CORRESPONDANCE - Année 1776 - Partie 28

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CORRESPONDANCE - Année 1776 - Partie 28

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à M. l’abbé Pezzana. (1)

 

 

 

 

          J’ai reçu, monsieur, par Genève, votre belle édition de l’Arioste (2), dont je vous fais les plus sincères remerciements. Je vous aurai l’obligation de le relire tout entier, avant que je fasse mon éternel voyage dans un pays où l’on ne peut plus lire ni écrire.

 

          On dit que vous ferez imprimer à part vos commentaires sur l’Orlando furioso ; tous les gens de lettres vous auront l’obligation de connaître les personnages et les actions du seizième siècle, dont il est parlé si souvent dans le poème. Rien ne serait plus curieux et mieux reçu : ce supplément pourrait produire un volume entier ; c’est un travail digne de vous. Agréez, monsieur, la reconnaissance, l’estime, et j’ose dire l’amitié de votre, etc. LE VIEUX MALADE DE FERNEY.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. – C’est à peu près ici la place de ce billet, si l’on s’en rapporte à une lettre à d’Argental du 4 février 1777. (G.A.)

2 – Elle était dédiée à Voltaire. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Gudin de la Brenellerie.

 

A Ferney, 1er Novembre 1776.

 

 

          Quatre-vingt-deux ans, monsieur, environ quatre-vingt-deux maladies, quatre-vingt-deux et plus de maisons bâties dans un cloaque voisin d’une ville où je crois que vous êtes né ; plus de quatre-vingt-deux injures à moi dites par de bons chrétiens, dans des écrits auxquels on est tenté de répondre, et auxquels il ne faut pas répondre ; plus de quatre-vingt-deux petites affaires domestiques : tout cela, monsieur, a retardé la réponse que je vous dois depuis environ quinze jours :

 

Vaces oportet, Eutyche, a negotiis,

Ut liber animus sentiat vim carminis.

 

 

PHÈD., liv. III, Prol.

 

          J’ai lu avec bien de l’attention votre Coriolan (1) : c’est un ouvrage bien pensé et bien écrit d’un bout à l’autre. Il mérite l’estime de tous les honnêtes gens, qui sentent toutes les difficultés et le mérite de les avoir vaincues. Je ne crois pas qu’il soit possible de tirer une tragédie entière d’un sujet qui n’a qu’une scène, et d’y mieux réussir. Les gens de l’art surtout démêlent cet extrême mérite quand ils sont justes. Bérénice, dans laquelle il n’y avait qu’un mot à dire, invitus invitam, était bien plus aisée à traiter, parce que l’amour est une source inépuisable et parce que le spectacle est toujours rempli de quinze cents personnes qui aiment ou qui ont aimé, et que, parmi ces quinze cents spectateurs, il n’y a pas un ancien Romain.

 

          Vous avez, dans votre Coriolan, comme dans votre Royaume en interdit (2), bien des traits qui décèlent une philosophie profonde et hardie. Je me flatte que je trouverai cette philosophie dans votre Essai sur le progrès des Arts (3). Je me doute bien que vous n’avez pas un privilège en chancellerie : je vous en félicite, vous et vos lecteurs. Je n’aime pas plus les maîtrises et les jurandes que M. Turgot : je ne crois pas qu’on doive faire viser son esprit par un censeur royal, et que les pensées aient besoin de cire jaune. Ne doutez pas, monsieur, des sentiments, etc. LE VIEUX MALADE DE FERNEY.

 

 

1 – Tragédie, jouée le 14 août. (G.A.)

2 – Tragédie défendue à Paris et imprimée à Genève en 1767. (G.A.)

3 – Aux manes de Louis XV et des grands hommes qui ont vécu sous son règne, 2 vol. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Zaguri.

 

A Ferney, 1er Novembre 1776 (1).

 

 

          Monsieur, non sono degno di tanta gloria ; Domine, non sum dignus, sed tantum dic verbum ; je ne suis qu’un vieillard malade, accablé de quatre-vingt-deux ans et de quatre-vingt-deux maladies, près de quitter ce monde, que j’aurais regretté davantage si j’avais eu le bonheur de posséder votre excellence dans ma chaumière, entre les Alpes et le Jura. Vous n’auriez point vu, monsieur, une habitation comparable à vos palais de la Brenta ; mais vous auriez vu un homme pénétré de respect et d’attachement pour votre illustre république, et ces sentiments se seraient encore fortifiés en vous faisant ma cour. Mon âge ne me permet plus le voyage que j’ai toujours eu l’intention de faire à Venise ; il ne me reste que la consolation de vous présenter de loin le profond respect avec lequel je suis, monsieur, de votre excellence, etc.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

A Ferney, 3 Novembre 1776.

