CORRESPONDANCE - Année 1776 - Partie 30
Photo de PAPAPOUSS
à M. Vasselier.
A Ferney, 2 Décembre 1776.
Le vieux malade soupçonne l’Italien dont M. Vasselier lui a parlé d’être un méchant cocu. Il est bon d’apprendre à vivre à ces gens-là. Nous espérons que ce cocu sera roué avant qu’il soit peu. Vous saurez, pour faire la contre-partie, qu’un officier de la reine ayant le malheur d’être le plus laid qui fût à Fontainebleau, et la reine s’étant expliquée sur sa laideur, quitta la cour il y a environ quinze jours, et alla dans sa maison de Paris, rue des Blancs-Manteaux, se jeter dans son puits, avec une grosse pierre au cou. Ce n’est pas là l’opéra-comique de la Belle et la Bête (1).
Outre la petite boite pour Bourg, je recommande à vos bontés les incluses, et une boite pour Marseille.
1 – Par Marmontel et Grétry. (G.A.)
à M. le chevalier de Chastellux.
4 Décembre 1776.
J’ai toujours dit, monsieur, qu’il y a de vrais Français parmi les Welches. Ce sont ces Français-là qui ont mis leur bonheur à lire la Félicité publique. Cet ouvrage deviendra le catéchisme de toute la jeunesse de France qui voudra s’instruire à bien penser et à bien parler. Ce que cet ouvrage surtout a d’utile, c’est qu’on y apprend à connaître le gouvernement et le vrai génie des peuples de l’antiquité qui valent la peine d’être connus. Rollin ne peut servir qu’à former un petit janséniste enthousiaste, ignorant, et phrasier : le livre de la Félicité publique peut former un homme d’Etat.
Je ne savais pas, monsieur, qu’on imprimât un supplément à la grande Encyclopédie, et je vois avec douleur que ce supplément est soumis à la révision de quelques cuistres de la littérature qui ne seraient pas reçus dans les antichambres de la bonne compagnie de Paris (1). Faut-il qu’il y ait toujours en France un mélange si bizarre de ce qu’il y a de meilleur au monde et de plus méprisable !
Ce qu’on appelle le jansénisme serait une inondation de barbares, si on le laissait faire. C’est une faction d’énergumènes atroces, encouragée par le prétexte toujours subsistant de soutenir les droits de la nation contre les anciennes usurpations de Rome, et qui, dans le fond, voudrait faire brûler le sens commun en place de Grève.
Les presbytériens d’Angleterre et les anabaptistes de Munster n’ont jamais été si dangereux que ces marauds-là : ils sont et ils seront toujours soutenus par quelques pédants en robe, qui ne peuvent avoir un reste de crédit qu’en armant continuellement le fanatisme contre la raison.
Rien ne peut mieux soutenir cette pauvre raison qu’un homme de votre nom et de votre génie. Les jansénistes ont trouvé dans le siècle passé des hommes de considération qui les ont protégés, uniquement pour avoir le plaisir d’être chefs de parti : le temps d’une ambition plus noble est venu. Vous êtes appelé à un beau ministère, celui de rendre sages et heureux les gens qui seront dignes d’être l’un et l’autre.
Continuez, combattez à la tête d’une troupe invincible que le fanatisme peut faire taire quelquefois, mais qu’il ne peut empêcher de penser. Comptez-moi, je vous en prie, monsieur, parmi les penseurs qui vous sont attachés avec le plus d’estime, de respect, et d’amitié.
1 – M. de Chastellux avait fait, pour le Supplément de l’Encyclopédie, l’article BONHEUR PUBLIC : il fut rayé à la censure par l’abbé Foucher, qui dit que cet article « était rempli de la philosophie moderne, et que le mot de Dieu ne s’y trouvait pas une fois. » (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
4 Décembre 1776.
Mon cher ange, depuis votre lettre consolante, datée du 19 de novembre, je n’ai pu me mettre à l’ombre de vos ailes. J’ai été et je suis encore lutiné par les embarras que me donne ma pauvre province, par la ruine dont ma colonie me menace, par l’oubli total de madame de Saint-Julien, qui renonce à ses amis en hiver, et qui ne s’en souvient qu’en été.
