CORRESPONDANCE - Année 1776 - Partie 24
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à M. le comte d’Argental.
A Ferney, 27 Auguste 1776.
Que vous dirai-je, mon cher ange, sur votre lettre indulgente et aimable du 19 auguste ? je vous dirai que, si j’étais un peu ingambe, si je n’avais pas tout à fait quatre-vingt-deux ans, je ferais le voyage de Paris pour la reine et pour vous. Je vous avoue que j’ai une furieuse passion de l’avoir pour ma protectrice. J’avais presque espéré qu’Olympie paraîtrait devant elle. Je regardais cette protection déclarée, dont je me flattais, comme un égide nécessaire qui me défendrait contre des ennemis acharnés, et à l’ombre de laquelle j’achèverais paisiblement ma carrière. Ce petit agrément de faire reparaître Olympie m’a été refusé. Il faut avouer que Lekain n’aime pas les rôles dans lesquels il n’écrase pas tous les autres. Il nous a donné d’un chevalier Bayard (1) à Ferney, dans lequel il n’a eu d’autres succès que celui de paraître sur son lit un demi-quart d’heure. Je ne lui ai point vu jouer ce détestable ouvrage. Je ne puis supporter les mauvais vers et les tragédies de collège, qui n’ont que la rareté, la curiosité, pour tout mérite. Lekain, pour m’achever, jouera Scévola (2) à Fontainebleau. Je suis persuadé qu’une jeune reine qui a du goût ne sera pas trop contente de ce Scévola, qui n’est qu’une vieille déclamation digne du temps de Hardy.
Lekain ne m’a point rendu compte, comme vous le croyez, des raisons qui font donner la préférence à cette antiquaille ; il ne m’a rendu compte de rien : aussi ne lui ai-je demandé aucun compte. Il avait fait son marché avec deux entrepreneurs, pour venir gagner de l’argent auprès de Genève et à Besançon. Il joue actuellement à Besançon ; je l’ai reçu de mon mieux quand il a été chez moi ; je n’en sais pas davantage.
Je ne sais pas comment mon petit procès avec le sieur Le Tourneur aura été jugé le jour de la Saint-Louis. Je n’ai pas eu le temps d’envoyer mon factum tel que je l’ai fait en dernier lieu. Je vais en faire tirer quelques exemplaires pour vous le soumettre. On dit, à la honte de notre nation, qu’il y a un grand parti composé de faiseurs de drames et de tragédies en prose, secondé par des Welches qui croient être du parlement d’Angleterre. Tous ces messieurs, dit-on, abjurent Racine, et m’immolent à leur divinité étrangère. Il n’y a point d’exemple d’un pareil renversement d’esprit, et d’une pareille turpitude. Les Gilles et les Pierrots de la foire Saint-Germain, il y a cinquante ans, étaient des Cinna et des Polyeucte en comparaison des personnages de cet ivrogne de Shakespeare, que M. Le Tourneur appelle le dieu du théâtre. Je suis si en colère de tout cela, que je ne vous parle point de la décadence affreuse où va retomber mon petit pays. Nous payons bien cher le moment de triomphe que nous avons eu sous M. Turgot. Me voilà complètement honni en vers et en prose. Il me faut abandonner toutes les parties que je jouais. Il faut savoir souffrir ; c’est un métier que je fais depuis longtemps. J’ai aujourd’hui ma maîtrise.
Je voudrais bien savoir comment M. de Thibouville prend la barbarie dans laquelle nous tombons. Il me paraît qu’il n’est pas assez fâché. Pour vous, mon cher ange, j’ai été fort édifié de votre noble colère contre M. Le Tourneur.
Je crois que vous aurez bientôt madame Denis, qui entreprend un voyage bien pénible pour aller consulter M. Tronchin ; et ce qu’il y a de pis, c’est qu’elle va le consulter pour une maladie qu’elle n’a pas. Dieu veuille que ce voyage ne lui en donne pas une véritable ! Le gros abbé Mignot la conduira. Un gentilhomme notre voisin, qui est du voyage, la ramènera. Pourquoi ne vais-je point avec elle ? c’est que j’ai quatre-vingt-deux ans, quatre-vingts maisons à finir, et quatre-vingts sottises à faire ; c’est qu’au fond je suis bien plus malade qu’elle, et même trop malade pour parler à des médecins. Mon cher ange, tout enseveli que je suis sur la frontière de Suisse, cependant je sens encore que je vis pour vous.
1 – Dans Gaston et Bayard de du Belloy. (G.A.)
2 – Tragédie de du Ryer, 1646. (G.A.)
à M. de Vaines.
4 Septembre 1776.
Je ne sais, monsieur, si, après avoir déclaré la guerre à l’Angleterre, je pourrai faire ma paix avec elle. Je n’ai point de Canada à lui donner, ni de compagnie des Indes à lui sacrifier ; mais je ne lui demanderai pas pardon d’avoir soutenu les beautés de Corneille et de Racine contre Gilles et Pierrot, et je ne crois pas que l’ambassadeur d’Angleterre demande au roi de France la suppression de ma déclaration de guerre (1).