 

 

          Mon cher ange, il est vrai que, dans ma quatre-vingt-troisième année, j’avais la folie d’entreprendre un ouvrage au-dessus de mes forces (1) ; mais c’était uniquement pour vous plaire. Il faut l’abandonner, et attendre que je rajeunisse. Mon étrange destinée, qui m’a conduit de Paris aux frontières de la Suisse, et qui m’a forcé de changer un petit cloaque affreux en une jolie ville d’un quart de lieue de long, me persécute aujourd’hui, et ne me rajeunit point ; elle m’écrase avec les pierres des maisons que j’ai élevées. Mon extrême facilité m’a ruiné ; l’ingratitude m’a suscité des procès infiniment désagréables ; le changement de ministère en France a privé ma colonie de tous les avantages que j’avais obtenus pour elle. Tout le bien que j’avais fait à ma nouvelle patrie est devenu calamité. J’avais mis jusqu’à la dernière goutte de mon sang à cet établissement très utile, sans y avoir d’autre intérêt que celui de bien faire. Mon sang est perdu, et je n’ai plus qu’à mourir étique : voilà une de mes situations.

 

          Une autre, tout aussi consolante, est une meute de jansénistes qui aboie après moi depuis si longtemps, qui relaie les jésuites Nonnotte et Patouillet, qui me relance dans ma tanière, et qui réveille certains messieurs. Ces chiens me déchirent à mes derniers moments, et je meurs dévoré par les dogues de Jansénius, après avoir été mordu par les renards de Loyola.

 

          Vous m’avouerez, mon cher ange compatissant, qu’il est difficile d’achever un ouvrage de poésie dans de pareilles circonstances.

 

          Je vous prie donc de m’excuser auprès de M. de Thibouville, ainsi que de vous-même. Je vous demande pardon à tous deux d’être si vieux, si malheureux, si malade, et si sot : peut-être que tout cela changera. Je me mets à l’ombre de vos ailes, et je vous embrasse bien tendrement de mes faibles bras.

 

 

1 – Irène. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Vaines.

 

6 Novembre 1776.

 

 

          Je suis plus fâché que vous, monsieur. Comment de malheureux écrivains mercenaires de nouvelles osent-ils calomnier votre abdication généreuse ? Je voudrais que vous demeurassiez, quand ce ne serait que pour les faire taire. La retraite n’est bonne que pour des malades inutiles comme moi. Si j’étais à Paris, j’y mourrais bien vite de la vie qu’on y mène ; mais vous, qui avez de la santé, et qui êtes dans la force de l’âge, vous pourriez rester, ce me semble, pour être utile à vous et aux autres. On dit que vous travaillez avec une facilité étonnante ; que vous mettez le plus grand ordre et la netteté la plus lumineuse dans tout ce que vous faites ; que vous n’avez jamais l’air occupé en vous occupant toujours ; que vous êtes aussi aimable dans la société qu’essentiel en affaires : je conclus que c’est à vous de rester dans Paris et dans votre place.

 

          J’ai écrit à M. le marquis de Condorcet avant de recevoir votre lettre, dont je suis très touché. Je lui ai demandé la permission d’aimer toujours une belle dame (1) qui est née dans mon voisinage, qui a tant contribué à mettre mon squelette en marbre, qui est très bonne et très estimable.

 

          Je ne sais si un ancien Romain (2), sous le portrait duquel j’ai écrit :

 

Ostendent terris hunc tantum fata,

 

Æn, VI.

 

est à Paris ou à La Roche-Guyon (3). Quelque part où il soit, je vous supplie de lui faire passer, dans l’occasion, tout ce que je pense et penserai de lui jusqu’au tombeau. Conservez-moi, monsieur, par justice, l’amitié dont vous m’avez gratifié par générosité. LE VIEUX MALADE.

 

 

1 – Madame Necker. (K.)

2 – Turgot. (G.A.)

3 – Il était à la Roche-Guyon, chez madame d’Enville. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le baron Thomassin de Juilly.

 

Ferney, le 6 Novembre 1776 (1).

 

 

          Mes maladies, monsieur, qui me privent de toutes les consolations, ne m’ont point laissé insensible au plaisir de lire votre Catinat ou le Modèle des Guerriers. Je vous ai plus d’une obligation ; c’est la troisième fois que je reçois de belles preuves que vous êtes un excellent citoyen, un brave militaire et un homme éloquent. Je vois que dans votre illustre corps on rend autant de services aux belles-lettres par son esprit qu’à l’Etat par sa valeur.

 

          Mon cher voisin, M. de Varicourt, vient de me dire qu’il est votre camarade et votre ami. Il a redoublé tous les sentiments que vous m’inspirez. Je vous avoue, monsieur, que je suis bien fâché que mon âge de quatre-vingt-deux ans et les infirmités qui me persécutent, m’ôtent l’espérance de vous voir. Je suis réduit à vous estimer d’un peu loin ; mais mon estime n’en est pas moins forte. Permettez-moi, monsieur, de me flatter d’avoir avec vous quelque conformité. J’aime passionnément votre ami, M. de Varicourt, et je mourrai avec le plus sincère et le plus respectueux attachement pour M. le prince de Beauvau. Agréez, monsieur, tous les sentiments avec lesquels, etc. LE VIEUX MALADE DE FERNEY.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Germain.

