CORRESPONDANCE - Année 1777 - Partie 2
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à M. le chevalier de Florian.
A Ferney, 9 Janvier 1777.
Vous étiez né, monsieur, pour plaire aux princes et pour servir l’Etat. Vous remplissez votre vocation. Nous autres habitants des cavernes du mont Jura, nous partageons les obligations que vous avez à ce prince si vertueux et si aimable, auprès de qui vous avez le bonheur de vivre (1). Voilà toute votre famille un peu dispersée : M. votre père au fond du Languedoc, M. votre oncle à Autun, et vous dans les palais enchantés de Sceaux et d’Anet. Jouissez de votre heureux sort, que vous méritez, et agréez les sincères assurances de tous les sentiments que madame Denis et moi nous conserverons toujours pour vous. J’ai l’honneur d’être, etc. LE VIEUX MALADE DE FERNEY.
1 – Maison de Florian à Ferney. (G.A.)
à M. de Mirbeck.
A Ferney, 9 Janvier 1777.
Monsieur, je ne puis trop vous remercier du mémoire que vous avez eu la bonté de m’envoyer ; il me paraît excellent pour le fond et pour la forme. Le commencement est plein d’une éloquence touchante, et la fin paraît d’une raison convaincante ; mais vos clients ont à combattre un ennemi bien plus fort que la raison et l’éloquence, c’est l’intérêt ; et ce qu’il y a de pis, c’est que cet intérêt est mal entendu. Il est certain que les moines, chanoines de Saint-Claude, pourraient gagner bien davantage avec de bons fermiers qu’avec des esclaves ; mais ni les moines, ni les seigneurs séculiers qui les imitent, ni les juges qui ont tous des mainmortables, ne veulent renoncer à leur tyrannie. Les uns la croient de droit divin ; les autres, de droit naturel. Je ne verrai point la fin de ce procès ; je vais incessamment dans un pays où on ne trouve ni esclaves, ni tyrans. J’ai l’honneur d’être, avec l’estime respectueuse que je vous dois, etc.
à M. de Prunay.
A Ferney, 9 de Janvier 1777.
Monsieur, vous devez être accablé de la foule des gens de lettres qui vous remercient de votre ouvrage. Ils doivent tous être charmés autant qu’honorés de voir la langue française si heureusement cultivée par un homme de guerre, homme du monde. Mon extrême vieillesse et mes maladies continuelles ne m’ont pas encore permis la lecture entière de tout votre livre ; mais ce que j’en ai lu m’a paru si vrai et si utile, que je ne puis différer les remerciements que je vous dois.
J’ai l’honneur d’être avec une respectueuse reconnaissance, monsieur, votre, etc.
à S.A.S. MONSEIGNEUR LE PRINCE DE CONDÉ.
A Ferney, 17 Janvier 1777.
Monseigneur, que votre altesse sérénissime daigne agréer mes remerciements, comme elle a bien voulu favoriser mes prières. Quelque petit que soit le pays de Gex ; il devient considérable, puisqu’il est dans votre province et sous votre protection. Il n’attend que de vos bontés, monseigneur, la continuation de son existence. Je n’ai d’autre intérêt, dans cette affaire, que celui d’avoir dépensé six cent mille francs à fournir au roi de nouveaux sujets et des colons industrieux. C’est auprès de M. l’intendant de Bourgogne que j’ose demander principalement la faveur de votre altesse sérénissime. S’il ne considère que les droits du fisc et les usages établis dans le royaume, la colonie est perdue, parce qu’elle est composés d’étrangers en faveur de qui on a dérogé, depuis 1770, aux droits du fisc et aux règlements ordinaires. On leur faisait la grâce de ne les point inquiéter ; ils étaient oubliés, et ils demandent uniquement à l’être encore, jusqu’à ce que le gouvernement ait pris un parti sur cet établissement.
Il serait dur de voir, dans un désert, un chétif hameau, changé en une ville florissante, détruit tout à coup par des commis du marc d’or, de la marque des fers, et de la marque des cuirs. La plupart de nos ouvriers, étant des Allemands qui n’entendaient point le français, sont partis dans la seule crainte d’être rançonnés ; les autres nous abandonnent tous les jours ; et, de douze cents pères de famille utiles que j’avais rassemblés, il ne m’en reste pas à présent la moitié.
