CORRESPONDANCE - Année 1777 - Partie 13

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1777 - Partie 13

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à M. le docteur Tronchin.

 

7 Septembre 1777 (1).

 

 

          J’ai vu, monsieur, une lettre charmante entre les mains de madame Denis ; celui qui l’a écrite ne s’est trompé que dans un seul point : il ignore que je suis incapable de cesser un moment d’être attaché du fond du cœur à un grand homme.

 

          Madame Denis a été détournée par le mauvais temps de risquer le voyage de Paris ; elle remet cette partie au printemps prochain. Sa maladie est, à ce qu’elle présume, la suite et le renouvellement d’un catarrhe violent dont elle fut attaquée il y a dix-huit mois. Ce catarrhe l’affaiblit, lui ôte souvent le sommeil ; elle a quelquefois le pouls un peu dérangé, mais jamais de fièvre véritable ; elle ne tousse et n’expectore que rarement ; le petit lait qu’elle prend presque tous les jours est soupçonné de contribuer à ces expectorations.

 

          Je ne peux vous donner, monsieur, un détail plus circonstancié ; pour moi, je n’ai qu’une maladie, c’est la faiblesse attachée à mon âge, de quatre-vingt-deux ans passés. J’ai l’honneur d’être, avec un attachement et une estime très véritables, votre, etc.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

20 Septembre 1777.

 

 

          Vous ne m’avez jamais dit, mon cher ange, quelle est la dame (1) ou la demoiselle aimable et respectable, ou l’une et l’autre, qui vous prête sa main quand vous avez la bonté de m’écrire.

 

          Vous ne m’avez jamais appris le secret du gouvernement de votre maison. Les ministres des princes sont discrets, et un vieux malade, entre le mont Jura et les grandes Alpes, n’a pas le don de deviner. Je ne puis que remercier au hasard la jolie main qui veut bien m’avertir quelquefois que vous êtes encore mon ange gardien, quoique j’aie la mine d’être bientôt damné.

 

          S’il y a encore dans Paris quelques honnêtes gens qui n’aient pas abjuré le bon goût introduit en France pour quelque temps par nos maîtres ; si on pouvait retrouver quelque étincelle de ce goût dans l’ouvrage (2) dont le fond ne vous a pas déplu ; si cet ouvrage retravaillé avec soin pouvait trouver place au milieu des enchantements des boulevards et des soupers où l’on mange des cœurs avec une sauce de sang (3) ; alors peut-être une pièce honnête, approuvée par vous, ferait ressouvenir les Français qu’ils ont eu autrefois un bon siècle.

 

          Plus nous attendrons, et plus cette pièce mériterait de l’indulgence. La singularité d’un tel ouvrage, donné à quatre-vingt-quatre ans, pourrait adoucir la critique des ennemis irréconciliables, et inspirer même de l’intérêt au petit nombre qui regrette le temps passé. J’aimerais mieux même hasarder la chose à quatre-vingt-dix ans qu’à quatre-vingt-quatre, pourvu que je la visse jouer auprès de vous, dans une loge, assisté de quelques Mathusalems.

 

          Cette idée me paraît assez plaisante ; mais malheureusement le temps coule, la dernière heure sonne. M. de Thibouville dit qu’il est malade. Je tâcherai de profiter de vos réflexions et des siennes ; mais songez que des réflexions qui peuvent faire corriger des fautes ne donnent jamais de génie. Ayez pitié de ma décadence, et rendez justice à un cœur qui vous chérira jusqu’à son dernier moment.

 

          Je n’écris point aujourd’hui à M. de Thibouville. Je m’intéresse vivement à sa santé ; je compte que ma lettre est pour vous deux.

 

 

N.B. – Je reçois dans l’instant la lettre de mon divin ange ; je crois y avoir répondu. J’y répondrai mieux en travaillant selon vos vues, si Dieu m’en donne la force.

 

 

1 – Madame de Vimeux, fille de d’Argental. (G.A.)

2 – Agathocle. (G.A.)

3 – Gabrielle de Vergy, tragédie de de Belloy, jouée le 12 juillet. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Vaines.

 

20 Septembre 1777.

 

 

          Je me flatte, monsieur, que vous êtes un des administrateurs des veredarii (1) ; mais je n’espère plus que ces veredarii puissent jamais vous amener de mon vivant vers le beau lac de Genève, dans le plus joli petit canton de la terre, entouré des plus horribles montagnes et des plus affreux précipices. Je vous avais attendu dans mon lit, dont je ne sors presque plus. Je vous aurais parlé avec confiance, et j’aurais peut-être mérité la vôtre. Cette consolation m’est ravie. Donnez-moi, je vous en prie, celle de faire parvenir cette lettre à un de vos amis bien digne de l’être. Conservez-moi un peu d’amitié. Je présente mes respects et mes regrets à madame de Vaines.

