CORRESPONDANCE - Année 1776 - Partie 29
Photo de PAPAPOUSS
à M. le comte de Tressan.
11 Novembre 1776.
Je n’ai fait qu’entrevoir M. de Toulongeon (1). Il m’a donné, monsieur, la plus grande envie de sa charmante société ; mais mon âge et mes maux ne me l’ont pas permis. Je ne suis plus de ce monde. Je m’intéresserai tendrement à vous jusqu’à mon dernier moment ; mais à quoi cela sert-il ? Je suis prensans necquicras et multa voleus dicere , et je suis réduit à ne rien dire.
M. de Toulongeon m’a paru infiniment aimable, et bien digne de votre amitié. Il a les grâces, la politesse, les talents, que je vous ai connus. Avec tout cela on n’est pas toujours heureux. Il y a, comme vous savez, une distance immense entre être heureux et être aimable. Je suis consolé en apprenant que vous passez votre vie avec M. de Saint-Lambert ; mais j’ai peur que l’hiver ne vous sépare. Il n’y a que nous autres ours des Alpes et du mont Jura qui passions notre vie à la campagne. Les beaux oiseaux de vos cantons doivent se retirer à la ville quand les feuilles sont tombées.
Mihi jam non regia Roma,
Sed vacuum Tibur placet, aut imbelle Taremtum.
HOR., liv. I, ép. VII.
Je suis très touché, monsieur de votre souvenir. Vos bontés pour moi rappellent mon ancienne sensibilité ; elle ne finira qu’avec mes jours.
Posthume ! Posthume !
Labuntur ani.
HOR., liv. II, od. XIV.
J’aime à citer Horace à un homme de sa famille. Mille tendres respects.
1 – François-Emmanuel Toulongeon, historien et littérateur, mort en 1812. Il servait alors dans la cavalerie. (G.A.)
à Monseigneur le prince de Condé.
A Ferney, 28 Novembre 1776.
Monseigneur, j’habite, auprès de Genève, la dernière chaumière de votre province de Bourgogne ; je n’en suis pas moins votre sujet que MM. du Chambertin et du Clos-Vougeot. M. de La Touraille m’a mandé que votre altesse sérénissime daigne étendre ses bontés jusqu’à moi. Le hasard, qui fait bien des choses, a fait que j’ai changé mon misérable hameau en une espèce de jolie ville. Ceux qui ont le plus contribué à cet établissement sont des horlogers étrangers que j’ai attirés d’Allemagne, de Suisse, de Savoie et de Genève. Le feu roi les a exemptés de tout impôt, et leur permit de travailler selon les usages de leurs pays. On veut aujourd’hui les priver de cet avantage ; déjà la plupart de ces étrangers intimidés sont retournés dans leur patrie. Ce qui reste se jette aux pieds de votre altesse sérénissime ; ils la supplient de daigner favoriser de sa protection cette requête qu’ils présentent au roi. Votre nom les sauvera de la ruine, et un vieillard de quatre-vingt-trois ans vous devra de mourir en paix. Je suis, avec la plus vive reconnaissance et le plus profond respect, monseigneur, de votre altesse sérénissime, etc.
à Messieurs de la Régence du canton de Berne.
14 Novembre 1776. (1)
Sur ce que M. de Crassy m’a fait l’honneur de me dire au sujet du sel de la province de Gex, j’oserais représenter à leurs excellences que l’intérêt de leurs sujets est le même que le nôtre ;
Que les commis des aides et gabelles de France, dont nous sommes délivrés, ne peuvent plus empêcher que nous vendions du blé aux Bernois, et ne peuvent plus leur faire payer des traites considérables au passage de Versoix.
Sur ce fondement, la province de Gex s’est soumise à payer en indemnité aux fermiers-généraux trente mille francs par année, et nous avons obtenu du roi la permission indéfinie d’acheter et de vendre du sel où nous voudrions.
Il s’agirait actuellement d’obtenir de leurs excellences assez de sel pour fournir dix mille écus de bénéfice à la province, qui n’est pas actuellement en état de les payer à la ferme-générale de France.
Si on peut obtenir des délais de MM. les fermiers-généraux, comme cela se pratique très souvent, je m’engagerais à acheter dans le canton de Berne, sous le bon plaisir de leurs excellences, assez de sel pour le faire vendre au profit de la province de Gex, pour l’aider à payer les dix mille écus convenus.
Pour cet effet, je supplierais leurs excellences d’ordonner qu’il ne fût vendu dans leur souveraineté aucun sel qu’en mon nom et à mes ayant-cause pour le pays de Gex. Je ferais payer ce sel aux ordres du souverain conseil de Berne, aux termes et au prix qu’il jugerait à propos de me prescrire.