Je n’ai pu encore trouver à Genève le petit Commentaire historique dont vous me parlez. Il a été imprimé à Lausanne, et je crois que c’est Panckoucke qui en a toute l’édition. Je crois pourtant que j’en pourrai trouver incessamment.
Je suis actuellement bien malade, et je ne sors pas de mon lit.
Permettez-moi de mettre sous votre enveloppe un petit mot pour M. d’Alembert. Je vous supplie aussi de vouloir bien faire parvenir ce paquet au sieur Moureau, libraire, quai de Gèvres.
1 – Lettre à l’Académie. (G.A.)
à M. Fabry.
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4 Septembre 1776.
M. de Trudaine me mande aujourd’hui, monsieur, que l’affaire de votre sel est réglée et consommée avec la ferme-générale, et que M. de Fourqueux doit avoir la bonté de me faire part de cette nouvelle. Je vous supplie de vouloir m’instruire de ce que vous en savez ; vos nouvelles seront plus sûres que les miennes, puisqu’elles vous seront probablement parvenues par M. l’intendant. J’ai l’honneur d’être, etc.
à M. de Vaines.
7 Septembre 1776.
Je ne suis, monsieur, qu’un vieux housard, mais j’ai combattu tout seul contre une armée entière de pandoures. Je me flatte qu’à la fin il se trouvera de braves Français qui se joindront à moi, s’il y a des Welches qui m’abandonnent. M. de La Harpe répondra mieux que moi à M. Le Tourneur, en donnant son Menzicof et ses Barmécides.
Je suis très content de son journal (1) ; il écrit aussi bien en prose qu’en vers ; et assurément les gens de bon goût ne regretteront pas son prédécesseur.
Je suis persuadé que vous avez été indigné contre l’insolente mauvaise foi d’un secrétaire de notre librairie (2), qui a la bassesse d’immoler la France à l’Angleterre, pour obtenir quelques souscriptions des Anglais qui viennent à Paris. Il est impossible qu’un homme qui n’est pas absolument fou ait pu, de sang froid, préférer un Gilles tel que Shakespeare à Corneille et à Racine. Cette infamie ne peut avoir été commise que par une sordide avarice qui courait après des guinées.
Je sais que Garrick a pu faire illusion par son jeu, qui est, dit-on, très pittoresque ; il aura pu représenter très naturellement les passions que Shakespeare a défigurées, en les outrant d’une manière ridicule ; et quelques Anglais se seront imaginé que Shakespeare vaut mieux que Corneille, parce que Garrick est supérieur à Molé.
Voilà peut-être l’origine de la bizarre erreur des Anglais. Je les abandonne à leur sens réprouvé, et je ne me rétracterai pas pour leur plaire.
Je me rétracterai encore moins, monsieur, sur un grand homme qui, sans doute, est toujours aimé de vous, et à qui je vous supplie, quand vous le verrez, de présenter ma respectueuse et inaltérable admiration.
1 – Journal de Politique et de Littérature. (G.A.)
2 – Le Tourneur. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
8 Septembre, au soir (1).
Figurez-vous, mon cher ange, que madame de Saint-Julien partit hier pour aller par Lausanne à Plombières. Elle fut accompagnée par deux braves compagnons de voyage et deux dames de notre voisinage ; aujourd’hui, nous apprenons qu’elle a eu une fièvre violente dans sa route, et qu’elle craint d’être attaquée de la petite-vérole, qui fait des ravages affreux dans ce pays-là ; nous sommes dans la plus grande inquiétude.
Je vous envoie par M. de Vaines un exemplaire de ma déclaration de guerre à l’Angleterre et à ce misérable transfuge Le Tourneur. Je ferais bien mieux d’être tranquille que de faire la guerre. Il faut au moins se bien porter pour combattre toute une nation. Me voilà comme le maréchal de Villars, qui faisait la guerre à l’âge de quatre-vingt-deux ans pour son plaisir ; mais il mourut à la peine.
Je suis, de mon côté, aussi malade que madame de Saint-Julien l’est du sien ; c’est ce qui fait que je vous écris une si courte lettre, dont mon cœur vous demande bien pardon.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. le maréchal duc de Richelieu.
A Ferney, 11 Septembre 1776.
Je suppose, monseigneur, que, dans ce temps de vacances, votre procès ne prend pas tous vos moments, et que vous aurez peut-être assez de loisir pour jeter les yeux sur cette brochure qui fut lue à l’Académie le jour de la Saint-Louis. Je suis persuadé que notre fondateur, qui n’aimait pas les Anglais, aurait protégé ce petit ouvrage ; et j’ose croire que notre doyen, qui les a fait passer sous les Fourches-Caudines, ne prendra pas le parti de Shakespeare contre Corneille et Racine.
