CORRESPONDANCE - Année 1777 - Partie 12

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1777 - Partie 12

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à M. le comte d’Argental.

 

15 Auguste 1777.

 

 

          Les voilà enfin ces cinq pâtés (1) trop froids et trop insipides, qui ne sont point du tout fait pour votre pays, et que je ne vous envoie, mon divin ange, que par pure obéissance. Je vous demande bien pardon d’obéir. Renvoyez-moi, par la même voie, ces cinq pièces de four, qui ne doivent être servies sur aucune table. Ne les montrez à personne. Ayez pitié de votre ancienne créature, qui a perdu la tête, et à qui il ne reste que son cœur.

 

 

1 - Agathocle

 

 

 

 

 

à M. le comte de la Touraille.

 

A Ferney, 18 Auguste 1777.

 

 

          Si Charles IX, dont vous me parlez, monsieur, était allé près de la maison de Ronsard, et s’il eût trouvé un petit officier étranger qui n’eût point désemparé de la portière de son carrosse, et qui l’eût regardé sous le nez ; si le moment d’après deux Génevois, habitués dans le village de Ronsard, se fussent présentés à Charles IX étant ivres, et lui eussent demandé familièrement où il allait, Charles IX, à mon avis, eût très bien fait de se fâcher, et de ne point aller chez Ronsard.

 

          C’est ce qui est arrivé au grand voyageur (1) dont vous me parlez, sur la route de Genève. Il trouva ces jeunes gens un peu trop familiers, et il eut raison. Il ne soupa et ne coucha ni à Genève ni chez Ronsard ; il ne vit personne. Le résident de France se présenta devant lui, et il ne lui parla point. Il fut de très mauvaise humeur sur toute la route, depuis Lyon.

 

          Je conçois que le héros de Chantilly est plus affable, et que la vie est plus agréable dans ce beau séjour. Si vous êtes actuellement dans le Palais-Bourbon, vous avez passé d’un ciel dans un autre.

 

          Vraiment je crierai à M. le prince de Condé, du fond de mon purgatoire, si on persécute ma colonie, et je vous adresserai mes plaintes ; mais actuellement je ne puis crier que des maux que la nature me fait souffrir. Je suis assurément votre supérieur en fait de tourments, comme je suis votre doyen. Je suis à vos pieds en tout le reste, pénétré de vos bontés et de vos grâces, me recommandant d’ailleurs à Dieu dans ma misère, et rempli pour vous du plus respectueux attachement.

 

 

1 – Joseph II. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le maréchal duc de Richelieu.

 

27 Auguste 1777.

 

 

          Un peu volé, dans de semblables occasions, signifie beaucoup volé. C’est la figure que les Grecs appelaient euphémie, ce qui signifie adoucissement, ménagement. Un doyen d’Académie sait ces choses-là mieux que moi, quoiqu’il ne soit pas extrêmement pédant. Or, extrêmement pédant veut dire qu’il n’est point pédant du tout.

 

          Après cette discussion académique, je viens, monseigneur, à la morale. Je conçois très bien qu’un esprit comme le vôtre est au-dessus de toutes les petites misères, de toutes les tracasseries inévitables dans le pays où vous vivez, et de tous les accidents de la vie. Quand on a été élevé dans son berceau par madame de Maintenon, quand on a vu Louis XIV et la régence, on est sans doute accoutumé à tout ; et le maréchal de France, possesseur du palais de Richelieu, peut jouir du soir serein d’un jour mêlé d’orages, et de très belles heures. Je ne suis pas au-dessus de Saint-Evremond comme vous êtes au-dessus du comte de Grammont, mais je voudrais repasser avec vous toute votre brillante et singulière vie. Il me paraît que la Providence a changé d’avis ; elle me jette à cent trente lieues de vous, et j’achève mes derniers jours dans mon lit de deux pieds et demi de large, entre les Alpes et le mont Jura.

 

          Mille grâces vous soient rendues pour la bonté avec laquelle vous voulez bien me parler de mon chétif squelette, qui n’a jamais été bien étoffé, et qui est actuellement réduit à rien, mais dans lequel l y a encore je ne sais quel être sentant et pensant, et tout à fait attaché à votre grand être. Il est vrai que dans l’antre où je végète j’ai mis des pierres à côté les unes des autres ; mais ces pierres-là me retombent sur le nez, et m’écrasent. J’ai des procès tout comme un grand seigneur, et je ne sais pas les soutenir aussi gaiement que mon héros a soutenu le sien.

 

          Mon grand chagrin, mon ver rongeur, est d’être si loin de vous, et de me voir dans l’impuissance de venir encore vous faire ma cour, de vous renouveler mon très tendre et très vieux respect, et de jouir de vos bontés.

 

 

 

 

 

à M. de Vaines.

