CORRESPONDANCE - Année 1777 - Partie 14
Photo de PAPAPOUSS
à M. Petrini.
Du château de Ferney, 25 Septembre 1777.
J’ai toujours pensé que les Barbares avaient tout bouleversé dans l’Art poétique d’Horace, comme ils ont fait dans Rome ; et voilà pourquoi je tenais Boileau pour supérieur à Flaccus, parce qu’il est plus régulier. Aujourd’hui je préfère l’auteur de l’Art poétique en terzetti (1) : vous avez fait la même chose que les souverains pontifes, vous avez rebâti Rome. Je vous remercie, monsieur, et je suis très sincèrement votre très humble et très obéissant serviteur. VOLTAIRE.
1 – La Poetica di Q. Orazio, restituita all’ ordine suo, par Petrini. (G.A.)
à M. Saurin.
26 Septembre 1777.
Votre lettre, mon cher confrère, me console de tous les maux que mes quatre-vingt-trois ans me font souffrir.
Je commence par répondre à l’article qui vous regarde, parce que c’est celui qui m’intéresse le plus. Je ne sais pas quel est l’homme, ou très méchant ou très malavisé, qui a pu consigner un si sot mensonge dans un livre (1) qui est regardé comme une partie des archives de la nation. Ce n’est pas assez de l’avoir réfuté dans un journal (2) bientôt effacé par les journaux suivants : il serait juste et nécessaire que le coupable se rétractât dans le livre même où il a inséré cette calomnie. Elle fut inventée par Fréron major, et sera répétée par Fréron minor (3). J’ai un chien gros comme un mulet, qu’on appelle Fréron, parce qu’il aboie toujours. Je ferai dévorer Fréron minor par mon chien, s’il ose jamais répéter l’impertinence imprimée dans le gros livre du P. Lelong.
Ces prétendues anecdotes sont la ressource de la canaille de la littérature, qui veut briller dans le Mercure galant. Il court actuellement, parmi les pédants d’Allemagne, une calomnie aussi affreuse qu’absurde sur M. de La Harpe, que ses ennemis ont envoyée à tous les princes qu’ils fournissent de nouvelles. Il y a dans Paris plus de cent bureaux de mensonges littéraires et politiques. Ils seront recueillis un jour par quelque savant en us, qui se croira dépositaire de tous les secrets de la cour de Louis XVI.
Je vous sais bon gré, mon cher confrère, de regretter M. de Trudaine ; c’était le seul homme d’Etat dans Paris sur qui je pouvais compter. Nous avons fait tous deux une grande perte ; je me prépare à l’aller retrouver. L’Agathocle dont vous a parlé M. d’Argental est une témérité qui n’est pas faite pour être publique. J’ai un théâtre à Ferney, et je me suis amusé à faire jouer cette rapsodie, uniquement pour quelques amis. Il faudrait travailler deux ans pour mettre cette pièce en état d’être sifflée à Paris. Je n’en aurai assurément ni le temps ni la force. Si je faisais encore des vers, je voudrais en faire de pareils à
La loi de l’univers est : Malheur au vaincu…
Et le droit d’opprimer n’émane point des cieux …
Il rougit de sa gloire … (4), etc., etc., etc.
Adieu, mon très cher confrère.
1 – Bibliothèque historique de la France, par J. Lelong et Fevret de Fontette. Dans la nouvelle édition, on prétendait que Saurin père, en mourant, s’était déclaré l’auteur des couplets pour lesquels J.-B. Rousseau avait été condamné. (G.A.)
2 – Journal de politique et de littérature, 25 août 1777. (G.A.)
3 – Le fils de Fréron avait hérité de la propriété de l’Année littéraire. Il était alors âgé de onze ans. (G.A.)
4 – Vers du Spartacus, de Saurin. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
A Ferney, 3 Octobre 1777.