Je conviens avec vous que le jansénisme est passé de mode, et que personne ne se soucie si les cinq propositions sont dans le livre d’un ennuyeux Flamand (1) ; mais il y a des gens qui ont été autrefois jansénistes, qui ont aujourd’hui une petite place à Versailles, et qui font imprimer des trois volumes (2) contre les fidèles. Ils se déguisent en juifs pour nuire aux meilleurs chrétiens du mode. Leur cabale est dangereuse, et peut faire beaucoup de mal. Vous savez que trois ou quatre vieux jansénistes du parlement ont persécuté, au commencement de cette année, une espèce de petit philosophe, nommé Delisle. Les chiens enragés ne mordent pas toujours, mais ils peuvent mordre. Je n’ai été que trop mordu dans mon temps, et ces morsures-là laissent toujours de profondes cicatrices.
Au lieu de m’aller baigner dans la mer, j’ai donc pris le parti de m’amuser à quelque chose qu’on ne fait guère à quatre-vingt-trois ans. Mais, quand je vous montrerai ces facéties (3), vous me direz que je suis véritablement un enragé qui ai voulu manger sans avoir de dents, et danser sans avoir de jambes.
M. de Thibouville m’a mandé que mademoiselle Sainval n’avait point du tout réussi dans la Cléopâtre de Rodogune, notre nation serait-elle devenue à la fin raisonnable ? aurait-on senti enfin, au bout de cent ans, que ce rôle de Cléopâtre n’est point du tout dans la nature ; que tout ce qu’elle dit et tout ce qu’elle fait est contre le bon sens ; que c’est elle qui est une enragée, qui fait continuellement des confidences inutiles de tous ses crimes faits et à faire à une demoiselle suivante qu’elle appelle gaupe et butorde ? Pour moi, je n’ai jamais vu quatre plus mauvais actes, et la moitié du cinquième, préparer plus détestablement une dernière scène admirable.
Après vous avoir prononcé ces blasphèmes, je dois jeter dans le feu ce que j’avais commencé. Je dois sentir qu’il est aussi difficile de faire une bonne tragédie que de raccommoder nos finances. Je ne dois plus m’occuper que de vous aimer et de ne rien faire. Mais que je voudrais être auprès de vous, mon cher ange !
1 – Cornélius Jansénius. (G.A.)
2 – L’abbé Guenée venait de publier ses Lettres de quelques Juifs… à M. de Voltaire. (G.A.)
3 – Un chrétien contre six juifs. (G.A.)
à Madame de Saint-Julien.
A Ferney, 5 Décembre 1776.
Je reçois, madame, votre lettre datée du 22. Si elle parvient à la postérité, les commentateurs disputeront sur le mois et sur l’année ; mais notre petite colonie et moi nous attestons qu’au 22 novembre 1776 vous nous avez comblés de bontés et de très bons raisonnements.
Puisque vous daignez voir la requête assez inutile de nos colons, la voici. Elle a été donnée à M. de Boullogne par MM. de Furqueux et de Trudaine. Elle peut avoir été recommandée à M. le contrôleur général par M. le prince de Condé. Elle peut avoir été oubliée de tout le monde, surtout dans le temps où l’on était occupé de l’établissement d’un nouveau ministère. Ce qui peut nous arriver actuellement de plus favorable, c’est qu’on nous oublie.
