CORRESPONDANCE - Année 1776 - Partie 22

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1776 - Partie 22

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à M. de Meunier.

 

24 Juillet 1776.

 

 

          Pardonnez, monsieur, si quatre-vingt-deux ans, et presque autant de maladies, ne m’ont pas permis de vous remercier plus tôt du très agréable présent que M. Panckoucke m’a fait de votre part (1). Je suis bien étonné qu’étant si jeune, vous ayez eu le temps et la patience de parcourir le monde entier, et de mettre en ordre toutes ses fantaisies et tous ses ridicules. Rien n’est plus amusant que ce tableau mouvant ; il a dû vous en coûter beaucoup de peine pour nous donner tant de plaisir.

 

          Cet immense tableau du monde moral vaut bien les prodigieux recueils du monde physique ; il est bien plus intéressant : car on ne vit point avec les animaux grands ou petits dont les Plines anciens et modernes ont tant parlé, mais on est continuellement  exposé à vivre et à traiter avec les hommes de tous les pays. Personne ne sent plus cette vérité que moi, qui me trouve placé depuis vingt-cinq ans dans un coin de terre, entre quatre dominations différentes, sur le grand chemin de tous les voyageurs de l’Europe. Agréez, monsieur, mes remerciements, etc.

 

 

1 – L’Esprit des Usages et Coutumes des différents peuples, Paris, 1776, trois volumes in-8°. (K.)

 

 

 

 

 

à M. le maréchal duc de Richelieu.

 

28 Juillet 1776 (1).

 

 

          Je reçois aujourd’hui, monseigneur, votre lettre avec madame de Saint-Julien, qui arrive. Je me hâte de vous remercier.

 

          Ce serait une grande consolation pour moi de partir pour venir vous faire ma cour, lorsque madame de Saint-Julien reviendra à Paris. Le triste état de ma santé est la seule chose qui puisse m’en empêcher. Je ne vois pas qu’il y ait une autre raison ; mais celle-là en vaut cent autres. La décrépitude est chez moi dans toute la perfection de son horreur. Il ne me reste que ma tendre sensibilité pour vos intérêts, pour votre gloire, pour tout ce qui vous regarde. Je ne me reconnais qu’à la vivacité de ces sentiments. Je volerais à vos pieds si j’existais ; mais le fait est que je ne vis plus que par mon cœur.

 

          J’espère encore que je verrai ce résumé que vous avez eu la bonté de me promettre. Je le crois nécessaire. Le public a ouvert les yeux ; il me semble que rien ne serait plus convenable qu’un précis de ce que vous avez fait de grand et de mémorable pour ce même public qui est trop souvent ingrat et méchant, mais qui, à la longue, rend toujours justice. C’est ici une occasion où vous devez souffrir qu’on vous peigne à la postérité tel que vous avez été et tel que vous êtes. On doit faire votre éloge malgré vous-même. Je voudrais que cet éloge, fondé uniquement sur les faits, sans phrases d’orateur et sans la fausse éloquence du barreau, fît la principale partie de l’ouvrage, et que le reste ne fût qu’un résumé court et convaincant de l’horrible friponnerie que vous avez essuyée. Je voudrais que ce mémoire fût un monument durable. Je voudrais être bon avocat et être jeune. Que ne voudrais-je point ! On s’égare en vains désirs jusqu’au moment de sa mort. Je ne m’égare point en disant combien je suis pénétré des bontés que vous me témoignez, et à quel point elles redoublent ma passion respectueuse pour vous.

 

 

1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Vaines.

 

A Ferney, 28 Juillet 1776 (1).

 

 

          En vous remerciant, monsieur, des papiers que vous avez eu la bonté de m’envoyer, et surtout des témoignages d’amitié qui accompagnent cet envoi ; c’est cette amitié qui m’est chère. Que je voudrais me trouver chez vous avec les personnes illustres dont vous me parlez ! La vieillesse, les maladies, les chagrins me tiennent dans ma retraite. J’y étais soutenu par la bienveillance d’un homme dont je regretterai à jamais la perte : j’y languis à présent ; je n’y attends que la mort.

 

          Je cherchais de la consolation dans les belles-lettres ; je n’y  trouve qu’un surcroît d’accablement. Je vois qu’il n’y a de succès à Paris qu’à l’Opéra-Comique ou à la tragédie anglaise : on abandonne Racine et Corneille pour Shakespeare. Je fis connaître autrefois Shakespeare en France, et on se sert pour me battre des armes que j’ai fournies moi-même. On s’efforce de faire regarder Piron comme un grand homme, pour rabaisser ceux qui ont illustré le dernier siècle. Enfin je ne reconnais plus Paris.