 

29 Auguste 1777 (1).

 

 

          Je prévois, monsieur, que votre bénéfice simple va se tourner en bénéfice à charge d’âmes. Dans quelque poste que vous soyez, on aura toujours besoin de vous. Si quelque chose me console du voyage que vous ne faites point, c’est le malheur où je suis d’être tout à fait indigne de la peine que vous preniez. J’aurais été trop honteux de me montrer à vous dans toute ma décrépitude. Je crois très sérieusement que je vais bientôt trouver M. de Trudaine. Je vous souhaite tout le bonheur que vous méritez. Horace disait :

 

Det vitam, det opes ; animum æquum mî ipse parabo.

 

Je le crois bien ; vitam est là pour la santé, sans laquelle il n’y a rien dans ce monde. Ce n’est donc que de la santé que je vous souhaite ; car je suis persuadé que vous resterez administrateur. J’en félicite madame de Vaines, qui voulait vous accompagner sur nos frontières. Le pauvre malade n’a pas la force d’en dire davantage.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

31 Auguste 1777.

 

 

          Mon cher ange, il n’y a plus moyen de vous parler en figure, depuis que vous êtes un peu content de ce que je vous ai envoyé. Vous m’avez rendu le courage et l’espérance ; mais comment vous ferai-je tenir l’ouvrage (1) que vous prenez sous votre protection? Vous savez que M. de Vaines ne peut venir dans mon hôpital solitaire. J’ignore encore si on lui conservera sa place. Je n’ai eu l’honneur de voir M. le duc de Villequier qu’un moment ; c’était un de mes plus mauvais jours ; je me trouvai mal devant lui, et il prit le parti de s’en aller au lieu de dîner. Les contre-temps les plus funestes ont suivi ce désagrément. M. de Villequier avait oublié une lettre de M. de Malesherbes, écrite de Montigny, au mois de juillet ; il ne me l’a renvoyée qu’hier, du fond de la Suisse.

 

          La mort de M. de Trudaine, chez qui M. de Malesherbes m’écrivait, a mis le comble à toutes les contradictions que j’éprouve. Figurez-vous qu’au milieu des embarras et de la ruine de ma colonie, entouré de créanciers pressants et de débiteurs insolvables, j’ai entrepris deux ouvrages d’un genre bien différent de la tragédie, et peut-être beaucoup plus intéressants et plus utiles. Tant de fardeaux à mon âge ne sont pas aisés à supporter, avec les maladies qui me désolent, et qui me privent de la consolation de venir vous embrasser. Il faut combattre jusqu’au dernier moment la nature et la fortune, et ne jamais désespérer de rien jusqu’à ce qu’on soit bien mort. Commençons par mes Syracusains ; voyons comment je pourrais vous les envoyer ; tout le reste sera mon affaire. La vôtre, mon cher ange, sera d’être le plénipotentiaire de Syracuse aussi bien que de Parme.

 

          Madame de Saint-Julien m’avait obligé de me réfugier en Sicile, en disant mon secret de Constantinople. Serais-je assez heureux pour que vous engageassiez M. le duc d’Aumont à faire son affaire de cette Sicile que vous semblez aimer, et de la faire paraître à Paris sous sa protection ?

 

          Je suis persuadé que vos conseils et ceux de M. de Thibouville suffiraient pour faire représenter l’ouvrage de manière à lui assurer quelque succès, et que peut-être même la singularité d’une pareille entreprise à mon âge désarmerait la cabale, et contribuerait à me faire mourir en paix. J’ose dire que c’est à vous et à M. de Thibouville, l’élève de Baron, à ramener le bon goût dans Paris. Mes derniers jours seraient trop heureux, si j’avais quelque part à une terre victoire. Il me semble qu’il serait digne de M. le duc d’Aumont de se joindre à vous. Vous être tous trois très capables d’ajouter le plaisir du secret à celui de conduire cette affaire, dont le succès serait pour moi de la plus grande importance. Cette importance tient à des choses que vous devinez bien, et dont je vous parlerais si j’avais assez de force pour faire un tour à Paris. Et je l’aurai, cette force, mon cher ange, si vous avez celle de réussir dans la négociation que je vous propose. Oui, vous y réussirez ; car vous êtes et vous serez mon ange gardien jusqu’au moment où j’irai, comme de raison, à tous les diables.

 

 

1 – Agathocle. (K.)

 

 

 

 

 

à M. le chevalier de Chastellux.

 

4 Septembre 1777.

 

 

          Je réponds d’abord, monsieur, à la fin de la lettre dont vous m’honorez, du 19 auguste, ou peut-être du 29 ; car je perds les yeux comme tout le reste. Je pleure bien amèrement la mort de M. de Trudaine, et ce n’est pas seulement parce qu’il était le seul homme en place qui me fût resté de tous ceux qui pouvaient favoriser ma colonie et adoucir la fin de mes jours, c’est parce que sa vertu aimable et son goût pour les belles-lettres me le rendaient infiniment cher. Je passerai le peu de temps qui me reste à regretter M. et madame de Trudaine. J’ose me flatter que vous daignerez faire souvenir de moi M. de Fourqueux et madame d’Invau. Je ne sais si elle aura reçu dans son temps une lettre dans laquelle je pris la liberté de mêler ma douleur à la sienne.

