CORRESPONDANCE - Année 1777 - Partie 16

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1777 - Partie 16

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à M. Doigny du Ponceau.

 

29 Octobre 1777.

 

 

          Le solitaire de Ferney, accablé d’années et de maladies, a été hors d’état d’écrire depuis trois mois. Il profite dans ses souffrances d’un moment de relâche pour remercier M. Doigny, et pour lui témoigner avec reconnaissance combien il a reçu de consolation en lisant le Panégyrique du chancelier de l’Hospital. Il voudrait pouvoir donner plus d’étendue à l’expression de ses sentiments. Il supplie M. Doigny de lui pardonner si le misérable état où il est ne lui permet pas de lui dire plus au long combien il est son très humble et très obligé serviteur.

 

 

 

 

 

à Madame de Saint-Julien.

 

Ferney, 29 Octobre 1777 (1).

 

 

          Me voici, madame, entouré de six petits Varicour qui ne sont pas encore de la taille du grand abbé, leur frère, qui vous rendra cette lettre. La mère (2) fait comme tous ceux qui sont à Ferney : elle implore vos bontés. Elle a une pension sur le clergé ou sur les économats : cette pension n’est que de soixante-douze livres, et madame de Varicour, femme d’un brigadier des gardes-du-corps, compagnie de Beauvau, est digne de votre bienveillance par sa pauvreté qui égale presque son mérite. Vous devez être toute-puissante sur le clergé comme sur les laïques ; vous protégez surtout le petit coin de terre que vous avez honoré et embelli de votre personne. Daignez vous souvenir à Paris du malade de Ferney, comme vous vous en êtes souvenue à Dijon. Je me mets à vos pieds.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 2 – Villette allait épouser une de ses filles. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Chabanon.

 

A Ferney, 29 Octobre 1777 (1).

 

 

          Je n’ai que le temps, mon cher ami, de vous écrire, pour ma consolation dans tous mes maux, que je serai incessamment votre confrère : c’est un titre dont vous n’avez pas besoin, mais dont le vieux bon homme, toujours souffrant, à un besoin extrême. Souvenez-vous des gens de bien, quand vous serez dans votre royaume.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le marquis d’Argence de Dirac.

 

A Ferney, 30 Octobre 1777.

 

 

          J’ai eu l’honneur, monsieur, de voir M. votre fils, qui est digne de son père J’aurais bien voulu le mieux recevoir, mais il a bien voulu pardonner à un vieillard qui n’a plus que la cendre du feu que vous allumiez autrefois par votre conversation toujours brillante et toujours intéressante. Madame Denis lui a fait mieux que moi les honneurs de la maison, mais non pas de meilleur cœur. Ce cœur est tout ce qui me reste. J’ai perdu l’imagination et la pensée, comme j’ai perdu les cheveux et les dents. Il faut que tout déloge pièce à pièce, jusqu’à ce qu’on retombe dans l’état où l’on était avant de naître. Les arbres qu’on a plantés demeurent, et nous nous en allons. Tout ce que je demanderais à la nature, c’est de partir sans douleur ; mais il n’y a pas d’apparence qu’elle me fasse cette grâce, après m’avoir fait souffrir pendant près de quatre-vingt-quatre ans. Encore faut-il que je la remercie de m’avoir donné l’existence, et de m’avoir procuré la consolation de vous voir dans ma chaumière. Mon seul bonheur à présent est de me flatter que vous vous souvenez de moi.

 

 

 

 

 

à M. le président de Ruffey.

 

A Ferney, 30 octobre 1777.

 

 

          Je ne me doutais pas, monsieur, quand j’avais l’honneur, il y a environ quinze ans, de vous voir dans ma retraite de Ferney avec feu M. le premier président de La Marche, que je lui survivrais si longtemps, et que je finirais ma carrière par des procès au parlement de Dijon, soit pour M. de Florian, soit pour moi-même. J’ai été jeté hors de mon élément, et je vais mourir dans une terre étrangère. Vos extrêmes bontés font ma consolation dans l’état assez triste où je me trouve, ayant perdu dans mes derniers jours mon bien et mon repos.

 

          Vous trouverez peut-être le procès de madame Denis, ma nièce, aussi mauvais que l’était celui de M. de Florian. Il me paraît indubitable pour le fond, mais je tremble pour la forme, que je ne connais pas du tout, et dans laquelle je crains que madame Denis et moi nous n’ayons commis bien des fautes. Nous étions tous deux malades à la mort lorsqu’on nous intenta ce malheureux procès. Nous sommes à trois lieues de Gex, où nous étions obligés de plaider ; par conséquent c’était un voyage de six lieues d’avoir audience d’un procureur.

 

          Nous avons été condamnés, nous avons payé, et il faut que nous soyons condamnés et que nous payions une seconde fois à Dijon. Je ne puis faire le voyage de Dijon, attendu qu’ayant quatre-vingt-quatre ans et quatre-vingt-quatre maladies, mon seul voyage sera celui de l’autre monde.

 

          Je prends la liberté de vous envoyer notre plaidoyer, qui n’est pas selon les usages du barreau, mais qui est, à mon avis, selon la raison et selon l’équité. Maurier est mon procureur, qui ne peut, ce me semble, se dispenser de signer le mémoire de madame Denis. M. Arnoult, doyen de l’université, est mon avocat, qui ne peut signer un mémoire qu’il n’a point fait, et qui était à Paris pendant que nous étions obligés de travailler nous-mêmes à notre défense.

