CORRESPONDANCE - Année 1777 - Partie 17
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à Madame du Boccage.
A Ferney, 2 Novembre 1777.
Génie vous-même, madame ; je suis un pauvre vieillard, moitié poète, moitié philosophe, et qui n’est pas à moitié persécuté, quoiqu’il ne dût être qu’un objet de pitié, étant surchargé de quatre-vingt-quatre ans et de quatre-vingt-quatre maladies, et étant très près, par conséquent, d’aller voir mes anciens maîtres, que j’ai bien mal imités, les Socrate et les Sophocle. Quand je verrai Corinne, je lui soutiendrai hardiment qu’elle ne vous valait pas, soit qu’elle voulût briller dans la société, soit qu’elle voulût l’emporter sur les hommes dans l’art d’écrire.
Je ne suis point étonné qu’Alzire m’ait valu votre lettre, qui m’a infiniment touché. Vous vous êtes retrouvée dans le pays que vous avez embelli. Vous, madame, et les insurgents, me rendez l’Amérique précieuse.
Madame Denis est aussi sensible à votre souvenir qu’elle est loin de jouer encore Alzire. Elle a été presque aussi malade que moi, et c’est beaucoup dire. S’il me restait la force de désirer, je désirerais d’être à Paris, pour jouir de l’honneur de votre société aussi souvent que vous me le permettriez, pour aimer ce naturel charmant, cette égalité et cette simplicité qui relèvent vos talents, et pour vous dire, avec la même simplicité, que je serai du fond de mon cœur, avec le plus sincère respect, madame, votre très humble et très obéissant serviteur, jusqu’au dernier moment de ma vie. LE VIEUX MALADE DE FERNEY.
à M. le comte de Schomberg.
A Ferney, 2 Novembre 1777.
Monsieur, il faut d’abord vous dire que j’ai reçu la lettre dont vous m’aviez honoré de Strasbourg, du 13 de septembre, sept ou huit jours après que vous eûtes, à notre grand regret, quitté Ferney.
Je vous remercie aujourd’hui de celle du 19 d’octobre. Elle a été d’une grande consolation pour moi, dans les souffrances continuelles qui persécutent la fin de ma vie. Je n’ai quelquefois qu’un peu de gaieté naturelle à opposer à ces tribulations, ainsi qu’aux six juifs (1) qui m’ont traité comme un Amalécite, et aux chrétiens qui me traitent comme un Juif. Je suis un peu aguerri au mal. J’avais contre moi tous les musulmans dans la dernière guerre de la Russie contre les Turcs.
Je suis bien de votre avis, monsieur, sur le ministre dont vous me parlez (2) : il est gai, donc le fond du cœur est bon. Il ne m’aime pas ; parce qu’il m’a cru âme damnée de M. de Richelieu. Il est bien vrai que je serai damné, et lui aussi ; mais il se trompait très fort en croyant dans ce temps-là que je me mêlais d’autre chose que de mon plaisir Je lui pardonne de tout mon cœur de s’être trompé mais je ne lui pardonne pas s’il veut un peu de mal à notre Académie, parce qu’elle est libre. Le cardinal de Richelieu l’a créée avec cette liberté, comme Dieu créa l’homme. Il faut lui laisser son libre arbitre, dont elle n’a jamais abusé. C’est un corps plus utile qu’on ne pense, en ne faisant rien parce qu’il sera toujours le dépôt du bon goût, qui se perd totalement en France. Il faut le laisser subsister, comme ces anciens monuments qui ne servaient qu’à montrer le chemin.
Je m’attendais à voir chez moi le chevalier ou la chevalière d’Eon ; dont vous me parlez. Un gentilhomme anglais, qui était à Londres son intime ami, et qui n’avait vu en lui que mademoiselle d’Eon, m’avait leurré de cette espérance. J’ai été privé de cette amphibie. Quand on a eu l’honneur de faire sa cour à madame de Blot et à madame d’Ennery, on ne désire point de voir des êtres chimériques. Je me flatte que vous voudrez bien me mettre à leurs pieds, comme je leur demanderai leur protection auprès de vous. Je suis pénétré de l’honneur qu’elles me font de se souvenir de moi.
