcheux que les Français, d’ailleurs si aimables, si polis, ne puissent pas dompter cette fougue barbare qui les porte si souvent à persécuter les innocents. En vérité, plus on examine les fables absurdes sur lesquelles toutes les religions sont fondées, plus on prend en pitié ceux qui se passionnent pour ces balivernes.
Voici un rêve (2) que je vous envoie, qui peut-être vous amusera un moment. Vous donner de tels ouvrages d’une imagination tudesque, c’est jeter une goutte d’eau dans la mer.
Je vous remercie du beau projet de politique dont vous me faites l’ouverture (3) ; ce serait une chose à exécuter si j’avais vingt ans. Le pape et les moines finiront sans doute ; leur chute ne sera pas l’ouvrage de la raison ; mais ils périront à mesure que les finances des grands potentats se dérangeront. En France, quand on aura épuisé tous les expédients pour avoir des espèces, on sera forcé de séculariser des abbayes et de couvents. Cet exemple sera imité, et le nombre des cucullati réduit à peu de chose. En Autriche, le même besoin d’argent donnera l’idée d’avoir recours à la conquête facile des Etats du saint siège pour avoir de quoi fournir aux dépenses extraordinaires et l’on fera une grosse pension au saint-père.
Mais qu’arrivera-t-il ? la France, l’Espagne, la Pologne, en un mot, toutes les puissances catholiques, ne voudront pas reconnaître un vicaire de Jésus, subordonné à la main impériale. Chacun alors créera un patriarche chez soi. On assemblera des conciles nationaux. Petit à petit chacun s’écartera de l’unité de l’Eglise, et l’on finira par avoir dans son royaume sa religion comme sa langue, à part.
Comme je ne fixe aucune époque à cette prophétie, personne ne pourra me reprendre. Cependant il est très probable qu’avec le temps les choses prendront le tour que je viens d’indiquer.
Je suis fort sensible aux marques de votre souvenir, et des vieux temps dont vous rappelez la mémoire. Hélas ! que retrouveriez-vous à Sans-Souci, s’il était possible que je pusse espérer de vous y revoir ?
Un vieillard glacé par les ans,
Froid, taciturne et flegmatique,
Dont le propos soporifique
Fait bâiller tous les assistants.
Au lieu de mots assez plaisants,
Assaisonnés d’un sel attique,
Qu’il débitait dans son bon temps,
Un radotage politique,
Et d’obscure métaphysique,
Plus ennuyeux, plus révoltants
Que ne le sont les nouveaux romans.
Ainsi, quand le moelleux Zéphire
Des airs cède l’immense empire
Au fougueux souffle d’Aquilon,
La nature aux abois expire ;
Le champ qui portait la moisson
A perdu sa belle parure ;
L’arbre est dépouillé de verdure ;
Les jardins sont privés de fleurs :
L’homme ainsi ressent les rigueurs
Du temps qui vient miner son être.
Si, jeune, il se nourrit d’erreurs,
Dès qu’il juge et qu’il sait connaître,
L’âge, les maux et les langueurs
Le font pour toujours disparaître.
Toutes ces variations sont pour le commun de l’espèce, mais non pour le divin Voltaire. Il est comme madame Sara, qui faisait tourner la tête aux roitelets arabes, à l’âge de cent soixante ans. Son esprit rajeunit au lieu de vieillir : pour lui le temps n’a point d’ailes ; mais il est à craindre que la nature n’ait perdu le moule où elle l’a jeté. On nous conte que Jupiter prolongea la nuit qu’il coucha avec Alcmène, pour se donner le temps de fabriquer Hercule : je suis persuadé que si l’on examinait les phénomènes de l’année 1694 (4), pareille merveille s’y trouverait. Enfin, jouissez longtemps des prodigalités de la nature ; personne ne s’intéresse plus à votre conservation que le solitaire de Sans-Souci. Vale. FÉDÉRIC.
Il fallait les charmes de l’enchanteur de Ferney, pour tirer des vers de ma vieille et stérile cervelle.
1 – Marie-Thérèse avait défendu à Joseph II d’aller à Ferney, et Joseph obéit. (G.A.)
2 – Essai sur les formes du gouvernement et sur les devoirs des souverains. (G.A.)
3 – On n’a pas la lettre où Voltaire expose ce projet. (G.A.)
4 – Année de la naissance de Voltaire. (G.A.)
548 – DE VOLTAIRE
Auguste 1777.
Monsieur le grand rêveur, personne n’a jamais fait un plus beau songe que vous. Si Nabuchodonosor avait rêvé ainsi, il n’aurait jamais oublié un pareil songe, et n’aurait point proposé à ses mages de les faire pendre s’ils ne devinaient pas ce qu’il avait oublié. L’empereur Julien, tout grand philosophe, tout homme d’esprit, et tout apostat qu’il était, n’eut pas le bonheur de raisonner aussi bien, étant éveillé, que vous étant endormi. On reproche à ce grand homme d’avoir fait enchérir les bœufs et les vaches par ses fréquents sacrifices, dans le temps qu’il se moquait du saint sacrifice de la messe et des autres facéties des christicoles. Pour vous, monsieur, vous vous moquez de toute la terre, et vous avez grande raison. Il y a même quelque apparence que vous la corrigerez de ses ridicules, avant qu’il soit trois ou quatre mille ans ; et, en vérité, vous méritez de vivre jusqu’à cette heureuse révolution. Je ne désespère pas que vous ne montriez ce nouveau prodige au monde. En effet, s’il y a quelque secret pour l’opérer, c’est le beau précepte que vous rapportez à la fin de votre rêve : Réjouis-toi, car tu n’es pas sûr d’en faire autant demain.
Si vos productions de la nuit m’ont fait un si grand plaisir, celles du jour ne m’en font pas moins. Vos petits vers sont délicieux ; mais vous n’avez pas prophétisé aussi juste sur moi que sur le reste de l’univers. Je n’ai point vu M. le comte de Falkenstein, et vous verrez pourquoi dans la lettre (1) que j’eus l’honneur de vous écrire avant celle-ci, et que je mets à la suite. Je vous y demande une grâce singulière (2), mais qui me paraît nécessaire, et dont il peut résulter un très grand bien.
Je me jette à vos pieds, etc.
1 – On n’a pas cette lettre. (G.A.)
2 – Voyez la lettre suivante. (G.A.)