Vous me plongez, messieurs, dans le plus grand embarras où je puisse me trouver. M. Saurin et M. de La Harpe m’écrivent que vous m’avez vu en Sicile ; ils me disent même du bien d’Agathocle. Voilà mon secret connu, et tout ce que j’osais espérer de cet Agathocle renversé.
Vous n’ignorez plus le grand nombre d’ennemis implacables qui me persécutent, et qui me poursuivront jusqu’à la mort. Peut-être le succès d’un ouvrage honnête, dans un âge si avancé, aurait pu, non pas désarmer des ennemis acharnés, mais émousser un peu la pointe du poignard qu’ils aiguisent depuis si longtemps contre moi. Je comptais ne me découvrir qu’après que j’aurais rendu, à force de soins, cet ouvrage un peu digne de votre approbation et de celle du public. Me voilà forcé par vous-mêmes à m’exposer à toute la méchanceté de mes ennemis, à tout le ridicule d’un vieillard qui veut faire le jeune homme, et à tous les chagrins qui peuvent suivre un tel désagrément.
Je n’ai d’autre parti à prendre, sur le bord du précipice où je suis, que de m’y jeter aveuglément, en comptant que votre amitié me soutiendra, et m’empêchera d’aller au fond.
Je crois avoir fait le seul usage que je pouvais faire de vos remarques, et je sens même qu’il m’est impossible de prendre un autre tour ; je m’en rapporte à vous.
Je vous envoie donc mon Sicilien ; et je vous demande en grâce, au nom de votre ancienne amitié, d’inspirer à M. le duc d’Aumont autant de bienveillance pour moi que vous en avez.
Le temps n’est pas favorable ; mais je suis forcé à combattre dans la saison qui se présente. Si M. le duc d’Aumont est content de l’ouvrage, et s’il vous promet de le protéger d’une manière efficace, je lui écrirai sans doute, et de la manière dont je dois lui écrire ; mais je ne me hasarderai certainement pas à l’importuner pour un ouvrage qui ne lui plairait point.
Je vous avoue que je suis dans une crise violente. Vous m’y avez mis, c’est à vous de m’en tirer. Mon cher ange ne voudrait pas me faire mourir de chagrin.
à M. de Vaines.
A Ferney, 3 Octobre 1777.
Je vous crois, monsieur, toujours administrateur des postes, et toujours ami de M. d’Argental ; car je sais, par mon expérience, que quand on l’aime c’est pour la vie.
Je prends donc la liberté de vous adresser ce petit paquet pour lui.
Je ne me console point d’avoir vu votre pèlerinage manqué. Ce sera un grand hasard si je suis en état de vous recevoir l’année qui vient. Je voudrais moi-même vous épargner le chemin, et vous aller rendre ma visite ; mais à quoi servent les souhaits ? à sentir nos besoins, et non pas à la soulager. J’ai réellement besoin de vous voir ; il me semble que j’aurais bien des choses à vous dire sur ce monde-ci avant de le quitter.
Je viens de lire, avec une extrême satisfaction, le L’Hospital (1) de M. de Condorcet. Tout ce qu’il fait est marqué au coin d’un homme supérieur. Que ne puis-je passer quelques jours entre vous et lui ! Mes respects et mes regrets à madame de Vaines.
1 – Eloge de Michel de L’Hospital, chancelier de France, ouvrage présenté à l’Académie française. (G.A.)
à M. le marquis de Cubières.
A Ferney, le 5 Octobre 777.
Un beau siècle commence, et vous me l’annoncez,
Un jeune Titus le fait naître,
Et c’est vous qui l’embellissez :
L’écuyer est digne du maitre (1).
Pégase ayant su qu’aujourd’hui
Vous commandez dans l’écurie,
Vient s’offrir à vous, et vous prie
De vous servir souvent de lui ;
Il aime votre grâce et votre humeur légère ;
Sous d’autres écuyers, il fit plus d’un faux pas
Sous vous il vole, il sait nous plaire,
Il ne vous égarera pas.