 

          Il faut que je vous parle, monsieur, de je ne sais quelle lettre en vers médiocres que j’écrivis à un homme (2) qui certainement n’est pas médiocre, il y a près de deux mois. Je n’en gardai point de copie. On me dit qu’elle a couru. Si elle est parvenue jusqu’à vous, je vous supplie de vouloir bien m’en faire avoir une copie, afin que je voie combien j’ai été téméraire. Je ne me souviens pas d’avoir rien mis dans ce petit écrit qui pût déplaire à personne, et je souhaite que cet écrit ait pu être approuvé de vous, s’il est tombé entre vos mains. Conservez-moi des bontés dont je sens tout le prix.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – Turgot. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Marin.

 

28 Juillet 1776 (1).

 

 

          J’ai vu, monsieur, dans ma retraite un homme fort éloquent, fort savant et fort aimable. Je n’ai donc point été étonné qu’il ait eu beaucoup d’ennemis ; ce qui m’étonne, c’est qu’il ne les ait pas encore réduits au silence. Ma satisfaction aurait été complète si vous aviez pu être du voyage. Je ne cherche actuellement que des consolations. J’espère que le fameux cocher Gilbert m’en fournira. Ce serait un assez beau moment que celui où cet honnête homme nous découvrirait tout le mystère de la sainte société des Verron et des du Jonquay. Cela pourrait apprendre aux avocats à moins prodiguer leurs figures de rhétorique et leurs injures.

 

          Adieu, monsieur, je vous souhaite la paix de l’âme que tout le monde cherche dans la retraite, et qu’on y trouve très rarement. Mes sincères compliments, je vous prie, au voyageur qui doit être actuellement dans votre voisinage.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte de Schomberg.

 

Ferney, 29 Juillet 1776 (1).

 

 

          Je me suis vanté, monsieur, à madame de Saint-Julien de la lettre dont vous m’honorez : Lekain est venu avec cette dame. Il est vrai qu’un entrepreneur de spectacles, connu sous le nom de Saint-Géran, a bâti une assez jolie salle de comédie dans Ferney même, et que cela donne l’air d’une petite ville assez agréable à un village affreux qui était autrefois l’horreur de la nature. Madame de Saint-Julien, sœur de M. le commandant de Bourgogne, a pris sous sa protection ma colonie de Ferney, et l’entrepreneur Saint-Géran et moi. Elle a engagé madame la princesse d’Hénin à demander Lekain à la reine ; ainsi je vois mon village et moi honorés des bontés de la plus adorable reine de l’Europe et de la plus aimable princesse de Flandre. Je n’en ai pas moins quatre-vingt-deux ans ; je n’en suis pas moins accablé de maladies ; je n’en vois pas moins de fort près la fin de tous les agréments de ce monde et de tous les spectacles ; je n’en suis pas moins en proie à tous les chagrins de la vie, lorsque je suis près de la quitter : c’est le sort de presque tous les hommes. Les amertumes sont partout, et poursuivent les gens jusqu’à leur dernier quart-d’heure. La consolation la plus flatteuse est la bonté que vous daignez me témoigner. Que ne puis-je, monsieur, jouir encore du bonheur de vous faire ma cour, et vous renouveler les tendres assurances de mon très respectueux attachement !

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. l’abbé Pezzana.

 

A Ferney, le 30 Juillet 1776.

 

 

          Ecco il dotto Pezzana…

 

     .  .  .  Che gran speme

Mi da che ancer del moi nativo nid

Udir farà da Calpe agli Indi il grido.

 

          C’est à peu près, monsieur, ce que dit questo divino Ariosto nel ento XLVI, stanza 18.  Vous me comblez d’honneurs et de plaisirs en me promettant un Arioste entier commenté par vous. L’Orphelin de la Chine (1) ne méritait pas vos bontés ; mais l’Arioste mérite tous vos soins. Il a certainement besoin de vos commentaires en France, et vous rendez un très grand service à la littérature. Vous ferez connaître tous les personnages de la maison d’Este dont il parle, et tous les grands hommes de son temps qui ne sont que désignés au commencement du dernier chant. Ce dernier chant surtout est peu connu à Florence même, à ce que m’ont dit des gens de lettres toscans, qui en gémissaient.

 

          Je n’ose vous remercier dans votre belle langue, et je n’ai point d’expressions dans la mienne pour vous exprimer l’estime infinie avec laquelle j’ai l’honneur d’être, etc.