 

          Je n’aurai pas la consolation de voir M. et madame de Vaines dans mon malheureux désert. Le changement qu’on fait dans les postes les retient à Paris. Ils amenaient probablement avec eux M. Barthe (1), dont vous me parlez. Je me faisais un grand plaisir de voir son ouvrage, qui doit être plein d’esprit et de raison ; car tout ce que je connais de lui est dans ce goût.

 

          Je ne puis jamais avoir l’honneur de vous écrire, monsieur, sans vous parler de cette Félicité publique qui a fait à la mienne. Je pense et je dis hautement que ce livre est rempli de plus de vérités utiles que l’Esprit des Lois, et je ne veux point mourir sans le prouver. Conservez-moi, monsieur, les bontés consolantes dont j’ai besoin, et agréez mon respect.

 

 

1 – Auteur dramatique. Il devait lire à Voltaire une comédie en cinq actes, l’Homme personnel. Voyez, dans la Correspondance de Grimm, octobre 1777, l’histoire comique de son pèlerinage à Ferney. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le Président de Ruffey.

 

Au château de Ferney, 5 Septembre 1777.

 

 

          Je mérite, monsieur, d’être oublié de vous, ayant perdu tant d’années sans avoir eu l’honneur de vous voir et de vous écrire ; mais vous pardonnerez à un homme qui n’a pas eu un moment de santé. Je suis près de terminer ma douloureuse carrière, et d’aller retrouver mon ancien ami et le vôtre, M. de La Marche.

 

          Il faut, avant que je meure, implorer votre assistance dans les misérables affaires de ce monde. M. de Florian, ancien officier de cavalerie, qui avait épousé une de mes nièces en premières noces, a un procès à Dijon. Ma nièce, madame Denis, en a un autre assez considérable. M. votre fils (1) est leur juge. Je ne vous en dis pas davantage, et je ne peux vous demander que ce que l’exacte justice peut vous engager à faire.

 

          Je vous souhaite, monsieur, une santé meilleure que la mienne, et une vie plus longue. Je serai jusqu’au dernier moment de la mienne, avec tous les sentiments que je vous dois, et qui sont dans mon cœur, monsieur, votre, etc.

 

 

1 – Condamné à mort en1794 pour cause d’émigration. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

5 Septembre 1777.

 

 

          Messieurs du comité de Syracuse, vous me prenez trop à votre avantage. Je ne suis guère en état dans le chaos de mes affaires, dans la multiplicité de mes années et de mes maladies, et dans l’affaiblissement total de mes fibres pensantes, de remplir sitôt la tâche très difficile que vous me donnez. Vous avez le commandement ; mais, pour que j’exécute vos ordres, il faut que vous ayez la bonté de m’ôter une trentaine d’années, et de me donner de nouveaux talents. Vous devez sentir qu’il n’est pas aisé de bien dire ce qu’on ne voulait pas dire, et de changer tout d’un coup la figure et l’attitude d’une statue qu’on a jetée en moule. J’avais voulu peindre un stoïcien, et vous me proposez de le changer contre un Sybarite, ou du moins contre un Grec élevé à la française, et accoutumé, sur le théâtre de Paris, à parler de son amour à son inutile confident, et à lui marquer la tendre crainte qu’il a de déplaire à sa chère maîtresse, et lui faisant sa déclaration amoureuse. Ces fadeurs n’ont pu jamais être embellies que par Racine. Il est le seul qui ait pu faire passer des églogues sur le théâtre, à la faveur de son style enchanteur ; mais j’ai bien peur que ce qui devient chez lui une beauté ne fût insupportable chez quiconque n’aurait pas l’avantage de s’exprimer comme lui.

 

          Voudriez-vous qu’un héros sauvage et philosophe combattit son amour, comme Titus combat le sien ? voudriez-vous-même qu’il songeât s’il est amoureux ? ou bien voudriez-vous que ce philosophe, fils d’un potier devenu roi, craignît de déroger en aimant la fille d’un vieux capitaine de dragons ? ou bien craindrait-il de donner un mauvais exemple à son frère ? Quels scrupules aurait-il à combattre ? Il est beau de voir un homme lutter contre sa passion, quand cette passion est criminelle et funeste ; mais hors de là le combat est ridicule, il est d’un froid insoutenable.

 

          Quand on a jeté sa statue en moule, il faut l’embellir, la polir avec le burin ; mais il ne faut pas vouloir faire d’un satyre un Apollon. Chaque chose doit rester dans son caractère, sans quoi tout est perdu. De plus, soyez très persuadé qu’on écrit toujours très mal ce qu’on écrit à contre-cœur.

 

          L’ouvrage n’a pas, sans doute, le mérite continu dont il a besoin pour obtenir un jour un succès véritable, succès si rare, et qui dépend de mille circonstances étrangères. Il faut beaucoup de travail et de loisir ; il faut surtout de la santé et des moments heureux ; mais, dans l’état où je suis, je n’ai que l’envie de vous plaire.

 

          En vérité, je me meurs. J’ai bien peur de ne pouvoir pas achever cette petite besogne que vous commenciez à favoriser. Je me meurs, mon cher ange.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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