Je tâcherais, par là, d’être utile au pays de Gex, et de mériter les bontés de leurs excellences.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à Madame de Saint-Julien.
15 Novembre 1776.
Nos malheurs, madame, commencèrent lorsque vous nous quittâtes, et ils ont redoublé bien cruellement. Nos colons, persécutés et presque détruits, ont présenté une requête au roi, et l’on envoyée à monseigneur le prince de Condé. Cette requête n’est autre chose que le cri des gens qu’on écorche. Le prince a promis de faire donner cette requête à M. le contrôleur général par M. de La Touraille, gentilhomme de sa chambre ; mais, si notre commandant voulait bien lui-même dire un mot à M. le contrôleur général, ce serait, je crois, le moyen de nous sauver. Je me borne à demander qu’on ne nous demande rien d’ici à six mois. M. le contrôleur général peut bien aisément engager M. de Boullogne à ne nous point poursuivre. Ce petit délai obtenu nous ferait peut-être éviter notre ruine entière. J’ai donné jusqu’à la dernière goutte de mon sang pour construire cette ville, qui a été honorée un moment d’un hôtel de Saint-Julien (1). Je vois que tout va être détruit, et que je n’aurai pas de quoi me faire enterrer dans un coin d’une des rues de la ville que j’ai bâtie.
L’intendant de la province semble ne nous pas favoriser. Nous voudrions avoir son subdélégué pour protecteur auprès de lui, et nous n’osons nous en flatter. La moitié des ouvriers étrangers nous quitte, l’autre moitié tremble, et est prête à fuir. On m’accable de procès de tous les côtés : voilà mon état ; mais, si vous me conservez vos bontés, je mourrai moins désespéré.
Quelle différence, bon Dieu ! entre la situation où nous étions sous M. le duc de Choiseul, et le désastre que nous éprouvons aujourd’hui ! Son extrême générosité et ses grandes vues s’étendirent sur nous, et nous l’avons attesté à la postérité dans l’inscription d’un obélisque que nous élevions à Ferney, et qui lui est dédié. Il me suffit qu’il soit instruit de notre reconnaissance. Je n’ai jamais osé lui écrire, parce qu’il m’avait expressément défendu, par M.de La Ponce (2), de lui écrire dans sa retraite. Le comble de mes chagrins est de mourir sans savoir s’il daigne encore se ressouvenir de moi. Ayez la bonté de lui parler du moins de mon obélisque, je vous en conjure. Je suis, comme j’ai toujours été, entre le lac de Genève et le mont Jura, ayant en perspective les neiges éternelles des grandes Alpes, ignorant tout ce qui se fait chez vous, à mon ordinaire. Je ne sais pas plus de nouvelles de la cour sous ce règne que sous l’autre ; mais, soit que M. le duc de Choiseul tienne sa cour à Chanteloup, soit qu’il la tienne à Paris, je vous demande en grâce de me mettre à ses pieds. Je ne suis pas plus instruit du procès de M. de Richelieu que de celui de Beaumarchais. Je sais seulement, madame, que je vous suis très tendrement, très respectueusement dévoué jusqu’au dernier moment de ma vie, et que je vous donne la préférence sur cette madame d’Hacqueville (3), qu’on tient toujours pour la grand’tante de la reine, et pour la veuve du fils de Pierre-le-Grand. Si vous m’écrivez un petit mot, je serai consolé ; si vous m’oubliez, je ne me consolerai jamais ; mais je ne vous en dirai rien.
1 – Qui s’écroula. (G.A.)
2 – Premier secrétaire du duc. (G.A.)
3 – Voyez la lettre à madame de Saint-Julien du 12 juin. (G.A.)
à M. le baron d’Espagnac.
A Ferney, 18 Novembre 1776.
Monsieur, je reçois, le 16 novembre, la lettre dont vous m’avez honoré, datée du 7. Je réponds aujourd’hui, lundi 18, parce que la poste ne partait pas hier, jour du dimanche. Je réponds pour vous dire que je suis enchanté des ordres que vous me donnez. J’écris sur-le-champ à mes amis de l’Académie, et surtout à M. d’Alembert. Je ne doute pas que le héros malheureux qui mourut devant Tunis ne fit autant d’honneur à M. votre fils, que lui en a fait le héros heureux mort à Saint-Gratien (1).
