CORRESPONDANCE - Année 1777 - Partie 3

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1777 - Partie 3

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à S.A.S. MONSEIGNEUR LE PRINCE DE CONDÉ.

 

1er Février 1777.

 

 

          Monseigneur, l’autre grand Condé n’aurait peut-être jamais daigné entrer avec tant de bonté dans les intérêts de ses vassaux. Je me mets avec eux aux pieds de votre altesse sérénissime. La lettre dont elle m’honore, et la réponse de M. le contrôleur général, suffiront pour faire fleurir la colonie. Elle était bien digne d’être protégée par vos bontés, car elle a été fondée à coups de fusil. Ce fut d’abord en 1770 qu’une partie des habitants de Genève, chassée par l’autre dans un combat sanglant, vint se réfugier dans votre province. Il suffira qu’on sache qu’elle a trouvé en vous un protecteur, pour qu’elle soit ménagée par tous les préposés aux recettes du roi. Je suis, avec le plus profond respect et la plus vive reconnaissance, etc.

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

4 Février 1777.

 

 

          Mon cher ange, votre lettre du 27 de janvier me prouve que votre providence bienfaisante a toujours les yeux ouverts sur mes misères. Je n’ai point reçu de vers de M. Sélis dont vous me parlez, ni de lettre de M. l’abbé Pezzana, ni d’estampe de la part du graveur Henriquez. J’ai reçu seulement par un libraire de Genève, la nouvelle édition de l’Arioste, et j’en ai remercié M. l’abbé Pezzana, par une lettre adressée à l’hôtel garni nommé l’Ile-d’Amour, où il demeurait, il y a plusieurs mois, lorsqu’il m’écrivit.

 

          Vous croyez, vous et M. de Thibouville, que je ne vous ai invités qu’à un petit souper de trois services (1) ; il faut que je vous avoue que j’en prépare un autre de cinq (2). Le rôti est déjà à la broche, mais le menu m’embarrasse. Je crains bien de n’être qu’un vieux cuisinier dont le goût est absolument dépravé. Vous êtes le plus indulgent des convives ; mais il y a tant de gens qui s’empressent à vous donner à souper, j’ai tant de rivaux qui me traiteront de gargotier, que je tremble de vous donner mes deux repas. Je vois évidemment qu’il faut remettre cette partie à une saison plus favorable. Il suffirait qu’il y eût un ragoût manqué, pour que tout le monde, jusqu’aux valets de l’auberge, me traitât de vieil empoisonneur. Il viendra peut-être un temps où l’on aura plus d’indulgence. Il faut d’ailleurs que je présente quelques rafraîchissements (3) à six juifs, et à leur aumônier, M. l’abbé Guénée, qui me paraissent un peu échauffés, et qui tirent la langue d’un pied de long.

 

          Il résulte de tout cela, mon cher ange, que je ne pourrai vous rien envoyer qu’au mois de mars. Vous me pardonnerez sans doute, quand vous saurez le triste état où je suis. Ma colonie me prend presque tout mon temps. Des débiteurs très grands seigneurs, comme MM. les ducs de Bouillon et de Richelieu, et M. le duc de Wurtemberg, m’ont manqué tous à la fois, et me laissent dans l’impossibilité de continuer ma fondation. Il n’y a pas jusqu’à un fermier-général (4) qui ne me laisse sans secours. Ils disent tous que j’ai vécu trop longtemps pour être payé : ils me regardent comme un homme mort ; et ce qui me paraît très désagréable, c’est qu’ils auront bientôt raison. Or, jugez si, dans de telles circonstances, je puis hasarder de vous donner à souper, surtout quand je suis presque sûr de vous faire une chère détestable.

 

          Vous me parlez de madame du Deffand ; vous sentez bien que la multitude énorme des fardeaux dont j’ai chargé ma faiblesse, et des embarras dont je suis environné, ne me permet guère d’agacer les jeunes dames de Paris : Sufficit diei malitia sua. Songez que j’ai presque autant de maladies que d’années, et presque autant de chagrins et d’occupations inquiétantes que de maladies. Ayez donc un peu pitié de moi, mon cher ange ; portez-vous bien, réjouissez-vous, et aimez-moi : vous ferez toujours ma consolation.