Je ne croyais pas que M. de Foncemagne fût mon aîné. Je le respectais assez déjà, sans y joindre encore ce droit d’aînesse. Je lui recommande l’Académie, si sa santé lui permet d’aller encore aux assemblées. C’est un des meilleurs esprits que j’aie jamais connus, quoiqu’il ait fait semblant de croire que le cardinal de Richelieu avait au moins quelque part à son malheureux Testament (3). Il voulut plaire à feu madame la duchesse d’Aiguillon, et cela est bien pardonnable.
Conservez-moi vos bontés, monsieur, si vous voulez faire passer quelques moments heureux au vieux malade de Ferney, qui vous est attaché avec le plus tendre respect.
1 – Il veut parler ici de l’abbé Guenée, auteur des Lettres de quelques Juifs. (G.A.)
2 – M. de Maurepas. (K.)
3 – Voyez DES MENSONGES IMPRIMÉS. (G.A.)
à M. Le Pelletier de Morfontaine. (1)
Le marquis de Villette permet, monsieur, que je me joigne à lui pour vous dire que je n’ai jamais oublié l’honneur que vous m’avez fait, et la protection utile que vous avez accordée aux malheureux Calas. Je me rappelle vos bontés pour mère Madeleine, ma cousine, supérieure des sœurs grises de votre ville, laquelle m’écrivait, autant qu’il m’en souvient, qu’elle aimait Jésus et Marie plus que sa vie.
Je me réjouis quelquefois par les pensées de ma vie sociale ; elle est finie pour moi. Je ne supporte plus que ma vie pédantesque. Je fais mon testament, tandis que M. de Villette signe son contrat de mariage.
Je suis entièrement de son avis quand il dit que l’on souhaite à Ferney de vivre sous vos lois : vous êtes estimé des riches et adoré des pauvres. Mais je le désavoue tout à fait dans le bien qu’il dit de deux ouvrages (2) qui ne se ressentent que trop de mes années. Je n’ai pas encore achevé tous ceux que j’ai entrepris à Ferney, et je ne les verrai pas finir.
Felices queis mœnia surgunt.
Æn., I.
Ce vers de Virgile m’a coûté quinze cent mille livres.
1 – Ces lignes étaient le post-scriptum d’une lettre du marquis de Villette. (G.A.)
2 – Agathocle et Irène. (G.A.)
à Madame la marquise d’Azy. (1)
Les deux heureux, madame, me permettent de vous féliciter de leur bonheur. Melle de Varicour a bien voulu être ma fille quelque temps ; Mme de Villette jouit d’un sort plus beau, elle devient aujourd’hui votre nièce ; et j’ose vous assurer qu’elle en est très digne. Je vous rends votre bien, la vertu, le bon esprit, et les grâces.
Mon âge m’empêchera d’aller vous la présenter moi-même, et vous faire ma cour. Affligé dans ma retraite d’un reste d’apoplexie qui m’entraîne au pays où est descendu Catherin Fréron, j’ai été bien consolé par votre aimable lettre. Je n’ai jamais perdu l’habitude de vous être véritablement attaché, et rien n’altérera la sensibilité et le respect avec lesquels j’ai l’honneur d’être, etc.
1 – Même remarque que pour la lettre précédente. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
5 Novembre 1777.
Mon cher ange, je vous importune de mes petits chiffons. Voici un Errata pour la Sicile et pour Constantinople (1). Je sens bien que vous me direz : l’errata devait être cent fois plus long ; et moi je vous répondrai qu’il est encore plus aisé de faire des fautes que de les corriger, et qu’il faut souffrir ses amis avec leurs défauts, surtout quand ils sont accablés de vieillesse et de maladies : alors le temps de s’amender est passé ; on peut se repentir, mais non pas se corriger. Qu’en pense M. de Thibouville ? N’a-t-il pas pitié de moi ?
Nous aurons grand soin, madame Denis et moi, autant qu’il sera en nous, de lui conserver l’appartement de l’hôtel des Fées-Villettes. Notre chaumière de Ferney n’est pas faite pour garder des filles. En voilà trois que nous avons mariées : mademoiselle Corneille, sa belle-sœur, mademoiselle Dupuits, et mademoiselle Varicour, que M. de Villette nous enlève. Elle n’a pas un denier, et son mari fait un excellent marché. Il épouse de l’innocence, de la vertu, de la prudence, du goût pour tout ce qui est bon, une égalité d’âme inaltérable, avec de la sensibilité ; le tout orné de l’éclat de la jeunesse et de la beauté. Je me mets à l’ombre de vos ailes. LE VIEUX MALADE DE FERNEY.
