CRITIQUE HISTORIQUE - Lettres chinoises, indiennes ... - Partie 6

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CRITIQUE HISTORIQUE - Lettres chinoises, indiennes ... - Partie 6

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LETTRES CHINOISES,

 

INDIENNES ET TARTARES,

 

 A M. PAW, PAR UN BÉNÉDICTIN.

 

 

 

_______

 

 

 

 

LETTRE IX.

 

 

Sur un livre des brachmanes, le plus

ancien qui soit au monde (1)

 

 

 

 

          Ne parlons plus, monsieur, du poème de l’empereur de la Chine, quelque beau qu’il puisse être. J’ai à vous entretenir d’un ouvrage cent fois plus poétique, et beaucoup plus ancien, fait autrefois dans l’Inde, et qui ne commence que de nos jours à être connu en Europe  c’est le Shasta-bad, le plus ancien livre de l’Indostan et du monde entier, écrit dans la langue sacrée du Hanscrit il y a près de cinq mille ans. C’est bien autre chose que les  y king ou les y quim chinois, qui ne sont que des lignes droites où personne n’a jamais rien compris. Deux gentilshommes anglais qui ont tous deux, pendant plus de vingt ans, étudié la langue sacrée dans le Bengale, langue connue seulement de quelques savants brames, se sont donné la peine de lire et traduire les morceaux les plus précieux de ce Shasta-bad. L’un est M. Holwell, longtemps vice-gouverneur du principal établissement anglais sur le Gange ; l’autre, M. Dow, colonel dans l’armée de la compagnie. J’avoue, monsieur, que notre compagnie française ne s’est pas donné de pareils soins, et qu’elle n’a été ni si savante ni si heureuse.

 

          L’antiquité du Shasta-bad fait voir évidemment que les brachmanes précédèrent de plusieurs siècles les Chinois, qui précèdent le reste des hommes. Ce qui surprend ce n’est pas que ce livre soit si ancien, c’est qu’il soit écrit dans le style dont Platon écrivait en Grèce, plus de deux mille ans après l’auteur indien.

 

          Vous connaissez ce Shasta-bad sans doute ; mais permettez-moi de vous en représenter ici les principaux traits. Vous verrez qu’ils n’ont été connus d’aucun de nos missionnaires. Chacun d’eux nous a conté ce qu’il entendait dire, et encore très difficilement, dans la province où il séjourna peu de temps. Toutes ces provinces ont des idiomes et des catéchismes différents. Supposé que des Indiens fussent assez désœuvrés, assez inquiets, assez déterminés, pour venir en Europe s’informer de nos dogmes, et nous instruire des leurs, ils verraient à Pétersbourg l’Eglise grecque qui diffère de la romaine ; en Suède, en Danemark, l’Eglise évangélique ou luthérienne qui ne ressemble ni à la romaine ni à la grecque ; en Prusse, une autre religion. Il serait bien difficile à ces Indiens de se faire une idée nette de l’origine du christianisme. MM. Holwell et Dow ont puisé à la source du brachmanisme ; et on verra que cette source est celle des croyances qui ont régné le plus anciennement sur notre hémisphère, et même à la Chine, où la métempsycose indienne est encore reçue chez le peuple, quoique méprisée chez les lettrés et dans tous les tribunaux.

 

          Voici le commencement du plus singulier de tous les livres (2).

 

          « Dieu est un, créateur de tout, sphère universelle, sans commencement, sans fin. Dieu gouverne toute la création par une providence générale, résultante de ses éternels desseins. – Ne recherche point l’essence et la nature de l’Eternel, qui est un ; ta recherche serait vaine et coupable. C’est assez que jour par jour, et nuit par nuit, tu adores son pouvoir, sa sagesse, et sa bonté, dans ses ouvrages. »

 

          J’avais dit tout à l’heure que le Shasta-bad était digne de Platon. Je me rétracte, Platon n’est pas digne du Shasta-bad. Continuons.

 

          « L’Eternel voulut, dans la plénitude du temps, communiquer de son essence et de sa splendeur à des êtres capables de la sentir. Ils n’étaient pas encore (3) ; l’Eternel voulut, et ils furent. Il créa Birma, Vistnou, et Sib. »

 

          On voit ensuite comment Dieu forma d’autres substances nombreuses, surbordonnées à ces trois premières participantes de sa propre nature, et dominatrices avec lui. Ces puissances subordonnées, et d’un ordre inférieur, avaient à leur tête un génie céleste que l’on nomme Moisazor. Tous ces noms expriment dans la langue du hanscrit des perfections différentes : ces perfections diverses, et cette surbordination, produisirent dans les globes dont Dieu a rempli l’espace une harmonie et une félicité constante pendant plusieurs siècles.