 

 

1 – Irène, d’abord en trois actes. (G.A.)

2 – Agathocle. (G.A.)

3 – Un chrétien contre six juifs. (G.A.)

4 – Marchand. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Hennin.

 

A Ferney, 5 Février 1777.

 

 

          Le vieux malade compte bien d’avoir l’honneur d’entendre demain M. Hennin ; mais il n’aura pas celui de lui parler, car il a une extinction de voix et extinction de tout, excepté des sentiments d’attachement et de respect avec lesquels il a l’honneur d’être, monsieur, votre, etc.

 

 

 

 

 

à M. de Pomaret.

 

A Ferney, 7 Février 1777.

 

 

          Le vieillard qui va bientôt finir sa carrière, monsieur, a encore assez de vie pour être très touché de votre souvenir ainsi que de votre mérite et de tous vos sentiments. Mon état ne m’ayant pas permis, depuis quelque temps, de cultiver le peu d’amis qui me restaient à Paris, je ne sais rien de ce qui s’y passe. Je vois seulement que le nombre des hommes d’Etat éclairés et tolérants augmente tous les jours, qu’on adoucit partout dans le commerce de la vie des lois trop sévères, qu’on souffre ou qu’on autorise les mariages entre les personnes de l’ancienne secte et de la nouvelle. Je me réjouis avec vous de ce progrès de la raison, et j’en remercie le Dieu de toutes les sectes et de tous les êtres.

 

 

 

 

 

à M. le comte de Lamberg.

 

7 Février 1777.

 

 

          Monsieur, un vieillard de quatre-vingt-trois ans, qui sera bientôt délivré des souffrances de toute espèce auxquelles il faut se soumettre dans cette vie, et qui conserve encore un peu de goût pour tout ce qui peut éclairer l’esprit et lui plaire, est très consolé par l’honneur que vous lui avez fait en lui envoyant vos amusantes observations (1).

 

          Mon état très douloureux ne me permet pas de vous remercier avec la même gaieté que vous écrivez ; si les maladies qui me persécutent me donnaient un peu de relâche, j’aurais la consolation de m’entretenir avec un très aimable mondain de tous les personnages que j’ai connus, et dont il parle si judicieusement dans son livre. La colonie du vieux malade de Ferney est aussi malade que lui ; il faudrait un homme tel que vous pour lui rendre la vie.

 

.  .  .  .  .  . Pendent opera interrupta, minæque

Murorum tenues, æqyatage mœnia fimo.

 

ÆN., IV.

 

          Le fondateur, entouré de ruines et de maux vous présente, monsieur, ses très humbles respects.

 

 

1 – Le Mémorial d’un mondain. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Henriquez.

 

A Ferney, 7 Février 1777.

 

 

          Vous avez, monsieur, parmi vos chefs-d’œuvre de gravure, envoyé à un vieillard de quatre-vingt-trois ans, très malade, son portrait, qui n’était pas digne de vos grands talents. Les trois autres estampes (1), dont vous l’avez gratifié méritaient un burin tel que le vôtre. Je suis honteux de me trouver dans une si bonne compagnie ; mais je n’en suis que plus reconnaissant. L’état de ma santé m’approche du terme où il ne restera plus que votre estampe. Pardonnez aux maladies qui m’accablent, si l’expression de mes remerciements est si courte et si faible. J’ai l’honneur d’être, avec toute l’estime et la reconnaissance que je vous dois, monsieur, votre, etc.

 

 

1 – C’étaient les portraits de Montesquieu, d’Alembert et Diderot. (K.)

 

 

 

 

 

à M. de Mirbeck. (1)

 

10 Février 1777.

 

 

          Vous défendez, monsieur, toutes les causes auxquelles je m’intéresse. Je me joins à tous ceux qui achètent, vendent, et mettent en œuvre des cuirs. J’ai établi des tanneries dans ma petite colonie, au bout du royaume, dans un coin de terre réputé étranger par un édit du roi ; et l’on nous y persécute, on nous y ruine, comme si nous étions Français. Ni les grandes Alpes ni le mont Jura ne peuvent nous servir de barrière. Les commis sont comme les vautours de nos montagnes : ils volent au-dessus des roches et des précipices, pour venir manger nos volailles.