 

 

1 – C’est-à-dire un des administrateurs des postes. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le maréchal duc de Richelieu.

 

22 Septembre 1777.

 

 

          Je ne sais, monseigneur, ce qui m’est arrivé depuis que vous m’avez flatté que je vous ferais ma cour à cent cinquante ans, et que je serais témoin de vos amours avec l’abbesse de Rennes ; mais j’ai été tout près d’aller demander là-bas un congé à Lucifer. Il m’envoie quelquefois de ses gardes pour me faire comparaître devant lui, et me fait sentir qu’il n’appartient pas à un pauvre homme comme moi d’oser marcher sur vos pas.

 

          J’ai vu dans ma retraite un homme qui a été, je crois, autrefois votre neveu ; c’est M. le prince de Beauvau qui m’a fait cet honneur-là. J’aurais bien voulu que son oncle m’en eût fait autant, quand même il ne m’aurait pas amené madame l’abbesse de Rennes. Vous croyez bien que j’ai été tenté cent fois d’aller à Paris ; mais comme mes jambes, ma tête, et mon estomac, m’ont refusé le service, j’ai pris le parti d’attendre tout doucement ma destinée. Je crois que vous gouvernez très bien la vôtre, et que vous vous êtes mis absolument au-dessus d’elle. La plupart des autres hommes sont au-dessous. Vous avez été grand acteur sur le théâtre de ce monde ; vous êtes le spectateur le plus clairvoyant. Les décorations sont changées ; le nouveau spectacle attire tous les regards. Je n’entrevois tout cela, du fond de ma caverne, qu’avec de bien mauvaises lunettes. Je suis un pauvre Suisse mort, et oublié en France ; mais je ne puis m’empêcher de vous dire que, par un effet singulier de la sympathie, le roi de Prusse est la seule correspondance qui me soit restée. Ce mot de sympathie doit vous paraître bien impertinent. Je ne crois pas que j’aie rien de commun avec le vainqueur de Rosbach, pas plus qu’avec le vainqueur de Minorque : cependant il y a une certaine façon de penser qui a rapproché de moi, chétif, ce héros du Nord, comme il y a eu dans vous une certaine bonté, une certaine indulgence qui vous a toujours empêché de m’oublier totalement. Je vous dirai même que depuis peu le roi de Prusse m’a donné des marques solides de sa protection, dans un temps où mes affaires étaient horriblement délabrées (1). Je ne me serais pas attendu à cette générosité, lorsque je me brouillai si impudemment avec lui, il y a trente ans. Cela ne démontre-t-il pas qu’il ne faut jamais désespérer de rien ?

 

          Je me souviens que je vous écrivis plusieurs fois sur la catastrophe de cet infortuné Lally. Je vous demandai votre avis ; vous eûtes la discrétion de ne me jamais répondre ; mais enfin Lally trouve un vengeur dans son fils, qui me paraît avoir le courage et le caractère de son père. Il poursuit la révision du procès avec une chaleur et une fermeté qui paraissent mériter l’applaudissement universel. Il a beaucoup d’esprit ; son style est vigoureux comme son âme ; le parlement ne lui met pas un bâillon dans la bouche. Je me flatte que vous n’en mettrez pas un dans la vôtre, et que vous daignerez me dire s’il est vrai que la requête (2) en cassation soit admise. Je suis bien persuadé qu’elle doit l’être. L’horrible aventure du chevalier de La Barre et de d’Etallonde méritait bien aussi qu’on se pourvût en cassation. L’un de ces deux martyrs est vivant, et est un très bon et très brave officier. J’ai obtenu pour lui une place auprès du roi de Prusse ; il est son ingénieur. Qui sait s’il ne viendra pas un jour assiéger d’Abbeville, quand vous commanderez une armée en Picardie ? J’attends cet événement dans cinquante ans. En attendant, je me meurs, malgré toutes vos plaisanteries. Je ne sors point de mon lit, et je vous demande un Requiem.

 

 

1 – Grâce à l’intervention de Frédéric, le duc de Wurtemberg régla avec Voltaire. (G.A.)

2 – Elle fut admise. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. du Vernet.

 

Ferney, … Septembre 1777 (1).