 

          Il est clair que ces idées, toutes sublimes qu’elles peuvent être, ne sont cependant qu’une image d’un bon gouvernement parmi les hommes ; c’est le terrestre épuré et transporté au ciel. C’est encore ce que Platon a tant imité.

 

          Enfin l’envie et l’ambition se saisissent du cœur de Moisazor et de ses compagnons : ils joignent les imperfections aux perfections : ils pervertissent l’ouvrage de l’Eternel : ils se révoltent contre les trois êtres supérieurs, tirés de sa substance divine ; la discorde succède à l’harmonie ; le ciel se divise ; les génies fidèles qui ont conservé la perfection se déclarent contre les génies infidèles qui ont choisi l’imperfection : l’Eternel précipite Moisazor et les autres substances imparfaites et révoltées dans le globe des ténèbres, nommé l’ondéra.

 

          Voilà probablement l’origine de la guerre des Titans contre les dieux en Egypte, de la destruction de Typhon, de la punition de Typhée et d’Encelade enchaînés par les Grecs en Sicile (4) sous le mont Etna. Un autre aurait dit, voila infailliblement, au lieu de voilà probablement. Car on sait que, dès qu’un beau conte est inventé par une nation, il est vite copié par une autre : l’aventure d’Amphitryon et de Sosie est originairement de l’Inde ; on l’a déjà remarqué ailleurs.

 

          Si on osait, on observerait encore que cette histoire, ou cette théogonie, ou cette allégorie, parvint jusqu’aux Juifs vers les temps d’Archélaüs et d’Agrippa ; car c’est alors qu’il parut un livre juif sous le nom d’Enoch, dans lequel il était fait mention de la révolte et de la chute des anges. On nous a conservé quelques passages de ce livre attribué à Enoch, septième homme après Adam. On y trouve que deux cents anges principaux, ayant l’archange Semexias à leur tête, se liguèrent ensemble sur le mont Hermon pour aller voler les hommes et pour violer les filles. Le Seigneur ordonna à Michaël de lier le capitaine Semexias, et à Gabriel de lier Azazel le lieutenant : ils furent jetés avec leurs soldats dans le lieu d’obscurité, comme y avaient été jetés les génies désobéissants du Shasta-bad. C’est même à cette chute des anges rapportée dans le livre d’Enoch, que l’apôtre saint Juge fait allusion quand il dit dans son épître, chapitre Ier, « qu’Enoch, septième homme après Adam, prophétisa sur ces étoiles errantes, auxquelles une tempête noire est réservée pour l’éternité. » Il dit dans ce même chapitre « que ces anges sont liés de chaînes à tout jamais, quoique l’archange Michaël n’osât maudire le diable en lui disputant le corps de Moïse. »

 

          C’est au P. Calmet (5) de notre congrégation d’expliquer ces mystères ; c’est à lui seul de montrer comment la chute des anges n’avait été annoncée chez nous que dans un livre apocryphe : je dois me borner à vous dire que cette chute était articulée depuis des siècles dans le Shasta-bad des anciens brachmanes.

 

          Vous savez, monsieur, qu’il y a dans ce temps-ci des doctes qui raisonnent, ce qui n’était pas autrefois si commun : vous savez que parmi nos doctes raisonneurs modernes il s’en trouve quelques-uns d’assez téméraires pour oser croire que le berceau du christianisme fut dans l’Inde, il y a cinq mille ans à peu près ; et voici comme ils tâchent d’argumenter : « L’origine de tout ; disent-ils, selon nous et selon les Indiens, c’est le diable. Car nous disons que le diable s’étant révolté dans le ciel, avant qu’il y eût des hommes sur la terre et ayant été mis en enfer, il en sortit pour venir tenter nos premiers parents dès qu’il sut qu’ils existaient. Il fut la cause du péché originel, et ce péché originel fut la cause de tout ce qui est arrivé depuis. Donc le diable est la cause de tout. » Mais puisqu’il n’est question dans aucun endroit de la Genèse, ni du diable, ni de son enfer, ni de son voyage sur la terre, il est évident que toute cette théologie est tirée de la théologie des anciens brachmanes, qui seuls avaient écrit l’histoire du diable sous le nom de Moisazor. Ce Moisazor avait commencé par être favori de Dieu, puis avait été damné, puis était venu sur la terre.