La seule grâce que je demande aujourd’hui à M. l’intendant de votre province est qu’il veuille bien empêcher, jusqu’à nouvel ordre, que les commis ne viennent, par des saisies, dissiper ce qui reste d’artistes rassemblés de si loin et à si grands frais. Je prendrais ensuite toutes les mesures que M. l’intendant me prescrirait, pour conserver ce qui reste de cette malheureuse colonie. Si votre altesse sérénissime daignait lui envoyer la lettre que j’ai l’honneur de vous écrire, votre recommandation servirait du moins à retarder quelque temps notre ruine entière ; et à l’âge de quatre-vingt-trois ans, je mourrais avec moins de douleur, étant consolé par vos bontés. Je suis avec un profond respect, et une reconnaissance infinie, monseigneur, de votre altesse sérénissime, etc.
à M. Dutertre.
18 Janvier 1777.
Je vous suis très obligé, monsieur, de m’avoir mis au fait de toutes mes misères. Vous êtes un bon médecin qui non seulement connaît les maladies, mais qui les guérit.
Je ne profiterai plus de la bonté qu’avait M. de La Borde de me faire toucher mille écus par mois, pour la dépense de ma maison. Je vivrai comme je pourrai. Vous n’aurez rien à rembourser par cette économie, et s’il faut en user de même pour le mois de mars, je me priverai encore du nécessaire. Peut-être que, dans cet intervalle, nous pourrons fléchir nos illustres et injustes débiteurs le duc de Bouillon et le maréchal de Richelieu.
M. d’Ailly m’a fait signer avec M. le duc de Bouillon un acte qui doit être entre vos mains, par lequel je devais être payé sur son gouvernement d’Auvergne. Je croyais la chose en règle. Ma créance était originairement homologuée à la chambre des comptes, et ne devait pas péricliter ; mais il me paraît que M. le duc de Bouillon ne peut trouver mauvais que je me joigne aux autres créanciers, qui ont fait valoir leurs droits judiciairement. Je vous supplie, monsieur, d’en charger le fondé de procuration que vous employez dans ces affaires (1).
Je vois que le peu qui me reste à Paris ne pourra suffire, cette année 1777, à m’acquitter de ce que je dois à Ferney pour les maisons que j’ai fait bâtir. Il faudra donc que mes neveux attendent comme moi le débrouillement de mes affaires, et qu’ils ne soient payés qu’à la fin de 1778 de la petite pension qu’ils ont bien voulu accepter. Ils recevront alors deux années ; et, si je meurs dans l’intervalle, ils trouveront dans ma succession de quoi se dédommager.
A l’égard de M. Marchand (2), s’il ne paie pas les deux mille francs par mois qu’il a promis sur sa parole d’honneur, il faudra saisir aux fermes-générales sans difficulté et ne donner son désistement que quand il aura payé tout ce qu’il doit.
Je crois avoir répondu, monsieur, à tous les articles de votre lettre ; mais je ne vous ai pas assez remercié du bon office que vous me rendez, en me faisant connaître mes affaires. Je ne puis y remédier qu’en pressant mes débiteurs. Je vous réitère mes sensibles remerciements, etc.
1 – Dans les autres éditions, on trouve ici deux alinéas qui appartiennent à la lettre du 29 février. (G.A.)
2 – Fermier-général. (G.A.)
à M. le maréchal duc de Richelieu.
A Ferney, 20 Janvier 1777.
J’ai recours à vous, monseigneur ; après soixante ans de bontés, vous ne m’abandonnerez certainement pas. Je suis ruiné, et ce n’est pas ma faute. J’ai entrepris, depuis cinq ou six ans, de bâtir une ville, et d’y établir plus d’une manufacture utile à l’Etat. J’avais été protégé sous le ministère de M. le duc de Choiseul. Je n’ai pas aujourd’hui le même avantage. Il ne me reste que la satisfaction d’avoir tout fait à mes dépens, sans avoir le moindre intérêt dans l’entreprise ; mais je ne veux point mourir banqueroutier à l’âge de quatre-vingt-trois ans. Vous me devez plus de dix-sept mille francs d’arrérages. Je vous demande en grâce de m’en faire payer neuf mille, pour apaiser des créanciers auxquels il faut du pain. Toutes les autres ressources m’ont manqué tout à coup. Je vous conjure de ne pas me rebuter dans la détresse extrême où je me trouve. Pardonnez à une importunité qui coûte assez à mon cœur.