Je vois, monsieur, que vous avez ressaisi votre droit d’aînesse, et que vous faites d’aussi jolis vers que M. votre frère le chevalier (2). Je ne puis vous remercier à mon âge qu’en mauvaise prose rimée, et c’est à moi qu’il faudra dire ;
Solve senescentem, etc.
HOR., liv. I, ép. I.
J’ai l’honneur d’être avec respect, etc. LE VIEUX MALADE DE FERNEY.
1 – Ce marquis était écuyer cavalcadour du roi. (G.A.)
2 – Dorat-Cubières. (G.A.)
à M. de La Harpe.
6 Octobre 1777.
Votre lettre, mon très cher confrère, m’a été rendue par M. Panckoucke. Elle m’apprend dans mes limbes ce qui se passe dans votre brillant paradis de Paris.
Je rends mille grâces à M. de Marmontel de m’avoir fourré dans ses caquets (1) d’une manière si agréable, et de m’honorer des sons les plus flatteurs de sa lyre, quand il donne à d’autres des coups d’archet sur les doigts.
Oui, sans doute, j’ai lu ce que vous dites de M. de Condorcet dans votre journal (2), et c’est le seul que je lise. Vous êtes, par ma foi, le législateur du goût et de la raison. C’est ce que M. le prince de Beauvau et M. de Villette, qui ont passé l’un après l’autre dans ma tanière, avouent hautement.
Continuez, ne vous lassez pas. Nous avons un extrême besoin de vous, pour ne pas devenir des barbares subsistant uniquement de musique italienne et allemande. Voyez ce qui est arrivé aux Italiens après le siècle des Médicis : ils n’ont eu que des doubles croches.
M. d’Argental est un petit indiscret volage, qui a pris sérieusement un petit divertissement ridicule, dont nous nous sommes amusés à Ferney, selon notre usage, c’est-à-dire en vous regrettant et en ne vous remplaçant point.
Je sais bien bon gré à M. de Saint-Lambert d’avoir soutenu Racine et Boileau en pleine Académie. Si vous êtes assez sages et assez heureux pour élire M. de Condorcet, je ne désespère plus du siècle ; mais, si vous ne frappez pas ce grand coup, je donne le siècle à tous les diables.
1 – C’est-à-dire d’avoir fait son éloge dans le poème de Polymnie. (G.A.)
2 – A propos de l’Eloge de L’Hospital. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
10 Octobre 1777.
Je vous ai envoyé, mon cher ange, les cinq anciens petits pâtés, avec une lettre douloureuse, le tout sous l’enveloppe de M. de Vaines, le 3 d’octobre ; et, comme la vieillesse est timide et que tout me fait peur, j’ai grand’peur en effet que vous n’ayez rien reçu, attendu qu’on m’a informé que M. de Vaines n’était plus administrateur des postes. Je me souviens d’une autre sottise que j’ai faite : j’ai mis dans ma lettre M. le duc d’Aumont au lieu de M. le maréchal de Duras. Ce n’est pas ma seule bévue ; il y en a bien d’autres dans ce que je vous ai envoyé. L’impossibilité de les corriger est ce qui me désespère. Vous aurez cinq autres pâtés de Constantinople (1), si Dieu me prête vie ; mais ceux-là sont beaucoup plus difficiles à cuire. Réchauffez les premiers : vous n’aurez les derniers qu’à la fin de l’hiver où nous allons entrer. Je ne tombe point en jeunesse ; je tombe réellement en enfance. Ayez pitié de moi ; mais êtes-vous capable de vous remuer bien vivement pour votre ancienne créature, qui a tant besoin de vous, et qui se met toujours à l’ombre de vos ailes ?
Je fais mille remerciements à votre aimable secrétaire. Je vois que le caractère de son âme l’emporte encore sur celui de son écriture. Je lui demande sa protection auprès de vous.
1 – Irène. (G.A.)