 

          Nos commentateurs firent de ce diable chassé du ciel un serpent ; ensuite ils en firent Satan, Belphégor, Belzébuth, etc. ; ils ont fini par l’appeler Lucifer, d’un mot latin qui veut dire l’étoile de Vénus.

 

          Et pourquoi ont-ils appelé le diable étoile de Vénus ? C’est que dans un ancien écrit juif (6) on a déterré un passage traduit en latin. Ce passage regarde la mort d’un roi de Babylone, de qui les Juifs avaient été esclaves. Les Juifs se réjouissaient d’avoir perdu ce monarque, comme fait le peuple partout à la mort de son maître. L’auteur exhorte le peuple à se moquer de ce roi babylonien qu’on vient d’enterrer.

 

          « Allons, dit-il, chantez une parabole contre le roi de Babylone. Dites : Que sont devenus ses employés des gabelles ? que sont devenus les bureaux de ces gabelles ? Le Seigneur a brisé le sceptre des impies et les verges des dominateurs ; la terre est maintenant tranquille et en silence : elle est dans la joie. Les cèdres et les sapins, ô roi ! se réjouissent de ta mort. Ils ont dit : Depuis que tu es enterré, personne n’est plus venu nous couper et nous abattre : tout le souterrain s’est ému à ton arrivée ; les géants, les princes, se sont levés de leur trône ; ils disent : Te voilà donc percé comme nous ; te voilà semblable à nous ; ton orgueil est tombé dans les souterrains avec ton cadavre ; comment es-tu tombé du ciel, étoile du matin, étoile de Vénus, Lucifer (en syriaque Hellel) ? Comment es-tu tombée en terre, toi qui frappais les nations ? etc. »

 

          Cette parabole est fort longue. Il a plu aux commentateurs d’entendre littéralement cette allégorie, comme il leur a plu d’expliquer allégoriquement le sens littéral de cent autres passages ; c’est ainsi que notre saint François de Paule ayant fondé les minimes, on prêcha en Italie que son ordre était prédit dans la Genèse : Frater minimus cum patre ostro. C’est ainsi que toute l’histoire de saint François d’Assise se trouve mot à mot dans la Bible. De tout cela, monsieur, nos commentateurs concluent que le serpent qui trompa notre Eve était le diable, et les Indiens concluent que le diable était leur Moisazor, qui fut ci-devant le premier des anges. Si on en croyait les anciens Perses, leur Satan serait d’une plus vieille date que notre serpent, et approcherait presque de l’antiquité de Moisazor. Chaque nation veut avoir son diable, comme chaque paroisse a son saint.

 

          Je n’entre point dans ces profondeurs ; je remarquerai seulement que le gouverneur Holwell, après nous avoir donné une idée de ce livre si antique, et en avoir admiré le style, le compare au Paradis perdu de Milton, « à cela près, dit-il, que Milton a été entraîné par son génie inventif et ingouvernable à semer dans son poème des scènes trop grossières, trop bouffonnes, trop opposées aux sentiments qu’on doit avoir de l’Etre suprême (7). »

 

          Poursuivons l’histoire de l’ancienne loi indienne. Dieu pardonne, après plusieurs milliers de siècles, aux génies délinquants ; il crée la terre comme un séjour d’épreuve pour leur donner lieu d’expier leurs crimes : il les fait passer par plusieurs métamorphoses. D’abord ils sont vaches, afin que lorsqu’ils seront hommes ils apprennent à ne point tuer leurs nourrices, et à ne pas manger leurs pères nourriciers : c’est ce qui établit cette doctrine de la métempsycose, et cette abstinence rigoureuse de tout être à qui Dieu a donné la vie ; doctrine que Pythagore embrassa dans l’Inde, et qu’il ne put faire recevoir à Crotone.

 

          Quand ces génies célestes et punis ont subi plusieurs métamorphoses sans commettre des crimes, ils retournent enfin avec leurs femmes dans le ciel, leur première patrie ; et c’est pour accompagner leurs époux dans le ciel que tant de femmes se brûlèrent, et se brûlent encore sur le corps de leurs maris : piété ancienne autant qu’affreuse, qui nous montre à quel excès de faiblesse la superstition peut réduire l’esprit humain, et à quelle grandeur elle peut élever le courage. Cicéron dit, dans ses Tuscunales, que cette coutume subsistait de son temps dans toute sa force. Il s’en effraie, et il l’admire.