 

Ferney, 10 Novembre 1776.

 

 

          Un vieillard de quatre-vingt-trois ans, accablé de maladies, et plus près de quitter les misères de ce monde que d’y mettre ordre, a reçu les paquets que M. Germain et M. Lebègue ont bien voulu lui envoyer. Il connaissait depuis longtemps les talents de M. Germain, et il est très touché de son infortune ; si quelque chose peut la diminuer, c’est sans doute le Mémoire de M. Lebègue. Le vieillard qui se l’est fait lire l’a écouté avec beaucoup de sensibilité. Il est triste de n’être que sensible quand on voudrait être serviable. Ces messieurs sont priés de pardonner à un homme chargé de plus de peines que d’années, s’il est hors d’état de leur témoigner, par ses services, l’intérêt qu’il prend à eux. Il a l’honneur d’être leur très humble et très obéissant serviteur. LE VIEUX MALADE DE FERNEY.

 

 

 

 

 

à M. le marquis de Villevieille.

 

10 Novembre 1776.

 

 

          Il ne faut pas s’étonner, monsieur, qu’un pauvre homme houspillé par quatre-vingt-deux ans, par quatre-vingt-deux maladies, et par autant d’affaires désagréables, ait tant tardé à vous répondre. Ma plume n’a pu suivre mon cœur. Je ne sais à présent où vous prendre ; mais je présume que vous pouvez être encore chez vous, puisque vous n’avez point passé par votre hôtellerie de Ferney, qui est sur le chemin de Paris. Vous n’auriez pas trouvé la ville de Ferney absolument bâtie et pavée. Elle ne fait que décroître depuis l’aventure de M. Turgot. Les orages de la cour sont un peu retombés sur nous ; il a un peu grêlé sur notre persil. Nous aurions été trop heureux si nous avions été toujours ignorés. Notre désastre ne m’a pas empêché de m’intéresser à la fête que Monsieur a donnée à M. son frère et à sa belle-sœur, et même d’y avoir un peu de part.

 

          On dit que toutes les pièces nouvelles à Fontainebleau ont fait la culbute, excepté celle du jeune Chamfort (1). Cela ne m’étonne point ; ce jeune homme a du talent, de la sensibilité, de la grâce, et fait des vers très heureux. Il mérite de l’être, et on dit qu’il ne l’est pas ; mais qui l’est, au bout du compte ? On dit que c’est M. Necker : il a l’air en effet d’avoir attrapé le gros lot à la loterie de ce monde.

 

          Je vous souhaite bien sincèrement quelqu’un des lots qui viennent immédiatement après. Votre dignité suisse ne me paraît pas suffisante pour vous. Voilà encore un gros lot pour M. de Montbarey ; il est, dit-on, secrétaire, d’Etat de la guerre ; je ne l’assure pas, car on me l’a dit. Si cela est, tout est double à Versailles, et il y a même bien des cœurs qui le sont. Le vôtre n’est pas de cette espèce ; le mien est à vous pour ma vie, et ce n’est pas pour longtemps. Madame Denis est bien sensible aux marques d’amitié que vous lui donnez.

 

 

1 – Mustapha et Zéangir, tragédie. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le marquis d’Argence de Dirac.

 

11 Novembre 1776

 

 

          Mon cher ami, votre vieux malade vite encore, et il en est bien étonné. Il vous aimera tendrement jusqu’à son dernier jour.

 

          Je fais mon compliment au curé de Jarnac sur son goupillon (1). Cela est plus fort que l’aventure du révérend père Girard, et ne fera pas tant de bruit. Ce n’est pas assez d’être excessivement fou, libertin, et fanatique, pour se faire une grande réputation, il faut encore venir à propos. Il faut être janséniste ou jésuite. Ils sont passés de mode. Les Gilles d’aujourd’hui ne peuvent plus attirer de monde  à la Foire.

 

          Jouissez, mon respectable ami, d’une vie tranquille et honorée dans votre heureuse retraite. Ferney, que vous avez vu un vilain hameau, est devenu une ville d’un quart de lieue de long. Je ne sais comment cela s’est fait ; je sais seulement que cela m’a ruiné ; mais il est plaisant qu’un homme aussi chétif que moi se soit donné le plaisir de bâtir une ville. Je vous embrasse de mes faibles bras le plus tendrement du monde.

 

 

1 – Ce curé enseignait assez drôlement le catéchisme aux petites filles de sa paroisse. (K.)

 

 

 

 

 

 

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