CRITIQUE HISTORIQUE - Lettres chinoises, indiennes... - Partie 7
Photo de PAPAPOUSS
LETTRES CHINOISES,
INDIENNES ET TARTARES,
A M. PAW, PAR UN BÉNÉDICTIN.
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LETTRE X.
Sur le paradis terrestre de l’Inde.
Ce n’est pas assez, monsieur, que deux Anglais, dans les trésors qu’ils ont rapportés de l’Inde, aient compté principalement cet ancien livre de la religion des brachmanes ; ils ont encore découvert le paradis terrestre. Vous savez que de grands théologiens l’avaient placés les uns dans la Taprobane, les autres en Suède, quelques-uns même dans la lune. Mais il est réellement sur un des bras du Gange. M. Holwell, et quelques-uns de ses amis, y ont voyagé d’un bout à l’autre (1) : ce pays peut prendre son nom de sa capitale Bishnapor ou Vishanapor, où l’on adore Vistnou, fils de Dieu, de temps immémorial Il est à quelques journées de Calcutta, chef-lieu de la domination anglaise, et on le trouve marqué sur toutes les bonnes cartes des possessions de la compagnie des Indes. Il n’est guère qu’à neuf ou dix journées des frontières du petit royaume de Patna. La contrée vers la ville anglaise de Calcutta, et vers celle de Vishnapor, est arrosée des canaux du Gange qui fertilisent la terre. Tous les fruits, tous les arbres, toutes les fleurs, y sont entretenus par une fraîcheur éternelle, qui tempère les chaleurs du tropique, dont ce climat n’est pas éloigné. Le peuple y est encore plus favorisé de la nature.
« Ce peuple fortuné, dit la relation, a conservé la beauté du corps si vantée dans les anciens brachmanes et toute la beauté de l’âme, pureté, piété, équité, régularité, amour de tous les devoirs. C’est là que la liberté et la propriété sont inviolables. Là on n’entend jamais parler de vol, soit privé, soit publique ; dès qu’un voyageur, quel qu’il soit, a touché les limites du pays, il est sous la garde immédiate du gouvernement. On lui envoie des guides qui répondent de son bagage et de sa personne, sans aucun salaire. Ces guides le conduisent à la première station Le premier officier du lieu le loge et le défraie, puis le remet à d’autres guides, qui en prennent le même soin. Il n’a d’autre peine que de délivrer de ville en ville à ses conducteurs un certificat qu’ils ont rempli leur charge. Il est entretenu de tout dans chaque gîte, pendant trois jours, aux dépens de l’Etat ; et s’il tombe malade, on le garde, et on lui administre tous les secours jusqu’à ce qu’il soit guéri, sans qu’on reçoive de lui la moindre récompense. »
Si ce n’est pas là le paradis terrestre, je ne sais où il peut être.
Un philosophe sera moins surpris qu’un autre homme, quand il saura que les habitants de Vishnapor descendent des anciens brachmanes. C’est probablement ainsi que Pythagore fut reçu chez eux. Ils ont conservé depuis des siècles innombrables la simplicité et la générosité de leurs mœurs. Ajoutez à cela que cette province, presque aussi grande que la France ou l’Allemagne, a toujours été préservée du fléau de la guerre, tandis que ce fléau dévorait tout depuis Delhi et depuis les rives du Gange jusqu’aux sables de Pondichéry.
On demandera comment des peuples si doux et si vertueux n’ont pas été conquis par quelqu’un de ces voleurs de grands chemins, soit Marattes, soit Européans, soit Thamas-Koulikan, soi Abadalla ? C’est qu’on ne peut pas entrer chez eux aussi facilement que le diable entra, selon Milton, dans le paradis terrestre, en sautant les murs.
Le prince descendant des premiers rois brachmanes, qui règne dans Vishnapor, peut en moins d’un jour inonder tout le pays ; une armée serait noyée en arrivant. Vishnapor est aussi bien défendu qu’Amsterdam et Venise ; ces peuples, qui n’ont jamais attaqué personne, résisteraient à l’univers entier.