 

          M. Holwel a vu dans son gouvernement, en 1745, la plus belle femme de l’Inde, âgée de dix-huit ans, résister aux prières et aux larmes de milady Russell, femme de l’amiral anglais, qui la conjurait d’avoir pitié d’elle-même et de deux enfants charmants qu’elle allait laisser orphelins ; elle répondit à madame Russell : Dieu les a fait naître, Dieu en prendra soin. Elle s’étendit sur le bûcher et y mit le feu elle-même avec autant de sérénité que des dévotes prennent le voile parmi nous.

 

          Il ajoute qu’un Anglais nommé Charnoc (8), étant témoin du même épouvantable sacrifice d’une jeune Indienne très belle, descendit, malgré les prêtres, dans la fosse du bûcher, arracha du milieu des flammes cette victime, qui criait au ravisseur et à l’impie, qu’il eut une peine extrême à l’apaiser, qu’enfin il l’épousa, mais qu’il fut regardé par tout le peuple comme un monstre.

 

          Les brachmanes eurent un autre dogme qui a fait plus de fortune dans tout notre Occident ; c’est celui de nos quatre âges du monde, si bien chantés par Ovide ; et qui figurent toujours dans nos opéras et dans nos tableaux. Le premier âge de la création de la terre pour sauver les âmes de l’enfer fut de trois millions deux cent mille de nos années, ci.                        3,200,000

Le second fut de                                        1,600,000

Le troisième de                                             800,000

Le quatrième, où nous sommes, est de       400,000

 

          Ainsi tout va toujours en diminuant et en empirant dans ce monde ; mais nous sommes plus discrets que les brachmanes. Nos âges ne sont pas si longs. Les Indiens appellent ces âges iogues. C’est dans le présent iogue qu’un roi des bords du Gange, nommé Brama, écrivit dans la langue sacrée le sacré Shasta-bas, il n’y a guère que cinq mille années : mais il ne s’écoula pas quinze siècles qu’un autre brachmane, qui pourtant n’était pas roi, donna une loi nouvelle du Veidam. Je lui en demande bien pardon : ce Veidam est le plus ennuyeux fatras que j’aie jamais lu ; Figurez-vous la Légende dorée, les Conformités de saint François d’Assise, les Exercices spirituels de saint Ignace et les Sermons de Menot, joints ensemble, vous n’aurez encore qu’une idée très imparfaite des impertinences du Veidam.

 

          L’Ezour-Veidam est tout autre chose. C’est l’ouvrage d’un vrai sage qui s’élève avec force contre toutes les sottises des brachmanes de son temps. Cet Ezour-Veidam fut écrit quelque temps avant l’invasion d’Alexandre. C’est une dispute de la philosophie contre la théologie indienne ; mais je parie que l’Ezour-Veidam (9) n’a aucun crédit dans son pays, et que le Veidam y passe pour un livre céleste.

 

 

 

1 – « L’ancienne religion des brachmanes est évidemment l’origine du christianisme, écrit Voltaire à Frédéric ; vous en serez convaincu si vous daignez lire la lettre sur l’Inde, et cela pourra peut-être amuser davantage votre esprit philosophique. Tout ce que je dis des brachmanes est puisé mot à mot dans des écrits authentiques, que M. Pax connaît mieux que moi. » (G.A.)

2 – Nous en avons déjà quelques extraits en français dans un abrégé de l’Histoire de l’Inde, imprimé avec le procès mémorable du général Lally. (Voltaire.) – Voyez plus haut. (G.A.)

3 – N’est-ce pas là le vrai sublime ? (Voltaire.)

4 – Voyez l’abrégé de l’Histoire de l’Inde, à la suite de la catastrophe du général Lally.

5 – Voyez tome IV, sur Calmet, la Bible enfin expliquée. (G.A.)

6 – Isaïe.

7 – Page 64, deuxième édition.

8 – Dans le Dictionnaire philosophique, il le nomme Shernoc. (G.A.)

9 – L’Ezour-Veidam est en effet un livre qui combat toutes les superstitions, et qui détruit les fables dont on déshonore la Divinité ; c’est probablement le livre que le père Pons, missionnaire sur la côte de Malabar, en 1740, appelle l’Ajour-Veidam. Il avait un peu appris la langue des brames modernes, mais non pas l’ancien hanscrit, qui est pour eux ce qu’est l’Iliade d’Homère pour les Grecs d’aujourd’hui. Voyez sa lettre au père Duhalde, dans le ving-cinquième tome des Lettres curieuses et édifiantes.  Voyez, sur ce prétendu livre indien, notre note au chapitre XIII de la Défense de mon Oncle, et celle de l’article EZOUR-VEIDAM, dans le Dictionnaire philosophique. (G.A.)

 

 

 

 

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