CORRESPONDANCE - Année 1776 - Partie 25
Photo de PAPAPOUSS
à M. Marin.
19 Septembre 1776 (1).
J’ai lu, monsieur de Lampedouse, près d’un quart de votre lettre ; pour les trois autres quarts, je crois qu’il n’y a point de drogman dans le monde qui puisse les déchiffrer. Je vous fais mon compliment sur l’aventure du brave cocher Gilbert ; il n’a pas été élevé assez haut en dignité. On peut présumer que s’il avait été pendu, il aurait pu rendre gloire à la vérité sur le dernier échelon, et développer toute l’intrigue des du Jonquay et des avocats qui les ont aidés dans cette abominable affaire.
On nous mande que M. de Beaumarchais triomphe, qu’il est favori à Versailles, très fêté de tout le monde à Paris, et bien récompensé à la cour des services qu’il a rendus en Angleterre.
Il n’en est pas de même de votre ami (2), on le dit entièrement écrasé ; c’est dommage. Sa gloire et sa fortune auraient été bien grandes s’il avait su plier aussi bien qu’il avait su se battre. Vous êtes sage ; vous avez su vous retirer dans le port pendant la tempête. Je mourrai bientôt dans le port où je suis depuis vingt-cinq ans. Mais dans quel autre port irons-nous ? Adieu, bon voyage.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Linguet. (G.A.)
à Madame de Saint-Julien.
A Ferney, 19 Septembre 1776 (1).
Il est neuf heures du soir ; M. Racle que nous attendions hier, n’est point venu ; nous n’avons et ne pouvons avoir aucune nouvelle de vous, madame ; nous tremblons que vous ne soyez malade sérieusement. Mon malheur est d’être dans l’impossibilité d’imiter M. Racle, et d’être auprès de vous. Je vous ai écrit à Paris, et cela n’a pu m’instruire ni me consoler. Je cherche du moins quelque soulagement à mes inquiétudes et à celles de toute la maison, en vous écrivant au hasard. J’adresse ma lettre au maître de poste de Bâle, m’imaginant qu’il pourra faire passer ma lettre par Strasbourg ou par Belfort, et la faire parvenir à Plombières, où je présume que vous êtes.
Il est impossible de vous parler d’autre chose que de la crainte où nous sommes pour votre santé. Si on pouvait vous dire des nouvelles dans le temps que vous aurez peut-être un accès de fièvre, je vous dirais que ce fameux cocher nommé Gilbert, dont je vous avais tant parlé, ce modèle de vertu, ce grand homme qui avait joué le rôle d’un Caton dans le procès du comte de Morangiés, vient d’être condamné au carcan, à la fleur de lys et aux galères.
Je vous dirais que M. Thelusson, banquier génevois, associé avec le Génevois M. Necker, vient de mourir avec sept millions en bien qu’il n’emportera pas dans l’autre monde, que madame Geoffrin se meurt d’une très rude apoplexie, sans avoir tout à fait sept millions. J’ajouterai que notre pauvre colonie est furieusement hasardée. Mais je ne suis occupé que du courrier, que j’attends demain, et qui m’apprendra peut-être où vous êtes. Tâchez de recevoir ma lettre, d’agréer mon tendre respect, et de me conserver vos bontés. Toute la maison est à vos pieds.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. de Cromot.
Ferney, 20 Septembre 1776.
Monsieur, en me donnant la plus agréable commission dont on pût jamais m’honorer, vous avez oublié une petite bagatelle ; c’est que j’ai quatre-vingt-deux ans passés. Vous êtes comme le dieu des jansénistes, qui donnait des commandements impossibles à exécuter ; et, pour mieux ressembler à ce dieu-là, vous ne manquez pas de m’avertir qu’on n’aura que quinze jours pour se préparer ; de sorte qu’il arrivera que la reine aura soupé avant que je puisse recevoir votre réponse à ma lettre.
Malgré le temps qui presse, il faut, monsieur, que je vous consulte sur l’idée qui me vient.
Il y a une fête fort célèbre à Vienne, qui est celle de l’Hôte et de l’Hôtesse : l’empereur est l’hôte, et l’impératrice est l’hôtesse : ils reçoivent tous les voyageurs qui viennent souper et coucher chez eux, et donnent un bon repas à table d’hôte. Tous les voyageurs sont habillés à l’ancienne mode de leur pays ; chacun fait de son mieux pour cajoler respectueusement l’hôtesse ; après quoi tous dansent ensemble. Il y a juste soixante ans que cette fête n’a pas été célébrée à Vienne : Monsieur voudrait-il la donner à Brunoy ?