Malheureusement MM. les fermiers-généraux ne songent que trop à nous. Ils sont très attentifs à leurs trente mille francs ; ce n’est que cinq cents francs par an pour chacun de ces messieurs ; mais ils ne négligent rien. La province est sur le point d’être écrasée par un impôt très lourd et très inégal dont on la charge. Non seulement on a travaillé à la répartition de cet impôt, mais à assurer des honoraires à celui qui est principalement chargé d’arranger notre ruine, et qui a seul tous les districts dans sa main. Il n’y avait qu’un moyen de nous sauver, c’était d’obtenir du sel de messieurs de Berne, et d’emprunter de l’argent de quelque homme de bonne volonté. Au moyen de cet argent emprunté, et du bénéfice de ce sel de Berne, nous allions payer messieurs des fermes-générales sans aucuns frais, et la province était libre. J’avais le bonheur de prêter ces dix mille écus, tout ruiné que je suis, et j’étais d’accord avec nos états. Qu’a-t-on fait pendant ce temps-là ? on a suscité un homme inconnu, nommé Rose, ci-devant déserteur de la légion de Condé, aujourd’hui garde-magasin, pour les intérêts du roi, dans les ateliers de Racle. Cet homme, employé secrètement, est allé à Berne solliciter, en son propre et priver nom, la concession de six mille quintaux de sel. Il n’avait pas un sou pour les payer, mais il était bien cautionné.
Messieurs des états, se voyant ainsi supplantés par un homme sans aveu, se sont plaints au subdélégué (1), qui est, comme vous savez, syndic, maire, trésorier, et fermier des lettres du roi à Versoix, etc., etc. Messieurs leur a-t-il dit, M. Rose est un galant homme ; il lui est permis d’acheter du sel où il voudra, mais cela n’est pas permis à vous autres. Vous ne pouvez faire un traité avec une puissance étrangère sans la permission du roi. – Quoi ! monsieur, ce qui est permis à un déserteur ne le serait point à une province ? – Non, messieurs ; croyez-moi, écrivez au ministre des finances et au ministre des affaires étrangères. Les pauvres rats croient Rominagrobis ; ils écrivent aux ministres. Les ministres, tout étonnés, consultent les fermiers-généraux. Ceux-ci répondent qu’on ne peut demander du sel de Berne que pour le verser dans les provinces de France limitrophes, et qu’il faut prévenir ce crime de haute-trahison. En conséquence, le ministère mande à l’ambassadeur du roi, en Suisse, d’empêcher que messieurs de Berne ne donnent un litron de sel à la province de Gex. Ainsi les états ont été privés du secours sur lequel ils comptaient ; ils se sont eux-mêmes coupé la gorge et la bourse en croyant Rominagrobis et en demandant au ministère de France une permission qu’ils auraient pu prendre en vertu de l’édit du roi, sans consulter personne. Rominagrobis actuellement se moque d’eux, établit son impôt, établit ses honoraires, met à part une somme considérable pour le receveur général de Bezrne, Bugey, Valromey, et Gex, auquel il faudra porter humblement notre contribution, dont il comptera comme il voudra avec messieurs de la ferme.
Voilà, belle Emilie, à quel point nous en sommes.
Cinna, act. I, sc. III.
Nous sommes perdus, et il ne faut pas nous plaindre. Si nous crions, on nous enverra soixante bureaux de commis, au lieu de trente que nous avons, et on nous mettra un bâillon à la bouche. Quelques-uns de nos étrangers, qui ont acheté des maisons à Ferney, vont les abandonner, et nous sommes menacés d’une destruction totale, nous et notre obélisque, et la belle inscription latine que nous voulions y graver pour l’amusement des savants qui vont à Gex.
Si vous voulez, madame, je vous conterai encore que, lorsque j’étais pétrifié de ces désastres, j’ai reçu une lettre de M. le duc de Wurtemberg, qui me doit cent mille francs, et qui me mande qu’il ne peut me payer un sou qu’au commencement de l’année 1778. Il y a dans ce procédé je ne sais quoi de digne de la grandeur d’un roi de France ; et ce qu’il y a de bon, c’est que sûrement je serai mort de vieillesse et de misère ; et ceux qui ont bâti mes maisons seront morts de faim avant l’an de grâce 1778. M. Racle se tire d’affaire par son génie, indépendamment des rois et des princes ; il fait des chefs-d’œuvre en grands ouvrages de faïence, et il les vend à des gens qui paient.