1 – Pour Agathocle et pour Irène. (G.A.)
à M ***.
Ferney, 9 Novembre 1777.
Vous avez vu ici le mariage de M. de Florian ; vous verriez aujourd’hui celui de M. le marquis de Villette ; je dis marquis, parce qu’il a une terre effectivement érigée en marquisat, comme seigneur de sept grosses paroisses, suivant les lois de l’ancienne chevalerie. Il est en outre possesseur de quarante mille écus de rente. Il partage tout cela avec mademoiselle de Varicour, qui demeure chez madame Denis. La jeune personne lui apporte en échange dix-sept ans, de la naissance, des grâces, de la vertu, de la prudence. M. de Villette fait un excellent marché. Cet événement égaie ma vieillesse (1).
1 – Le reste manque. (G.A.)
à M. le marquis de Thibouville.
10 Novembre 1777.
De mes deux anges il y en a donc un qui est devenu l’ange exterminateur. Il extermine en effet ma pauvre Irène : il prétend qu’elle sera traînée à la Morgue, et pendue par les pieds, parce qu’elle s’est tuée étant chrétienne. L’ange exterminateur aurait raison si l’impératrice de Constantinople prétendait avoir bien fait en se tuant ; mais elle en demande pardon à Dieu, elle lui dit :
Dieu, prends soin d’Alexis, et pardonne ma mort !
Elle ajoute même, en faisant un dernier effort :
Pardonne, j’ai vaincu ma passion cruelle ;
Je meurs pour t’obéir : mourrai-je criminelle ?
Son dernier mot étant un acte de contrition, il est clair qu’elle est sauvée.
Vous jugez bien que, pendant qu’elle prononce ces dernières paroles avec des soupirs entrecoupés, son père et son amant sont à genoux à ses côtés, et mouillent ses mains mourantes de leurs larmes. Je crois fermement que tous les gens de bien pleureront aussi.
J’ai adressé, je crois, à l’ange exterminateur quelques petites corrections qui m’ont paru nécessaires ; mais elles ne sont pas en assez grand nombre. Je me suis dépêché, craignant que M. le maréchal de Duras ne fût revenu. On ne fait rien de bien quand on se presse.
Nous allons essayer Irène pour les noces de madame de Villette ; on la jouera derrière des paravents, au coin du feu ; et nous verrons l’effet tout aussi bien que si nous étions dans une salle de spectacle.
J’avoue à M. Baron (1) que je pense comme lui. Je crois cette tragédie vraiment tragique, et peut-être la plus favorable aux acteurs qui ait jamais paru. Je pense que les passages fréquents de la passion aux remords, et de l’espérance au désespoir, fournissent à la déclamation toutes les ressources possibles. J’oserais même dire que le théâtre a besoin de ce nouveau genre, si on veut le tirer de l’avilissement où il a commencé à être plongé, et de la barbarie dans laquelle on voudrait le jeter.
Je n’ai point dit à M. le maréchal de Duras de quoi il s’agissait. Je ne veux point non plus essuyer, à mon âge, les caprices et les impertinences de quelques comédiens.
Si je vous ai un peu amusés, messieurs, je me tiens payé de mes peines. Il est vrai que je n’aurais pas été fâché d’être un peu bien reçu à Paris, à la suite d’Irène ; mais je crains bien de mourir sans avoir tâté de cette consolation.
J’ajoute encore un petit mot sur Irène : c’est que M. Baron a la plus grande raison du monde de dire qu’il n’y aura pas un homme dans le parterre qui examinera si le suicide est chrétien ou non. De plus, il est bon de dire à l’ange exterminateur que le suicide n’est défendu dans aucun endroit de l’Ancien ni du Nouveau Testament. Il y a une loi de Marc-Aurèle qui ordonne de ne point confisquer les biens de ceux qui se sont tués. Je me flatte que si nous sommes barbares au Châtelet (2), nous ne le sommes point au théâtre.
1 – Surnom de Thibouville. (G.A.)
2 – La justice française confisquait les biens des suicidés. (G.A.)