Les voyageurs pourraient rencontrer des aventures : les uns feraient des vers pour la reine, les autres chanteraient quelques airs italiens ; il y aurait des querelles, des rendez-vous manqués, des plaisanteries de toute espèce.
Un pareil divertissement est, ce me semble, d’autant plus commode, que chaque acteur peut inventer lui-même son rôle, et l’accourcir ou l’allonger comme il voudra.
Je vous répète, monsieur, qu’il me paraît impossible de préparer un ouvrage en forme pour le peu de temps que vous me donnez ; mais voici ce que j’imagine : je vais faire une petite esquisse du ballet de l’Hôte et de l’Hôtesse ; je vous enverrai des vers aussi mauvais que j’en faisais autrefois : vous me paraissez avoir beaucoup de goût, vous les corrigerez, vous les placerez, vous verrez quid decea, quid non.
Je ferai partir, dans trois ou quatre jours, cette détestable esquisse, dont vous ferez très aisément un joli tableau. Quand un homme d’esprit donne une fête, c’est à lui à mettre tout en place.
Vous pourriez, à tout hasard, monsieur, m’envoyer vos idées et vos ordres ; mais je vous avertis qu’il y a cent vingt lieues de Brunoy à Ferney. Je vous demande le plus profond secret, parce qu’il n’est pas bien sûr que dans quatre jours je ne demande l’extrême-onction, au lieu de travailler à un ballet. J’ai l’honneur d’être avec respect, et une envie, probablement inutile, de vous plaire, etc.
à M. Pasquier.
A Ferney, 20 Septembre 1776.
Monsieur, je reçois la lettre dont vous m’honorez. Mes yeux de quatre-vingts ans la lisent avec beaucoup de difficulté ; mon cœur en est très touché, et ma vieille raison me fait comprendre que j’aurais dû ne jamais écrire.
Je vois évidemment que l’avarice de quelques libraires m’a imputé plusieurs ouvrages qui ne sont pas de moi, et a falsifié ceux dont j’ai eu le malheur d’être l’auteur. J’ai vu quatre éditions du même écrit dont vous voulez bien me parler (1), et ces quatre éditions sont absolument différentes. Si je pouvais raisonnablement espérer ou craindre de vivre encore quelques années, je ferais moi-même une édition correcte que j’avouerais, et assurément vous n’en seriez pas mécontent.
Ma famille, monsieur, qui a eu l’honneur de jouir souvent de votre société, m’a appris ce qu’on doit à votre mérite personnel, à votre éloquence, et à la bonté réelle de votre caractère. J’ai tant de confiance en cette bonté, que je vous avouerai ingénument la manière dont les choses dont vous me parlez se sont faites.
C’est le fils du brave, du malheureux, de l’indiscret officier (2) dont vous me parlez, qui, dans le désespoir le plus juste ou du moins le plus pardonnable, a écrit les mémoires dont on a fait usage ; et vous excuserez sans doute un fils qui veut justifier son père.
Puisque vous m’enhardissez, monsieur, à vous faire des aveux, dont je suis très sûr qu’un homme de votre rang et de votre âge n’abusera pas, je vous dirai encore que le très vertueux ami (3) d’un jeune infortuné qui serait devenu un des meilleurs officiers de France, ayant échappé à la catastrophe épouvantable de ce jeune ami aussi imprudent que vertueux, a passé deux années entières chez moi, entre la Suisse et Genève. Ce jeune homme, traité aussi durement (4) que son ami, est devenu un des meilleurs ingénieurs de l’Europe. J’ai eu le bonheur de le placer auprès d’un grand roi, qui connaît et qui récompense son mérite.
Je vous demande en grâce de lui pardonner aussi. En vérité, c’est tout ce que nous devons faire à l’âge où nous sommes vous et moi, monsieur, que de passer nos derniers jours à pardonner. Quand on regarde du bord de son tombeau tout ce qu’on a vu pendant sa vie, on frissonne de tant d’horribles désastres. Heureux ceux à qui on peut dire avec Horace :
Lenior ac melio fis accedente senecta !
Liv. II, ép. II.