Probablement quelques Français, soit à Romorantin, soit à Paris, prendront ce récit pour des contes d’Hérodote, ou pour d’autres contes ; tout est cependant de la plus exacte vérité : les témoins oculaires sont à Londres.
Pourquoi n’en sait-on rien chez nous ? pourquoi de soixante journaux qui paraissent tous les mois, aucun n’a-t-il discuté des merveilles si étranges ? On dit que le livre de M. Holwell a été traduit (2) ; mais ces faits, jetés en passant dans des mémoires sur les intérêts de sa compagnie des Indes, n’ont été remarqués en France par personne. Un seul homme (3) en a parlé, et on n’y a pas pris garde. On n’était occupé chez nous que de l’histoire parisienne du jour. Si on a jeté les yeux un moment sur l’Inde, ce n’a été que pour accuser de nos désastres ceux qui avaient prodigué leur sang pour les finir (4). Aucun même des négociants, des commis, des employés de notre malheureuse compagnie, n’a jamais entendu parler de Vishnapor ou Bishnapor. Ils ont été chassés d’un climat que pendant cinquante ans ils n’avaient pu connaître. Le jésuite Lavaur (5), qui revient de Pondichéry avec onze cent mille francs dans sa cassette, ne savait pas si M. Holwell et M. Dow étaient au monde.
J’avoue que si la route de Vishanpor était aussi fréquentée que celle d’Orléans et de Lyon, l’hospitalité y serait moins en honneur : c’est une vertu qui coûte peu de chose à ces peuples ; mais on m’avouera qu’ils exercent cette vertu quand l’occasion s’en présente une bonne action aisée à faire est toujours une bonne action. Ce serait le bonheur du genre humain que la vertu fût partout d’une pratique facile. La Dévotion aisée du P Lemoine n’était point un si ridicule titre de livre ; faudrait-il donc que la saine morale fût rebutante ?
Si les brachmanes furent les premiers théologiens de ce monde, ils furent aussi les premiers astronomes. Les nuits de leur pays, qui sont plus belles que nos beaux jours, durent nécessairement les engager à observer les astres. Il n’est pas à croire que cette science ait été cultivée d’abord par des bergers, comme on le dit. Nous ne voyons pas que nos pâtres s’occupent beaucoup des planètes et des étoiles fixes. Probablement ceux qui gardaient les moutons en Tartarie, aux Indes, en Chaldée, n’étaient pas plus curieux que les paysans de nos contrées, et je ne vois pas qu’il y ait jamais eu de Newton et de Halley parmi nos bergers d’Allemagne, de France, et d’Espagne. Il faut savoir un peu de géométrie pour être même un astronome ignorant. Les brachmanes étaient géomètres. Il est donc de la plus grande vraisemblance que la science du ciel eut son origine chez eux.
Il paraît qu’ils furent les premiers qui connurent l’obliquité de l’éliptique. Leur première époque astronomique commençait à une conjonction de toutes les planètes, et cette conjonction était arrivée vingt-trois mille cinq cent et un ans avant notre ère. Je n’examine pas s’ils se sont trompés sur cette époque ; mais je dis qu’il faut une prodigieuse science et bien des siècles pour être en état de se tromper dans un tel calcul.
1 – Voyez Interesting events relative to Bengal, pages 197 et suivantes.
2 – Voyez les Fragment sur l’Inde, article XII. (G.A.)
3 – Voltaire lui-même. (G.A.)
4 – Allusion à Lally. (G.A.)
5 – Voyez, sur ce jésuite, l’article XVIII des Fragments sur l’Inde. (G.A.)
LETTRE XI.
Sur le grand lama et la métempsycose.