S’il est vrai que l’Académie se soit engagée avec un autre pour l’année 1777, je retiens place pour l’année suivante ; et si le délabrement de ma machine ne me permet pas de vivre jusqu’en 1778, je prie du moins qu’on ait égard à ma dernière volonté. Cette dernière volonté, monsieur, sera de vous témoigner, autant que je le pourrai, le respectueux attachement, l’estime, et la reconnaissance avec laquelle j’ai l’honneur d’être, monsieur, votre, etc.
1 – L’abbé d’Espagnac, auteur d’un Eloge de Catinat, voulait prononcer le panégyrique de Saint-Louis devant l’Académie française, en 1777. (G.A)
à M. de Vaines.
18 Novembre 1776.
Quoique j’achève ma vie, monsieur, au pied des grandes Alpes, à quatre cents toises de Genève et à un mille de la Suisse, je suis pourtant si bon Français, que je vous prie instamment de garder votre place. Je suis persuadé que tous vos amis vous font la même prière. Je suis assez mal informé dans ma caverne de tout ce qui se passe à Paris.
Je ne sais si je dois m’adresser à M. le contrôleur général en faveur de ma colonie, qu’on veut écraser. J’ai bien peur d’être lapidé avec les pierres des maisons que j’ai bâties ; mais je me tais, en attendant que le chaos de Paris se débrouille.
Je vous supplie de vouloir bien faire parvenir ce petit billet à M. d’Alembert. Conservez-moi un peu d’amitié, monsieur, car le vieillard malade vous aime plus que jamais.
à M. le marquis de Thibouville.
28 Novembre 1776.
Votre lettre du 18 de novembre, mon cher marquis, me donne bien des consolations et bien des encouragements. Il ne s’agit plus que de rattraper mon repos et ma tête, pour faire ce que vous voulez. Les affaires, les procès, les intérêts de notre petite province, sont venus augmenter le trouble où était ma pauvre petite cervelle de quatre-vingt-trois ans. Si ces orages s’apaisent, je suis à vous ; s’ils me noient, bonsoir, messieurs.
Voilà donc mademoiselle Sainval une actrice sublime, supérieure à mademoiselle Dumesnil. Le rôle qu’on lui préparait dans la pièce dont vous me parlez (1) ne me paraissait guère dans un genre digne d’elle. Il ne visait pas à l’héroïque et aux grands mouvements du théâtre ; et il avait, ce me semble, une catastrophe fort hasardée. Je crois que j’aurais de la peine à bien traiter ce sujet, si je n’avais que trente ans. Jugez donc ce qui m’arrivera à mon âge.
Le seul mérite de cet ouvrage serait d’être entièrement neuf, et peut-être de n’être pas mal écrit ; mais une nouveauté froide n’est pas ce qu’il faut : vous voudriez de grands intérêts, des passions violentes, et tout le grand attirail de Melpomène. Ma foi, cherchez ailleurs ; je ne crois pas qu’il me reste aucune de ces étoffes-là dans mon magasin.
Ce que je vous dis là doit être pour M. d’Argental comme pour vous. Je ne puis lui écrire aujourd’hui : une demi-douzaine d’affaires très désagréables me tiraille de tous côtés. Voilà ce que c’est d’avoir eu l’insolence de bâtir une petite ville dans un endroit qui n’était fait que pour des grenouilles.
Connaîtriez-vous, par hasard, M. de Boullogne, l’intendant des finances, ou connaîtriez-vous sa maîtresse, ou sauriez-vous comment on s’y prend pour obtenir quelque chose de lui ? Je vous serais très obligé de lui dire, ou de lui faire dire, qu’il ne faut pas écraser une colonie d’étrangers devenue très utile au royaume.
Vous devriez bien me mander pourquoi madame de Polignac, accompagnée de madame Thierry, est partie précipitamment de Fontainebleau. Vous me direz que je suis bien curieux ; mais j’aime bien mieux encore des nouvelles du tripot. Je n’en peux plus, et je suis pourtant à vos ordres.
1 – Irène. (G.A.)
à M. de Vaines.
A Ferney, 30 Novembre 1776.
Je vous suis bien obligé, monsieur, du code de la marine. Je suis un peu embarrassé sur terre à la fin de ma vie, et je m’adresse à vous pour mourir en paix.
Restez-vous dans votre place de chef de bureau, ou la quittez-vous ? Ne travaillez-vous pas ce mois-ci tous les jours avec M. le contrôleur général ? Puis-je, sans avoir l’honneur de le connaître, vous envoyer un mémoire secret sur les affaires de notre province ? Nous sommes un peu rivaux de Genève, et nous ne voulons nous adresser qu’à des Français (1), mais surtout à un Français tel que vous. Votre, etc.
1 – C’est-à-dire ne pas avoir affaire à Necker. (G.A.)