Je vous souhaite, monsieur, une santé plus forte que la mienne, une longue jouissance de l’extrême considération où vous êtes, du repos après le travail, et toute l’indulgence si nécessaire pour les hommes, dont vous connaissez les faiblesses et les misères. J’ai l’honneur d’être avec beaucoup de respect, de véritable estime et de vénération, monsieur, votre, etc.
1 – Il s’agit des Fragments historiques sur l’Inde. Voyez le portrait que Voltaire a fait de Pasquier dans le chapitre XIX. (G.A.)
2 – Lally. (G.A.)
3 – D’Etallonde, ami de La Barre. (G.A.)
4 – Pasquier avait été rapporteur de l’affaire La Barre au parlement. (G.A.)
à M. le baron de Tott.
A Ferney, 22 Septembre 1776.
La maladie de ma nièce et la mienne, monsieur, jointes à mes quatre-vingt-trois ans, ont retardé la réponse que je devais à vos bontés. Je ne me flattais pas que, du Bosphore au pont des Tuileries, vous daignassiez vous souvenir de moi. Je fus votre voisin il y a quelques années (1) ; ce n’était pas chez des Turcs que vous étiez alors. Vous avez, depuis ce temps, fait la guerre à mon autocratrice pour des sultans qui ne la valaient pas, et vous avez donné des leçons à des disciples qui ne passent pas pour être capables d’en profiter.
Vous avez à Ferney un autre disciple plus docile et plus digne de vos instructions ; c’est mon neveu l’abbé Mignot, qui vous remercie de toutes les obligations qu’il vous a. Je vous ai celle d’un beau plan de la cascade russe du Pruth. J’ai vu plusieurs officiers de mon autocratrice qui ont combattu contre vos musulmans plus heureusement que ceux de Pierre Ier ; mais je n’en ai point vu qui pussent m’instruire comme vous.
Je suis très fâché que Ferney ne se soit pas trouvé sur la route de Constantinople à Versailles, c’eût été une grande consolation pour moi de vous entendre. C’est un bonheur que je ne puis espérer actuellement à mon âge.
Vous serez, monsieur, au nombre fort petit des hommes que je regretterai, en mourant, de n’avoir pu voir. J’ai l’honneur d’être, etc.
1 – En 1767, Tott était à Neuchâtel. (G.A.)
à M. le cardinal de Bernis.
A Ferney, 27 Septembre 1776.
Monseigneur, votre éminence croit peut-être que je suis mort ; en ce cas, elle ne se trompe guère ; mais, pour le peu de vie qui me reste, j’ai la hardiesse de vous présenter un jeune huguenot mon ami, qui n’a nulle envie de se convertir, mais qui en a beaucoup de vous faire sa cour dans un des moments où vous daignez accueillir les étrangers. Il se nomme Labat ; il est capable de sentir votre mérite, et il cherche à augmenter le sien, en voyant la bella Italia et la virtuosa e valente Eminenza ; e bacio il sacro lembo de sua porpora. LE VIEUX MALADE DE FERNEY.
à M. de Vaines.
2 Octobre 1776.
Je vous ai envoyé, monsieur, des exemplaires d’une certaine lettre à l’Académie. J’en ai envoyé à plusieurs de vos amis, sous votre enveloppe, comme à M. de Condorcet, à M. d’Argental, à M. de La Harpe. Il faut que quelque espion des Anglais ait arrêté mes paquets en chemin, ou qu’il y ait en France quelque homme considérable qui préfère Shakespeare à Corneille et à Racine, et qui prenne parti contre moi. Mes lettres ne sont point parvenues. Cependant je reçois le Camoëns (1) de M. De La Harpe, contre-signé Cluny (2). La poste est plus favorable aux Portugais qu’aux Anglais. Je crois que c’est à vos bontés que je dois ce Camoëns, et je vous en remercie, quoique je ne le croie pas tout à fait digne d’avoir été traduit par M. de La Harpe.
Permettez-moi de vous adresser une lettre pour cet homme de génie, qui me paraît plus fait pour être traduit que pour traduire. Je me flatte que ma lettre, vous étant adressée, sera plus heureuse que les autres.
Conservez vos bontés pour le vieux malade de Ferney, qui vous aime comme s’il avait eu l’honneur de vivre longtemps avec vous. Je ne sais rien des affaires de ce monde : aussi je ne vous en parle pas.
1 – La Luisiade, poème héroïque, traduit du portugais de Louis Camoëns (par d’Hermilly et La Harpe). (G.A.)
2 – Ou Clugny, nom du contrôleur général. (G.A.)