Après avoir voyagé sous vos ordres, monsieur, en Egypte à la Chine, et aux Indes, je veux faire un petit tour dans un coin de la Tartarie pour vous parler du grand lama. Je veux bien croire qu’il y a des Tartares assez bons pour pendre à leur cou quelques reliques de son derrière en forme de grains de chapelet : en vérité il y a dans les environs de Romorantin, et dans d’autres villes des gens du peuple qui se parent de reliques aussi singulières. Je ne vois pas que ce qui sort du derrière d’un homme qu’on respecte et qu’on aime, quand cela est bien sec, bien musqué, bien préparé, bien enchâssé dans de l’or ou de l’ivoire, soit plus dégoûtant que tel vieux haillon qi n’a jamais appartenu à un homme de mérite, ou tel vieux os pourri, ou tel nombril, ou tel prépuce, qu’on expose encore dans plus d’un de nos villages à l’adoration des bonnes femmes.
Mais que dans tout le Thibet on pense qu’il existe un homme immortel, cela peut faire quelque peine à un philosophe. Peut-être ce dogme est-il la suite de cette recherche sérieuse que des rois de la Chine firent autrefois du breuvage d’immortalité. Vous remarquez très bien dans votre livre que plus d’un roi mourut subitement de ce breuvage qui faisait vivre éternellement.
Il y a, ce me semble, dans Oléarius, un très bon conte sur Alexandre, qui chercha le breuvage d’immortalité, en passant par le Thibet, lorsqu’il allait conquérir l’Inde. C’est dommage que ce conte n’ait pas eu place dans les Mille et une Nuits ; mais il était trop philosophique pour ma sœur Shezarade (1). Voici donc ce Qu’Oléarius lut en Perse, dans une histoire d’Alexandre qui n’est pas écrite par Quinte-Curce (2) :
Alexandre, après la mort de Darah ou Darus, ayant vaincu les Tartares Usbecks, et se trouvant de loisir, voulut boire de l’eau d’immortalité. Il fut conduit par deux frères qui en avaient bu largement et qui vivent encore comme Hénoch et Elie. Cette fontaine est dans une montagne du Caucase, au fond d’une grotte ténébreuse. Les deux frères firent monter Alexandre sur une jument dont ils attachèrent le poulain à l’entrée de la caverne, afin que la mère, qui portait le roi au milieu de ces profondes ténèbres, pût revenir d’elle-même à son petit après qu’on aura bu.
Quand on fut arrivé à tâtons au milieu de la grotte, on vit tout d’un coup une grande clarté ; une porte d’acier brillant s’ouvre ; un ange en sort en sonnant de la trompette. Qui es-tu ? lui dit le héros – Je suis Raphaël. Et toi ? – Moi, je suis Alexandre. – Que cherches-tu ? – L’immortalité. – Tiens, lui dit l’ange, prends ce caillou, et quand tu en auras trouvé un autre précisément du même poids, reviens à moi, et je te ferai boire. Alors l’ange disparut, et les ténèbres furent plus épaisses qu’auparavant.
Alexandre sortit de la grotte à l’aide de sa jument, qui courut après son poulain. Tous les officiers, tous les valets d’Alexandre se mirent à chercher des cailloux. On n’en trouva point qui fût exactement d’une pesanteur égale à celui de Raphaël, et cela servit à prouver cette ancienne vérité, sur laquelle Leibnitz a tant insisté depuis, qu’il est impossible que la nature produise deux êtres absolument semblables.
Enfin Alexandre prit le parti de faire ajouter une pincée de terre à son caillou pour égaler le poids, et revint tout joyeux à sa grotte sur sa jument. La porte d’acier s’ouvre, l’ange reparaît ; Alexandre lui montre les deux cailloux. L’ange les ayant considérés lui dit : Mon ami, tu y as ajouté de la terre ; tu m’as prouvé que tu en es formé, et que tu retourneras à ton origine (3).
Il faut que depuis on ait cru dans le Thibet qu’enfin le grand lama avait trouvé les deux cailloux et la véritable recette. C’est ainsi que nos ancêtres crurent qu’Ogier le Danois avait bu de la fontaine de Jouvence. C’est ainsi qu’en Grèce on avait imaginé que l’Aurore avait fait présent à Tithon d’une éternelle vieillesse.