Il y a bien loin de tout cela, madame, à la petite drôlerie dont vous avez vu l’esquisse. Je n’ose vous en parler. Il faut avoir vingt-cinq ans pour faire de ces plaisanteries-là, et j’en ai quatre-vingt-trois. J’en suis plus fâché que de toutes les traverses que j’essuie. Je me réfugie sous les ailes de mon brillant papillon, et sous l’égide de ma philosophe, avec le plus tendre respect.
1 – Fabry. (G.A.)
à M. de Vaines.
6 Décembre 1776.
J’use, monsieur, de la permission que vous m’avez donnée. Voici deux paquets que je recommande à vos extrêmes bontés : l’un est pour M. de Condorcet ; l’autre pour mon pauvre neveu (1), jadis conseiller du parlement de passage.
Je souhaite toujours que votre place de chef de bureaux ne soit point de passage. Agréez, monsieur, les sincères remerciements du très vieux malade.
1 – Mignot. (G.A.)
à M. le marquis de Condorcet.
6 Décembre 1776.
Je suis toujours fâché, monsieur, quand je vois que dans le Journal de politique et de littérature la politique tient tant de place, et la littérature si peu. Je vous avoue que j’aime beaucoup mieux de bons vers et une pièce d’éloquence que toutes les nouvelles du nord et du midi, qui sont détruites le lendemain par d’autres nouvelles.
Il est vrai que cette partie, qu’on nomme politique, est écrite par un homme supérieur (1) ; mais permettez-moi de préférer les belles-lettres, qui bercent ma vieillesse, aux intérêts des princes, auxquels je n’entends rien.
Les dissertations de M. de La Harpe n’ont, à mon gré, qu’un seul défaut, c’est d’être trop courtes. Je trouve chez lui une chose bien rare ; c’est qu’il a toujours raison, c’est qu’il a un goût sûr. Et pourquoi se connaît-il si bien en vers ? c’est qu’il en a fait d’excellents.
Les gens instruits, et disant leur avis, pleuvent de tous côtés ; mais où trouver des hommes de génie qui veuillent bien se consacrer au triste et dangereux métier d’apprécier le génie des autres ? L’abbé Desfontaines n’était pas sans esprit et sans érudition ; mais il avait malheureusement traduit les Psaumes en vers français. La destinée de cet ouvrage, entièrement ignoré, altéra son humeur et son goût, qui devinrent aussi dépravés que ses mœurs. L’auteur de Mélanie n’est pas dans ce cas. Si Racine a laissé quelques héritiers de son style, il m’a paru qu’il avait partagé sa succession entre M. de La Harpe et M. de Chamfort.
Je n’ai point vu le Moustapha de ce dernier, et je suis fâché qu’on s’appelle Moustapha ; mais je me souviens d’une jeune Indienne qui était une bien jolie petite créature, et qui me parut toute racinienne : car, voyez-vous, sans Racine, point de salut. Il fut le premier, et longtemps le seul, qui alla au cœur par l’oreille :
Componit furtim subsequiturque decor.
TIB., liv. IV. él. XI.
A propos, il faut que vous jugiez entre le duc de La Rochefoucauld et Confucius qui des deux a le mieux défini la gravité. Le seigneur français a dit : « La gravité est un mystère de corps, inventé pour cacher les défauts de l’esprit ; » le seigneur chinois a dit : « La gravité n’est que l’écorce de la sagesse, mais elle la conserve. » Je ne veux et je n’ose avoir un avis que quand vous m’aurez dit le vôtre.
1 – C’était Fontanelle qui rédigeait alors la partie politique du journal, mais Voltaire semble vouloir ici désigner Linguet, rédacteur primitif. (G.A.)