Correspondance avec le roi de Prusse - Année 1776 - Partie 137

Publié le par loveVoltaire

Correspondance avec le roi de Prusse - Année 1776 - Partie 137

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537 – DU ROI

 

 

A Potsdam, le 7 Septembre 1776.

 

 

 

          On me fait bien de l’honneur de parler de moi en Suisse, et les gazetiers doivent prodigieusement manquer de matière, puisqu’ils emploient mon nom pour remplir leurs feuilles.

 

          J’ai été malade, il est vrai, l’hiver passé ; mais depuis ma convalescence je me porte à peu près comme auparavant. Il y a peut-être des gens au monde au gré desquels je vis trop longtemps, et qui calomnient ma santé, dans l’espérance qu’à force d’en parler, je pourrai peut-être faire le saut périlleux aussi vite qu’ils le désirent. Louis XIV et Louis XV lassèrent la patience des Français : il y a trente-six ans que je suis en place ; peut-être qu’à leur exemple j’abuse du privilège de vivre, et que je ne suis pas assez complaisant pour décamper quand on se lasse de moi.

 

          Quant à ma méthode de ne me point ménager, elle est toujours la même. Plus on se soigne, et plus le corps devient délicat et faible. Mon métier veut du travail et de l’action, il faut que mon corps et mon esprit se plient à leur devoir. Il n’est pas nécessaire que je vive, mais bien que j’agisse. Je m’en suis toujours bien trouvé. Cependant, je ne prescris cette méthode à personne, et me contente de la suivre.

 

          Enfin, j’ai pu assister à toutes les fêtes qu’on a données au grand-duc (1). Ce jeune prince est le digne fils de son auguste mère. On a fait ce qu’on a pu pour adoucir la fatigue et l’ennui d’un long voyage, et pour lui rendre ce séjour agréable. Il a paru content ; nous le savons de retour à Pétersbourg, en parfaite santé. Sa promise (2) y sera le 12 de ce mois, et après quelques simagrées en l’honneur de Saint Nicolas, les noces se célébreront.

 

          Grimm a passé ici pendant le séjour du grand-duc : il vous a vu malade, cela m’a inquiété. Ensuite, après avoir supputé le temps, j’ai conclu que vous étiez entièrement remis. Nous avons de mauvaises gazettes à Berlin comme vous en avez à Ferney : elles assurent que notre vieux patriarche s’était fait moine de Cluny (3). En tout cas, vous ne garderez pas longtemps votre abbé. Mais je m’intéresse peu à ce dernier, et beaucoup au sort du prétendu moine.

 

          Me voici de retour de la Silésie, où j’ai fait l’économe, comme vous à Ferney. J’ai bâti des villages, défriché des marais, établi des manufactures, et rebâti quelques villes brûlées. Il s’est présenté à Breslau un M. de Ferrière, ingénieur du cabinet ; il prétend vous connaître : il sait sans doute que cela vaut une recommandation auprès de moi. Il a été employé en Alsace, il a servi en Corse ; actuellement il est à la suite (4) de M. de Breteuil, à Vienne. Vous l’aurez vu, et peut-être oublié ; car parmi ce peuple innombrable qui se présente à votre cour, des passe-volants doivent vous échapper. Des imbéciles faisaient autrefois des pèlerinages à Jérusalem ou à Lorette ; à présent quiconque se croit de l’esprit va à Ferney, pour dire, en revenant chez soi. Je l’ai vu.

 

          Jouissez longtemps de votre gloire, marquis de Ferney, moins de Cluny, ou intendant du pays de Gex, sous quel titre il vous plaira ; mais n’oubliez pas qu’au fond de l’Allemagne il est un vieillard qui vous a possédé autrefois, et qui vous regrettera toujours. Vale. FÉDÉRIC.

 

 

1 – Qui, plus tard, fut Paul Ier. (G.A.)

2 – Marie de Wurtemberg. (G.A.)

3 – « Je me fais moine de Cluny, » avait dit plaisamment Voltaire en apprenant la nomination de M. de Cluny comme contrôleur-général des finances. (G.A.)

4 – Edition de Berlin : « Cavalier à la suite. » (G.A.)

 

 

 

 

 

538 – DU ROI

 

 

1776.

 

 

 

          Voici près de deux mois qu’aucune goutte de rosée du ciel de Ferney n’est tombée sur le rivage de la Baltique ; les soi-disant muses et les habitants de notre Parnasse sablonneux dessèchent à vue d’œil, et ils seraient déjà diaphanes, si certain commentaire sur je ne sais quelle Bible (1) ne leur était tombé entre les mains. C’est à cet ouvrage qu’ils doivent l’existence et la vie. Tout le monde a ri, parce que par Nazareth il fallait entendre l’Egypte, et par l’Egypte Nazareth. Cet éclat de rire s’est porté par l’écho depuis le Mansfeld jusqu’à Mémel : il a dissipé les humeurs noires, et rapporté la joie dans nos contrées.

 

          Que le ciel bénisse le plaisant commentateur de ce profond ouvrage ! je le crois aussi habile à expliquer les traités entre les nations, que les visions hébraïques ; et peut-être que si les Français et les Anglais se fussent servis de lui pour régler leurs anciens démêlés sur le Canada, il les aurait accordés. On se serait épargné la dernière guerre (2) ; ce qui n’eût pas été une bagatelle.