Mais ce qui me paraît plus vraisemblable ; c’est que la croyance de la métempsycose, qui passa depuis si longtemps de l’Inde en Tartarie, est l’origine de cette opinion populaire que la personne du grand lama est immortelle.
Je vous prie de vouloir bien d’abord observer qu’il n’est point du tout absurde de croire à la métempsycose. C’est un dogme très faux, je l’avoue ; il n’est point approuvé parmi nous, il peut être un jour déclaré hérétique, mais il n’a jamais été expressément condamné : on pouvait, ce me semble, supposer en sûreté de conscience que Dieu, le créateur de toutes les âmes, les faisait successivement passer dans des corps différents ; car que faire des âmes de tant de fœtus qui meurent en naissant, ou qui ne parviennent pas à maturité ? Voilà des âmes toutes neuves qui n’ont point servi : ne seront-elles plus bonnes à rien ? ne paraît-il pas très raisonnable de leur donner d’autres corps à gouverner, ou, si vous l’aimez mieux de les faire gouverner par d’autres corps ?
Pour les âmes qui ont habité des corps disgraciés, et qui ont souffert avec eux dans leur demeure, n’’est-il pas encore très raisonnable qu’après être délogées de leurs vilains étuis elles aillent en habiter de mieux faits ?
Je dirai plus : il n’y a personne qui, si on lui proposait de renaître après sa mort, n’acceptât ce marché de tout son cœur : quàm vellent œthere in alto ! (VIRG.) Il paraît donc assez évident que ce système ne répugne ni au cœur humain ni à la raison humaine.
Il est encore évident que cette doctrine ne choque point les bonnes mœurs ; car une âme qui se trouvera logée dans le corps d’un homme pour soixante ou quatre-vingts ans tout ou plus devra prendre le parti d’être une âme honnête, de peur d’aller habiter après son décès le corps de quelque animal immonde et dégoûtant.
Pourquoi ce système ne fut-il reçu ni chez les Grecs, ni chez les Romains, ni même en Egypte, ni en Chaldée ? est-ce parce qu’il n’était pas prouvé ? non, car tous ces peuples étaient infatués de dogmes bien plus improbables. Il est à croire plutôt que la doctrine de la transmigration des âmes fut rejetée parce qu’elle ne fut annoncée que par des philosophes Dans tout pays on disputa toujours contre le philosophe, et on recourut au sorcier. Pythagore eut beau dire en Italie :
Humans pauperes amatrices mortem
Styge timere altera vita;
Omnes fabula vana circa quam noster abundat.
Corpus moritur anima non extinguitur:
Superest tantum mutare,
Animat corpus, Dein infinitas.
Mortua putemus:
Percurrit, tantaque fata
Eram Euphorbe gestas ante bellum Troianum.
OVID., Métam., XV, 153.
Ce que du Bartas a traduit ainsi dans son style naïf (4) :
Pauvres humains effrayés du trépas,
Ne craignez point le Styx et l’autre monde ;
Tous vains propos dont notre fable abonde.
Le corps périt, l’âme ne s’éteint pas :
Elle ne fait que changer de demeure,
Anime un corps, puis un autre sans fin.
Gardons-nous bien de penser qu’elle meure :
Elle voyage, et tel fut mon destin,
J’étais Euphorbe à la guerre de Troie.
On laissa dire Pythagore, on se moqua d’Euphorbe, on se jeta, à corps perdu, à la tête de Cerbère dans le Styx et dans l’Achéron, et l’on paya chèrement des prêtres de Diane et d’Apollon, qui vous en retiraient pour de l’argent comptant.
Les brachmanes et les lamas du Thibet furent presque les seuls qui s’en tinrent à la métempsycose. Il arriva qu’après la mort d’un grand lama, celui qui briguait la succession prétendit que l’âme du défunt était passée dans son corps : il fut élu, et il introduisit la coutume de léguer son âme à son successeur. Ainsi tout grand lama élève auprès de lui un jeune homme, soit son fils, soit son parent, soit un étranger adopté, qui prend la place du grand-prêtre dès que le siège est vacant. C’est ainsi que nous disons en France que le roi ne meurt point. C’est là, si je ne me trompe, tout le mystère. Le mort saisit le vif, et le bon peuple, qui ne voit ni les derniers moments du défunt, ni l’installation du successeur, croit toujours que son grand lama est immortel, infaillible et impeccable.