 

 

1 – L’abbé l’avait traduit en italien. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

30 Juillet 1776.

 

 

          Mon cher ange, l’abomination de la désolation est dans le temple du Seigneur. Lekain, est aussi en colère que vous l’êtes dans votre lettre du 24, me dit que presque toute la jeunesse de Paris est pour Le Tourneur ; que les échafauds et les b….ls anglais l’emportent sur le théâtre de Racine et sur les belles scènes de Corneille ; qu’il n’y a plus rien de grand et de décent à Paris que les Gilles de Londres, et qu’enfin on va donner une tragédie en prose (1) où il y a une assemblée de bouchers qui fera un merveilleux effet. J’ai vu finir le règne de la raison et du goût. Je vais mourir en laissant la France barbare ; mais heureusement vous vivez, et je me flatte que la reine ne laissera pas sa nouvelle patrie, dont elle fait le charme, en proie à des sauvages et à des monstres. Je me flatte que M. le maréchal de Duras ne nous aura pas fait l’honneur d’être de l’Académie pour nous voir mangés par des Hottentots. Je me suis quelquefois plaint des Welches ; mais j’ai voulu venger les Français avant de mourir. J’ai envoyé à l’Académie un petit écrit (2) dans lequel j’ai essayé d’étouffer ma juste douleur, pour ne laisser parler que ma raison. Ce mémoire est entre les mains de M. d’Alembert ; mais il me semble que je ne dois le faire imprimer qu’en cas que l’Académie y donne une approbation un peu authentique. Elle n’est pas malheureusement dans cet usage. Voilà pourtant le cas où elle devrait donner des arrêts contre la barbarie. Je vais tâcher de rassembler les feuilles éparses de la minute, pour vous en faire tenir une copie au net. Je sais que je vais me faire de cruels ennemis ; mais peut-être un jour la nation me saura gré de m’être sacrifié pour elle. Secondez ma faiblesse, mon cher ange, et mettez-moi à l’ombre de vos ailes.

 

 

1 – Le Maillard, de Sedaine. (G.A.)

2 – Lettre à l’Académie française. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

A Ferney, 5 Auguste 1776.

 

 

          Mon cher ange, vous avez veillé sur le printemps de ma vie, et vous veillez sur la fin. Il faut que je vous découvre toute ma misère : on ne doit rien cacher à son ange gardien. Vous aurez cru, en jetant les yeux sur ma lettre à madame la princesse d’Hénin, et sur mes petits versiculets à la reine, que j’étais un vieux fou qui ne respirait que le plaisir. Le fait est qu’au fond, si j’étais gai, j’étais encore plus triste ; car je volais un moment à mes douleurs pour tâcher d’être plaisant dans ce moment-là.

 

          Vous savez peut-être qu’un troubadour ambulant, nommé Saint-Géran, protégé par madame de Saint-Julien, s’étant aperçu que, dans ma drôle de ville à peine bâtie, il y avait un grand magasin dont on pouvait faire une salle de comédie à laquelle il ferait venir tout Genève et toute la Suisse, a vite établi son théâtre (à mes dépens), et a fait son marché avec Lekain pour venir enchanter les treize cantons. Pendant qu’il négociait avec Lekain, et que madame Denis regardait cette opération comme la plus belle du royaume, je vous demandai si vous pouviez obtenir un congé pour Lekain ; mais je me gardai bien de le demander en mon nom : cette témérité m’aurait paru trop forte. Tout a réussi beaucoup plus que je n’aurais osé l’espérer. Lekain est venu, et a rendu Ferney célèbre. Il a joué supérieurement tantôt à Ferney, tantôt à deux lieux de là, sur un autre théâtre appartenant encore au troubadour Saint-Géran. Les treize cantons ont accouru, et ont été ravis. Pour moi misérable, à peine ai-je été témoin une fois de ces fêtes. J’étais et je suis non seulement dans une crise d’affaires et de chagrins, mais dans l’accablement des maladies qui assiègent ma fin. J’ai manqué Lekain deux fois, par conséquent je suis mort, pendant qu’on me croit un folâtre qui a disputé Lekain à la reine. Vous vous imaginerez peut-être que je ne suis pas mort, parce que je vous écris de ma faible main ; mais je suis réellement mort depuis qu’on m’a enlevé M. Turgot. Je vois mon pauvre pays désolé, mes Te Deum tournés en De profundis, mes nouveaux habitants dispersés, cent maisons que j’ai bâties et qui vont être désertes ; tout cela tourne la cervelle et tue son homme, surtout quand l’homme a quatre-vingt-deux ans. Ce n’est pourtant pas d’être mort que je me plains, c’est de ce qu’Olympie, mon cher ange, et à M. de Thibouville. Je me mets sub umbra alarum tuarum. LE VIEUX MALADE.

 

 

 

 

 

 

 

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