J’ignore si vous honorâtes l’Académie de votre présence le jour qu’on y lut ce petit ouvrage. On peut pardonner à des Anglais de vanter leurs Gilles et leurs Polichinelles ; mais est-il permis à des gens de lettres français d’oser préférer des parades si basses, si dégoûtantes, et si absurdes, aux chefs-d’œuvre de Cinna et d’Athalie ? Il me paraît que tous les honnêtes gens de Paris (car il y en a encore) sont indignés de cette méprisable insolence. Le sieur Le Tourneur a osé mettre le nom du roi et de la reine à la tête de son édition, qui doit déshonorer la France dans toute l’Europe. C’est assurément au petit-neveu de notre fondateur à protéger la nation dans cette guerre ; mais il faut que vous commenciez par vous faire rendre justice avant de nous la rendre. Votre procès est aussi extraordinaire que l’insolence du sieur Le Tourneur, et doit vous occuper bien davantage ; je dois même vous demander pardon de vous parler d’autre chose que de ce qui vous intéresse de si près.
Madame de Saint-Julien m’a quitté pour aller aux eaux de Plombières, et j’ai bien peur qu’elle ne tombe sérieusement malade en chemin. Pour moi, je suis à peine en vie ; mais je ne le serai pas encore longtemps. Je mourrai au moins comme j’ai vécu, en vous étant bien tendrement attaché.
à Madame de Saint-Julien.
A Ferney, 15 Septembre 1776 (1).
Je ne peux avoir l’honneur de vous écrire de ma main, madame, parce que ma main me refuse le service. Je ne sais où vous êtes, et je ne sais pas trop bien où je suis. Le gros abbé Mignot, que nous vous avions dépêché, et dont j’enviais la force et la santé nous a dit que vous aviez eu une violente fièvre à Lausanne. M. Racle a mandé depuis que vous alliez à Plombières, et qu’il vous accompagnait jusqu’à Bâle. Je n’ai jamais si bien senti toute ma misère et toute ma faiblesse. Où est le temps où j’avais soixante-dix ans ! J’aurais couru devant votre carrosse jusqu’à Plombières, et de là je vous aurais suivie jusqu’à Paris. Je me regarde comme un homme mort, puisque je n’ai pu seulement vous suivre de Ferney en Suisse.
Qu’allez-vous devenir à Plombières dans cette saison ? Je crains que vous ne deveniez sérieusement malade, et, pour comble, nous ne pouvons recevoir de longtemps de vos nouvelles. J’adresse à tout hasard ma lettre à Paris ; je me flatte que vous l’y recevrez incessamment, et que vous ne me laisserez pas longtemps ignorer l’état où vous êtes. Nous ne vous demandons qu’un mot qui calme nos inquiétudes ; faites-nous écrire par un de vos gens. Vous aurez malheureusement bien des embarras en arrivant à Paris. Vous avez deux maisons, et vous n’en avez pas une : vous faites une vraie campagne d’officier général.
Madame Denis est presque aussi inquiète que moi, et je suis plus malade qu’elle ; sans cela, j’aurais fait tout comme M. Racle. Il est difficile de vous dire qui de nous tous vous est le plus attaché ; mais je le dispute à tout le monde. Daignez me conserver vos bontés ; elles sont ma plus grande consolation pour le peu de temps que j’ai encore à vivre.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. de Caraccioli.
A Ferney, 15 Septembre 1776 (1).
J’ai été, monsieur, fort étonné d’avoir l’honneur de recevoir de vous une lettre non cachetée dans un paquet contresigné par M. le baron d’Ogny. Je prends la liberté de lui adresser ma réponse.
Je vous dirai d’abord que j’ai été très fâché qu’on ait imprimé une lettre de moi (2), où il était question de vous. Il eût fallu que l’éditeur vous en eût demandé la permission. Mais il y a longtemps que je suis accoutumé à ces désagréments.
Il est très vrai qu’on m’avait dit qu’un habitant de la Touraine avait pris votre nom pour donner les Lettres du feu pape. Quelle que soit votre patrie, soit la France, soit l’Italie, il est certain que vous lui faites beaucoup d’honneur.
Il m’a paru que les Lettres attribuées au pape Ganganelli ne pouvaient être de lui. Au reste, quel que soit l’auteur, elles sont d’un homme de beaucoup d’esprit.
Quant à la prétendue veuve de l’infortuné czarovitz, fils de Pierre-le-Grand, elle a passé quelques jours chez moi cet été, et on lui bâtit actuellement, auprès de mon château, une maison qui probablement ne sera point achevée.
Soyez très sûr, monsieur, qu’elle n’est pas plus arrière-grand’tante de la reine que le faux Démétrius n’était successeur légitime au trône de Russie.
Je suis très flatté que toutes ces petites méprises m’aient procuré l’honneur d’écrire à un homme de votre mérite. J’ai, etc.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Celle du 2 mai, faite pour être imprimée. (G.A.)