Le P. Gerberon, qui accompagna si souvent l’empereur Kang-hi dans ses parties de chasse en Tartarie, nous a pleinement instruits des précautions que ces pontifes prenaient pour ne point mourir. Voici ce qu’il raconte dans une de ses lettres écrites en 1697 (5) :
Le dalaï-lama, attaqué d’une maladie mortelle dans son palais de roseaux et de joncs, au Thibet, ne pouvait laisser son sceptre et sa mitre à un petit bâtard d’un an, le seul enfant qui lui restait : cette place demandait un enfant de seize ans ; c’était l’âge de la majorité. Il recommanda, sous peine de damnation, à ses prêtres de cacher son décès pendant quinze années ; et il écrivit une lettre à l’empereur Kang-hi, par laquelle il le mettait dans la confidence et le suppliait de protéger son fils. Son clergé devait rendre la lettre, au bout de ce temps, par une ambassade solennelle, et cependant il était tenu de dire à tous ceux qui viendraient demander audience à sa sainteté qu’elle ne voyait personne, et qu’elle était en retraite. On ne parlait en Tartarie et à la Chine que de cette longue retraite du dalaï-lama ; l’empereur y fut trompé lui-même.
Enfin ce monarque s’étant avancé jusqu’à la ville de Nianga auprès de la grande muraille, lorsque les quinze ans étaient écoulés, l’ambassade sacerdotale parut, et la lettre fut rendue ; mais les valets des ambassadeurs avaient divulgué le mystère, et cent mille soldats, qui suivaient l’empereur dans ses chasses, raillaient déjà de l’immortalité d’un homme enterré depuis quinze ans. Kang-hi dit à l’ambassade : Mandez à votre maître que je lui ferai réponse dès que je serai mort. Cependant il eut la bonté de protéger le nouvel immortel qui avait ses seize ans accomplis ; et la canaille du Thibet crut plus que jamais à l’éternité de son pontife (6).
Toute cette affaire, qui se passait moitié dans ce monde-ci, moitié dans l’autre, n’était donc au fond qu’une intrigue de cour. Kang-hi faisait reconnaître un immortel, et s’en moquait. Le défunt lama avait joué la comédie, même en mourant, et avait fait la fortune de son bâtard. Il ne faut pas croire que des hommes d’Etat soient des imbéciles, parce qu’ils sont nés en Tartarie, mais le peuple pourrait bien l’être.
Je suis persuadé que si nous avions vécu du temps des adorateurs d’Isis, d’Apis et d’Anubis, nous aurions trouvé dans la cour de Memphis autant de bon sens et de sagacité que dans les nôtres, malgré la foule des docteurs du pays, payés pour pervertir ce bon sens.
Il est contradictoire, dira-t-on, que les premiers d’une nation soient sages, habiles, polis, lorsque toute la jeunesse est élevée dans la démence et dans la barbarie. Oui, cela semble incompatible ; mais on a déjà remarqué que le monde ne subsiste que de contradictions.
Informez un Chinois homme d’esprit, ou un Tartare de Moukden, ou un Tartare du Thibet, de certaines opinions qui ont cours dans certaine partie de l’Europe, ils nous prendront tous pour ces bossus qui n’ont qu’un œil et qu’une jambe, pour des singes manqués, tels qu’ils figuraient autrefois aux quatre coins des cartes géographiques chinoises tous les peuples qui n’avaient pas l’honneur d’être de leur pays. Qu’ils viennent à Londres, à Rome ou à Paris, ils nous respecteront, ils nous étudieront, ils verront que dans toutes les sociétés d’hommes il vient un temps où l’esprit, les arts, et les mœurs, se perfectionnent. La raison arrive tard, elle trouve la place prise par la sottise ; elle ne chasse pas l’ancienne maîtresse de la maison, mais elle vit avec elle en la supportant, et peu à peu s’attire toute la considération et tout le crédit. C’est ainsi que les dogmes les plus absurdes peuvent subsister chez les peuples les plus instruits.