 

          L’affaire est portée à une chambre du parlement ; M. Quirot de Poligny en est le rapporteur. Voilà à peu près tout ce que je sais de cette affaire. Elle est assez extraordinaire et très embarrassante. J’ai fait tout ce que j’ai pu pour l’accommoder, je n’ai pu en venir à bout. J’ai affaire à un homme qui me croit très riche, et qui, en conséquence, me demande des sommes trop fortes que je ne puis lui donner ; il ne sait pas que je me suis ruiné à fonder une colonie et à bâtir une ville. Linquenda hæc et domus et placens Denis. Je mourrai peut-être avant que le procès (1) soit jugé.

 

          Ayez la bonté, je vous en prie, monsieur, de lire notre mémoire, en attendant que vous me disiez un De profundis. Si vous avez quelques amis parmi mes juges, je vous prie de parler autant que vous pourrez en faveur de la dame Denis la persécutée. Je ne me trouve compromis dans ce procès que parce que je suis son oncle, que je demeure avec elle, et que c’est moi qu’on veut rançonner. J’aurais bien mieux aimé vous envoyer un mémoire pour notre Académie que pour le parlement.

 

          Je vous demande bien pardon de tout l’ennui que je vous cause. Mais enfin, à qui m’adresserais-je, qu’à celui qui a bien voulu me mettre au rang de ses confrères ? En un mot, daignez lire le mémoire, et faites tout ce que l’équité, la bienfaisance et l’amitié vous dicteront. J’ai la vanité de compter sur vos bons offices, et j’ai l’honneur d’être avec les sentiments les plus respectueux, monsieur, votre, etc.

 

 

1 – Le procès dont il est ici question était une demande en rescision pour cause de lésion d’outre-moitié dans le prix de la vente d’une mauvaise maison de cultivateur, achetée par madame Denis, démolie de suite, et réunie au pourpris du château de Ferney. Ce procès ne fut point jugé, parce qu’après la mort de Voltaire les parties convinrent d’un arrangement à l’amiable. (Note de C.-X. Girault.)

 

 

 

 

 

à M. de Condorcet.

 

Ferney, 31 Octobre 1777 (1).

 

 

          Mon cher philosophe, M. Bitaubé, qui partait avant-hier pour Paris, s’est chargé, pour M. d’Alembert et pour vous, de deux exemplaires du Prix de la Justice et de l’Humanité, brochure dont vous reconnaîtrez l’auteur, et qui est une satire de notre jurisprudence criminelle.

 

          L’on m’a dit à Genève qu’on y imprimait, avec des augmentations, un Eloge de Pascal (2). Cette nouvelle édition sera bientôt achevée, et je vous en ferai parvenir un exemplaire.

 

          J’ai parlé plusieurs fois à M. de Voltaire d’une certaine lettre de Fénelon à Louis XIV, que j’ai lue chez mademoiselle de Lespinasse, et dont M. d’Alembert, M. l’abbé Maury, ou M. de Saint-Chamant, doivent avoir une copie. M. de Voltaire désirerait vivement que vous m’adressassiez cette copie, qu’on s’engage à ne point laisser copier, et qu’on renverrait avec exactitude après l’avoir lue.

 

          J’apprends par M. Cramer, qui est de retour de Paris, que les petits MM. de Chabot viennent passer un an à Genève, et qu’ils doivent y arriver à la fin du mois prochain.

 

          Est-ce M. de Chabanon qui sera de l’Académie ?

 

          Je vous prie de me rappeler au souvenir de M. votre oncle, et de présenter mes respects à madame votre mère. Si je pouvais suppléer ceux auxquels vous vous êtes adressé pour elle à Genève, j’espère que vous ne me ménagerez pas. Si Clausonnette (3) n’est pas dans ce moment-ci un courtisan de Fontainebleau, voudriez-vous bien lui dire mille choses de ma part ?

 

          Je vous suis à jamais, mon cher philosophe, le plus inviolablement, le plus tendrement attaché.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – Par Condorcet. (G.A.)

3 – Je ne sais qui Voltaire surnomme ainsi. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Delisle de Sales.

 

A Ferney, 2 Novembre 1777.

 

 

          Soyez le bienvenu dans Babylone, monsieur. Vous croyez bien que je n’ai pu ni vous lire ni vous entendre sans m’intéresser tendrement à vous. Je vois qu’il est temps que vous preniez un parti, et que vous songiez à vivre heureux autant qu’à être célèbre. Le roi de Prusse me paraît favorablement disposé pour vous. Voyez si vous avez quelque chose de meilleur à espérer à Paris. S’il ne se présente rien qui vous convienne dans cette Babylone, nous allons travailler à vous faire un sort en Prusse. M. d’Alembert et moi, nous tâcherons de vous y introduire.

 

Si quid novisti rectius istis,

Candidus imperti ; si non, his utere prudens.

 

HOR., liv. I, ép. VI.

 

          Quelque chose qui arrive, il ne me paraît guère possible qu’un homme de votre mérite demeure abandonné. Je souhaite passionnément que vous ayez à choisir entre Babylone et Sans-Souci.

 

          M. de Villette est chez moi. Il est assurément plus puissant que moi ; il peut vous servir mieux, mais non avec plus de zèle. Madame Denis pense comme nous, et vous est très attachée.

 

          J’ajoute à ma lettre que M. de Villette épouse cette demoiselle de Varicour que vous avez vue chez nous. Il la préfère aux partis les plus brillants et les plus riches qu’on lui a proposés ; et quoiqu’elle n’ait précisément rien, elle mérite cette préférence. M. de Villette fait un très bon marché en épousant une fille qui a autant de bon sens que d’innocence, qui est née vertueuse et prudente comme elle est née belle ; qui le sauvera de tous les pièges de Babylone, et de la ruine qui en est la suite. Nous jouissons, madame Denis et moi, du bonheur de faire deux heureux.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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