 

          Je vous remercie bien sensiblement du soin que vous prenez de leur rogner le bec et les ongles. Les malheureux habitants dont je suis entouré n’ont la permission de vivre qu’à de bien tristes conditions. Je vois à ma droite douze mille pères de famille, esclaves de vingt prêtres, et à ma gauche, une foule d’artistes écrasés par des commis. Puissent votre éloquence et votre raison supérieure briser tant d’odieuses chaînes ! Agréez, monsieur, les sincères compliments et la reconnaissance d’un vieillard qui cessera bientôt d’être témoin des injustices de ce monde.

 

 

1 – Sur un mémoire qu’il avait composé pour la liberté du commerce des cuirs, et contre les tyrannies qui les ruinent. (K.)

 

 

 

 

 

à M. Christin.

 

10 Février 1777.

 

 

          Mon cher ami, je doute fort que M. Turgot ait dit : Il ne connaît pas ses forces. Cet homme sage sait trop bien quelle est ma faiblesse : il n’a que trop éprouvé que la plus grande réputation est écrasée par le pouvoir. M. le prince de Montbarey rapportera l’affaire (1) au conseil. Vous savez comme il pense ; et vous n’ignorez pas que le conseil a proscrit toutes ces pièces extrajudiciaires dont le public était inondé.

 

          J’ai été cruellement désigné dans le factum de votre adverse partie, et je sais qu’on a proposé de décréter l’auteur du Curé (2). M. le prince de Montbarey ne pardonnera pas à un homme qui, sans être autorisé, se déclarera imprudemment contre lui. Je crois qu’il ne faut point sortir du port dans un temps d’orage.

 

          Je vous embrasse de tout mon cœur, avec autant d’amitié que de tristesse.

 

 

1 – L’affaire des serfs du mont Jura. (G.A.)

2 – La Voix du Curé. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Panckoucke.

 

15 Février 1777.

 

 

          Oui, oui, je ferai tout ce qu’il vous plaira, car vous m’avez gagné le cœur, et je suis toujours amoureux de madame Suard votre sœur (si je suis en vie, s’entend ; car je ne réponds de rien). Tant qu’il me restera un peu de force et un peu d’huile, je suis à votre service.

 

          Il me paraît que le journal de M. de La Harpe (1) reprend beaucoup de faveur auprès des honnêtes gens et de ceux qui ont du goût. Ils dirigent, à la longue, le jugement des autres ; et, en tout genre, la Phèdre de Racine anéantit la Phèdre de Pradon. Si votre débit n’est pas aussi considérable qu’il devrait l’être, n’imputez point ce désagrément passager au prétendu mécontentement du public, fâché de voir M. de La Harpe succéder à son ennemi. Le public se soucie peu des querelles des gens de lettres ; on se borne à s’en amuser et à en rire pour son argent. La véritable raison qui fait que vous vendez moins votre très bon journal, c’est que vous avez quarante ou cinquante concurrents. S’il n’y avait qu’un pâtissier dans Paris, il ferait une fortune immense : quand il y en a mille, les profits se partagent.

 

          Je n’ai point reçu le Tristan Shandy (2) en français, ni le livre De l’Homme (3) dont vous me parlez. On est en état de travailler aux extraits dont M. de La Harpe ne voudra pas se charger. Tout ce qu’on demande, c’est d’être entièrement ignoré, et que M. de La Harpe soit content de ce travail qui n’est entrepris que pour le soulager, parce qu’on sait bien qu’il a d’autres occupations. On le prie de vouloir bien se donner la peine de corriger tout ce qui ne paraîtra pas convenable. Deux traits de plume peuvent adoucir l’article où l’on donne la préférence à la Félicité publique sur l’Esprit des Lois, quoiqu’on soit persuadé que le fameux ouvrage de Montesquieu n’est que de l’esprit sur les lois, comme l’a très bien dit madame du Deffand.

 

 

1 – Le Journal de politique et de littérature. (G.A.)

2 – Linguet. (G.A.)

3 – Par Marat. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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