Voyez ces Tartares Mantchoux qui conquirent la Chine le siècle passé. Don Jean de Palafox, évêque et vice-roi du Mexique, ce violent ennemi des jésuites, qui pourtant n’a pas encore été canonisé, fut un des premiers qui écrivit une relation de cette conquête (7). Il regarde les Tartares Mantchoux comme des loups qui ont ravagé une partie des bergeries de ce monde. On ne voit d’abord chez eux qu’ignorance de tout bien, jointe à la rage de faire tout le mal possible, insolence, perfidie, cruauté, débauche portée à l’excès. Qu’est-il arrivé trois empereurs et le temps ont suffi pour les rendre dignes de commenter le Poème de Moukden, et de l’imprimer en trente-deux nouveaux caractères différents.
L’empereur Kang-hi, grand-père de l’empereur poète avait déjà civilisé ses Tartares, non pas jusqu’à être éditeurs de poèmes, mais jusqu’à égaler les Chinois en science, en politesse, en douceur de mœurs. On ne distingue presque plus aujourd’hui les deux nations.
Permettez-moi encore de vous dire que le père de l’empereur Kang-hi, tout jeune qu’il était, montrait une grande prudence, en faisant couper les cheveux aux Chinois, afin que les vaincus ressemblassent plus aux vainqueurs. Palafox, il est vrai, nous dit que plusieurs Chinois aimèrent mieux perdre leur tête que leur chevelure, ainsi que plusieurs Russes, sous Pierre-le-Grand, aimèrent mieux perdre leur argent que leur barbe ; mais enfin tout ce qui tend à l’uniformité est toujours très utile. Les derniers empereurs tartares n’ont fait qu’un seul peuple de deux grands peuples, et ils se sont soumis, les armes à la main, aux anciennes lois chinoises. Une telle politique, soutenue depuis cent ans par un gouvernement équitable, vaut peut-être bien le travail assidu de calculer des éphémérides. Les brames d’aujourd’hui les calculent encore avec une facilité et une vitesse surprenantes : mais ils vivent sous le plus funeste des gouvernements, ou plutôt des anarchies ; et les Tartaro-Chinois jouissent de toute la portion de bonheur qu’on peut goûter sur la terre (8).
Je conclus que politique et morale valent encore mieux que mathématique, etc., etc.
1 – On écrit aujourd’hui Scheherazade. (G.A.)
2 – Voyages d’Oléarius en Moscovie, en Perse, page 160 et 170.
3 – « J’ai beaucoup ri, écrit Frédéric à Voltaire, de l’anecdote sur Alexandre rapportée par Oléarius. » Voltaire reproduisit encore ce conte dans la lettre à M du M*** sur plusieurs anecdotes. (G.A.)
4 – Ces vers sont de Voltaire. (G.A.)
5 – Voyez le tome IV de la collection de Duhalde, page 166, édition de Hollande.
6 – Les ministres Claude et Jurieu ont osé comparer notre saint père le pape au grand lama : ils ont dit qu’il n’est pas moins ridicule d’être infaillible que d’être immortel. Je pense que la comparaison n’est pas juste ; car il peut être arrivé qu’un pape, à la tête d’un concile, ait décidé que les cinq propositions sont dans Jansénius, et ne se soit pas trompé ; mais il ne peut être arrivé que le même pape ne soit pas mort, lui et tout son concile.
7 – Histoire de la conquête de la Chine par les Tartares, traduite en français, 1678. (G.A.)
8 – « L’abbé de Paw, écrit Frédéric à Voltaire, prétend que la Chine n’est ni si heureuse, ni si sage que vous le soutenez, et qu’elle est rongée par des abus plus intolérables que ceux dont on se plaint dans notre Occident. » (G.A.)