 

          Voici des vers (3) qu’un rêve-creux avait fabriqués ici avant l’arrivée du divin commentaire ; ceux qu’il fera à présent seront plus gais. Il se propose de démontrer que quatre-vingts ans et vingt sont la même chose, et cela par l’exemple de personnes qui ne vieillissent point, et dont l’hiver des ans ressemble au printemps de leur jeunesse.

 

          Vos Welches se préparent à faire la guerre sur mer à je ne sais qui (4) ; ils ont acheté beaucoup de bois dans mes chantiers, dont Dieu les bénisse. Voilà comme la chaîne des événements lie ensemble différents objets. Il fallait que les Portugais fissent les impertinents dans le Paraguay, pour que don Carlos (5) se mît en colère ; il fallait qu’un pacte de famille obligeât par conséquent Louis XVI à se fâcher et à faire raccommoder sa flotte, et que, pour avoir du bois et des mâtures. Il en fît chercher dans nos chantiers. Voilà du Wolf tout pur. Vous l’avez aussi commenté, du temps de madame du Châtelet, sans adopter cependant tous les brillants écarts de Leibnitz.

 

          Or çà, commentez ou ne commentez pas, selon votre bon plaisir ; mais faites-moi au moins savoir quelques nouvelles de la santé du vieux patriarche. Je n’entends pas raillerie sur son compte ; je me flatte que le quart d’heure de Rabelais sonnera pour nous deux la même minute, et que nous pourrons aller métaphysiquer ensemble là-bas ; ou du moins, je n’aurai pas le chagrin de lui survivre et d’apprendre sa perte qui en sera une pour toute l’Europe. Ceci est sérieux : ainsi je vous recommande à la sainte garde d’Apollon, des Grâces, qui ne vous quittent jamais, et des Muses, qui veillent autour de vous. FÉDÉRIC.

 

 

1 – Voyez la Bible expliquée. (G.A.)

2 – La guerre de Sept-ans. (G.A.)

3 – L’Epître à d’Alembert, qu’on a plus. (G.A.)

4 – Aux Anglais. (G.A.)

5 – Charles III. (G.A.)

 

 

 

 

 

539 – DE VOLTAIRE

 

 

8 Novembre 1776.

 

 

 

          Sire, vous m’avez envoyé un ouvrage bien rare (1), car tout y est vrai. C’est au philosophe d’Alembert à remercier en vers votre majesté philosophique. Hélas ! ce ne sont pas mes quatre-vingt-deux ans qui m’empêchent de vous dire en vers que vous avez raison ; c’est que j’éprouve depuis plus de deux mois ce que vous dites dans votre belle épître :

 

Et la pourpre et la bure éprouvent le malheur :

L’un pleure sur le trône, et l’autre en sa chaumière.

 

 

          Si je ne pleure pas dans ma chaumière, attendu que je suis trop sec, j’ai du moins de quoi pleurer ; messieurs de Nazareth (2) ne rient point messieurs du rivage de la mer Baltique ; ils  persécutent les gens sourdement et cruellement ; ils déterrent un pauvre homme dans sa tanière, et le punissent d’avoir ri autrefois à leurs dépens. Tous les malheurs qui peuvent accabler un pauvre homme ont fondu sur moi à la fois : procès, pertes de biens, tourments du corps, tourments de ce qu’on appelle âme ; je suis absolument l’autre dans sa chaumière ; mais pardieu, sire, vous n’êtes pas l’un qui pleurez sur le trône : vous tâtâtes un moment de l’adversité, il y a bien des années ; mais avec quel courage, avec quelle grandeur d’âme vous avalâtes le calice ! Comme ces épreuves servirent à votre gloire ! comme dans tous les temps vous avez été par vous-même au-dessus du reste des hommes ! Je n’ose lever les yeux vers vous, du sein de ma décrépitude et du fond de ma misère. Je ne sais plus où j’irai mourir. M. le duc de Virtemberg régnant, oncle de la princesse que vous venez de marier si bien, me doit quelque argent qui aurait servi à me procurer une sépulture honnête ; il ne me paie point, ce qui m’embarrassera beaucoup quad je serai mort. Si j’osais, je vous demanderais votre protection auprès de lui, mais je n’ose pas ; j’aimerais mieux avoir votre majesté pour caution.

 

          Sérieusement parlant, je ne sais pas où j’irai mourir. Je suis un petit Job ratatiné sur mon fumier de Suisse ; et la différence de Job à moi, c’est que Job guérit, et finit par être heureux. Autant en arriva au bon homme Tobie, égaré comme moi dans un canton suisse du pays des Mèdes ; et le plaisant de l’affaire est qu’il est dit dans la sainte Ecriture que ses petits-enfants l’enterrèrent avec allégresse ; apparemment qu’ils trouvèrent une bonne succession.

 

          Pardonnez-moi, sire, si étant devenu presque aveugle comme Tobie, et misérable comme Job, je n’ai pas eu l’esprit assez libre pour oser vous écrire une lettre inutile.

 

          Il est venu dans ma cabane un jeune baron ou comte saxon, qui s’appelle, je crois, Gesdorf. Il est très aimable, plein d’esprit et de grâces, poli, circonspect. On dit que votre majesté a pris la peine de l’élever elle-même pour s’amuser. Il y paraît ; c’est Achille qui élève Phénix, au lieu qu’autrefois Phénix fut le précepteur d’Achille.

 

          Je me mets aux pieds de votre majesté. De profundis.

 

 

1 – L’épître à d’Alembert. (G.A.)

2 – Les jansénistes parlementaires qui le persécutaient encore à case de sa Bible. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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