à M. Marin.
24 Janvier 1777 (1).
Vous ne m’écrivez, monsieur, qu’une lettre du jour de l’an. C’est bien à la vérité une marque de souvenir ; mais ce n’est pas une marque d’amitié. Vous avez donc renoncé aux affaires et aux belles-lettres ; vous les jugez apparemment les unes et les autres tombées en décadence à Paris. Cependant les belles-lettres consolent toujours, pourvu qu’on ne se commette pas avec le public.
Vous ne me dites rien de votre ami l’homme hardi et éloquent (2). J’ignore où il est à présent. Il m’était venu voir avec M. Panckoucke l’automne dernier. Est-il vrai qu’il a quitté la France ? On prétend qu’il s’est retiré à Bruxelles, et de là à Maëstricht ; une place frontière de la Hollande n’est pas trop faite pour un homme de ses talents et de son caractère. Tout ce qui est arrivé depuis quelque temps à des personnes que vous avez connues est assez extraordinaire. Ce qui ne m’a pas médiocrement étonné, c’est qu’un fils de M. Lépine, horloger du roi, bien connu de vous, jeune homme de quinze à seize ans, tout au plus, vient, par le crédit de son oncle, d’être fait capitaine d’artillerie, et est parti en cette qualité pour nos îles. Il était, l’année dernière, apprenti horloger dans ma colonie. On voit tous les jours de ces changements de fortune. Je me flatte que vous avez assez affermi la vôtre pour ne rien craindre et ne rien désirer. C’est là, ce me semble, la bonne philosophie ; et c’est ce que les querelles littéraires, ni même celles de la cour, ne donnent guère. Comptez que je m’intéresse bien véritablement, monsieur, à tout ce qui peut faire votre bonheur. Ma philosophie consiste à présent dans le repos et l’amitié. Conservez-moi la vôtre ; elle sera la consolation de ma vieillesse. Votre, etc.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Linguet. (G.A.)
à M. le comte de la Touraille.
A Ferney, 1er Février 1777.
Il est bien juste, monsieur, que ma colonie et moi nous vous présentions nos remerciements. Nous vous devons la protection de monseigneur le prince de Condé, et la lettre de M. le contrôleur général, qui a dissipé les craintes de tous les artistes. Je ne dois plus à présent implorer le secours des grands Condé que contre les Anglais.
J’espère qu’on ne souffrira pas au palais Bourbon que Gilles Shakespeare l’emporte sur le grand Corneille. On dit que vous allez décider incessamment entre Lulli, Piccini, Gluck, et Grétry : ce sera là une très jolie guerre (1). Je m’intéresse de loin à tous vos plaisirs. Ne me prenez plus mon titre de vieux malade, et conservez-moi vos bontés.
1 – La guerre musicale entre les gluckistes et les piccinistes. (G.A.)
à M. Mallet du Pan l’Aîné (1).
Vous allez dans un pays (2) devenu presque barbare par la violence des factions : c’est un de mes grands chagrins que l’homme éloquent (3) que vous y verrez soit malheureux ; il lui faudra du temps pour en parler la langue avec facilité : à combien d’embarras ce grand ouvrage politique hebdomadaire (4) va l’exposer ? C’est une chose si délicate que de vouloir rappeler à une nation ses intérêts, lorsqu’elle est privée elle-même de tous les moyens de régénération ! Je doute que Xénophon eût osé le tenter chez le jeune Cyrus ; mais ce qui me donne les plus grandes espérances, c’est que M. Linguet a les outils universels avec lesquels on fait tout ce qu’on veut, le courage et l’éloquence. Je lui souhaite autant de succès qu’il a de mérite. Vous savez que, selon La Fontaine,
Tout faiseur de journal doit tribut au malin.
Il serait beau qu’il ne crût jamais avoir besoin de cette ressource, et en effet il est trop au-dessus d’elle. Je ne vous reverrai plus ni l’un ni l’autre ; mon grand âge et mes maladies continuelles ouvrent mon tombeau, etc.
1 – Dans toutes les éditions, cette lettre est classée à l’année 1775 ; c’est une erreur, elle doit être de 1777. (G.A.)
2 – L’Angleterre. (G.A.)
3 – Linguet. (G.A.)
4 – Les Annales politiques. (G.A.)