 

 

          L’ermite de Ferney, monsieur, est très persuadé de la sagesse de M. d’Alembert et du mérite de tous ses confrères de l’Académie française ; mais il doute beaucoup de la vertu de leurs exorcismes. On a vu des bégueules, après certaines épreuves, devenir des femmes charmantes ; mais on n’a jamais entendu dire que des folliculaires soient devenus gens de bien : ils sont tous mort, comme des théologiens, dans l’impénitence finale.

 

          Quant à la réconciliation des beaux esprits que vous m’annoncez, elle ressemble au beau rêve de la paix perpétuelle. Je souhaite de tout mon cœur cette réconciliation et cette paix ; mais je n’y crois pas.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. – Nous ne savons si cette lettre est bien à sa place. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Chabanon.

 

A Ferney, 23 septembre 1777.

 

 

          M. Pindare-Théocrite sait sans doute que M. de Vaines et M. Suard n’ont point paru dans le petit coin du monde que vous avez, monsieur, embelli quelque temps par les agréments de votre société et par le charme de vos talents aimables. Moi, qui suis actuellement condamné à la solitude et aux souffrances que la vieillesse traîne après elle, j’y ajoute encore l’oubli du monde. Je ne sais plus ce qu’on fait dans la compagnie (1) à laquelle vous feriez tant d’honneur. On ne m’instruit plus de rien ; on me regarde comme mort, et on ne se trompe pas de beaucoup. Les personnes que j’aurais pu faire souvenir de mon existence, et qui devaient passer par chez moi, n’y sont pas plus venues que M. de Vaines et M. Suard. On ne me consulte pas plus sur la place qui vous est si bien due, que s’il s’agissait de nommer un chef d’escadron ou un maréchal-de-camp. Je vous avoue toute ma décadence : il ne faut pas faire le fier. Mais, quoique je n’espère rien de mon crédit, j’espère tout de votre mérite. On a deux mois encore pour se décider. Il m’est revenu qu’on emploie le clergé, les dames, et les plus grandes princesses. En vérité c’est Jeannot Lapin qui implore les dieux et les déesses pour être en possession de son terrier. Je m’imagine que vous entrerez de plein saut, sans tant de cérémonies. Tout ce que je sais, c’est que je voudrais bien que vous pussiez, pour ma consolation, faire encore quelque apparition dans nos retraites. Notre hameau commence à être changé en une jolie ville. Il y a un spectacle qui n’est pas mauvais ; la salle est très jolie et de fort bon goût ; je ne la fréquente guère, car je ne sors pas de mon lit. J’attends la fin de ma carrière, et c’est en vous aimant de tout mon cœur.

 

 

1 – L’Académie. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le marquis de Villette.

 

24 Septembre 1777.

 

 

          Quand l’abbé de Chaulieu et le marquis de La Fare s’écrivaient des billets en vers, soit pour aller souper au Temple ou à Saint-Maur, on n’imprimait point leurs billets dans le Mercure galant (1) ; les cafés de Paris ne devenaient point les confidents et les juges de leurs amusements ; enfin on ne les exposait point aux impertinents discours de la canaille de la littérature, plus insolente et plus dangereuse que la canaille des halles. Il eût été à souhaiter que M. le marquis de Villette, qui écrit comme les Chaulieu et les La Fare dans leur bon temps, n’eût pas prodigué sa charmante facilité à un public toujours très malin, très injuste, et dont il faut se garder comme de la morsure des singes.

 

          Un pauvre vieillard de quatre-vingt-trois ans, alité depuis deux mois, mourant, et ne devant écrire que son testament, ayant eu la faiblesse et la hardiesse de répondre aux vers charmants de M. le marquis de Villette, sur les mêmes rimes, et non pas avec le même agrément, ne devait pas être puni, et être condamné au Mercure.

 

          Ce Mercure, tout Mercure qu’il est, est feuilleté par les dames de la cour comme par les dames de la rue Saint-Denis. Le petit mot :

 

Je ne crains point qu’une coquine,

 

est relevé dans les deux tripots avec toute la charité qu’on y connaît. Il y a des conjonctures où ces petites méchancetés sont très à craindre, et malheureusement ce vieux malade est dans le cas.

 

          La chose est faite ; il n’y a plus de remède. La seule pénitence est de venir chez le bon homme avec le marquis de Villevieille, d’assister à son extrême-onction, et de lui dire un De profundis en ine aussi joli que la charmante lettre (2).

 

 

1 – Villette avait fait insérer dans le Mercure les vers qu’il avait adressés à Voltaire pour le remercier de l’envoi d’une montre, et les vers par lesquels Voltaire avait répliqué. (G.A.)

 

2 – Tous les éditeurs ont reproduit ici par erreur la lettre du 17 mai presque tout entière.(G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

 

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