CORRESPONDANCE - Année 1776 - Partie 20

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1776 - Partie 20

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à M. Dupont.

 

Ferney, 15 Juin 1776.

 

 

          Mon cher ami, le bon M. Roset arriva hier avec ses mille louis, qui disparaissent aujourd’hui. Il en faudrait encore quatre mille pour payer les folies utiles que j’ai entreprises. Il n’appartenait pas à un pauvre homme de lettres de fonder une jolie ville, dans laquelle on fait déjà pour environ cinq cent mille francs de commerce par an. Mon insolence me fait voir du moins quel bien les seigneurs pourraient faire dans leurs provinces. S’ils savaient demeurer chez eux. Ils aiment mieux dépenser cent mille écus à la cour, pour obtenir une pension de deux mille. Leur folie ne vaut pas la mienne. Je m’y suis pris trop tard, mon cher ami, pour faire ce petit bien. M. Turgot, le père du peuple, m’encourageait. Il avait délivré mon petit pays des alguazils de la ferme-générale et de la tyrannie des gabelles. La destitution de ce grand homme m’écrase, et je vais mourir en le regrettant. Soyez sûr que je regrette aussi mon ami de Colmar (1), qui pense comme M. Turgot ; mais je ne regretterai guère la vie. Je vous embrasse tendrement. LE VIEUX MALADE.

 

 

1 – Dupont lui-même. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Turgot.

 

17 Juin 1776 (1).

 

 

          Monsieur, le vieux malade de Ferney, toujours affligé, mais presque consolé par vos bontés, vous réitère ses respects, ses hommages et sa reconnaissance, et vous supplie, quand vous verrez votre vertueux ami (2), de vouloir bien lui faire lire pour vous deux seuls ce petit écrit (3) que je mets à vos pieds et aux siens.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – Malesherbes. (G.A.)

3 – L’Epître à un homme. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame de Saint-Julien.

 

A Ferney, 24 Juin 1776.

 

 

          Eh bien ! madame, tandis que vous nous abandonnez, voilà Saint-Géran qui nous donne dans Ferney le bal et la comédie. Il a fait bâtir une salle de spectacle très ornée, très bien entendue, et très commode. Deux choses me privent de ces plaisirs : ma déplorable vieillesse et votre absence. Je me console un peu en vous écrivant de cette main qui est bien faible, et qui fait un effort en étant conduite par mon cœur. J’ai une grâce à vous demander, et voici ce que c’est.

 

          Vous vous souvenez du procès de M. de Morangiés. Il y avait dans cette affaire un cocher fort célèbre, nommé Gilbert (1), qui déposa effrontément contre le comte de Morangiés, et qui le fit condamner au bailliage du Palais par un polisson nommé Pigeon, et par quelques gens de cette espèce. La cabale mettait le cocher Gilbert au rang des grands hommes qui se sont immortalisés par la seule vertu.

 

          On me mande aujourd’hui que ce Caton-Gilbert a été pris volant dans la poche, qu’il est convaincu d’être plus faussaire que madame de Saint-Vincent n’est accusée de l’être, qu’il est dans les cachots du Châtelet, et qu’il va être pendu. Comme je me suis un peu mêlé de l’affaire de M. de Morangiés, je m’intéresse à celle du cocher Gilbert, et je vous supplie instamment, madame, de me mander ce que vous en aurez pu apprendre. Il est très utile de connaître les gens qui se sont fait un grand parti dans la canaille.

 

          Je ne vous parle point de la cour et du ministère. Je ne sais si M. Turgot est à la campagne chez madame la duchesse d’Enville. J’attendrai tristement, mais patiemment, ce qu’on décidera de Ferney. Vous serez toujours la divinité de nos cantons, soit qu’on nous opprime. Nos dragons rouges, nos dragons verts, notre artillerie (2), et nos cœurs, seront toujours à vos pieds.

 

 

1 – Voyez l’Affaire Morangiés. (G.A.)

2 – Voyez la lettre à la même du 21 septembre 1775. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

24 Juin 1776.

 

 

          Mon cher ange, ce n’est pas de mon joli théâtre, ce n’est pas de Lekain que je veux parler, c’est d’un cocher. Hélas ! ce n’est pas d’un cocher pour me mener à Paris à l’ombre de vos ailes, c’est d’un cocher nommé Gilbert, dont vous ne vous doutez pas. Ce Gilbert est le même qui déposé contre M. de Morangiés, qui le fit condamner, par le nommé Pigeon et consorts, à payer cent mille écus, à garder prison, à être admonesté, etc. La cabale avocassière, convulsionnaire, usurière, prônait dans tout Paris ce Gilbert comme un Caton : c’était le cocher qui conduisait le monde dans le chemin de la vertu. Ce Caton, Dieu merci, vient d’être pris volant dans la poche et faisant de faux billets : il est dans les prisons du Châtelet. Je vous demande en grâce de vous en informer. Il est bien doux et bien utile de connaître à fond les gens qui ont séduit la canaille, comme les faux Messies et M. Gilbert : cela est important. Envoyez un valet de chambre demander des nouvelles de ce brave Gilbert.

 

          Ne serez-vous pas charmé de voir tous ces impudents braillards du barreau humiliés ? N’est-ce pas une grande consolation de confondre ceux qui avaient vu du Jonquay porter à pied cent mille écus, et faire vingt-six voyages, l’espace de six lieues, en trois heures N’est-il pas plaisant de confondre tout Paris, si on ne peut le corriger ? Ayez pitié de ma curiosité : c’est une grande passion.

 

          On disait hier que mademoiselle Raucourt était à Genève ; mais je n’en crois rien. On prétend qu’elle va en Russie, et que depuis longtemps elle avait fait son marché.

 

          Je vous conjure d’être aussi curieux que moi sur le cocher Gilbert.

 

 

 

 

 

à M. Marin.

 

24 Juin 1776 (1).

 

 

          Monsieur le philosophe, avez-vous tellement renoncé au monde, que vous ne soyez pas informé du dernier acte de la tragi-comédie des Verron et du fameux cocher Gilbert ? On me mande que ce Gilbert, que tant d’avocats avaient traité de Caton, est enfin reconnu pour un Cartouche, et qu’il est actuellement dans les cachots du Châtelet pour vol et pour crime de faux. Voilà M. Linguet bien justifié, et les avocats qui s’étaient élevés contre lui bien confondus. Je vous demande en grâce de m’apprendre où en est cette affaire. Une telle aventure doit, ce me semble, faire rentrer en eux-mêmes ceux qui soutinrent avec tant d’acharnement et d’absurdité le roman de cent mille écus portés en treize voyages, et la vertu du cocher Gilbert encore plus incroyable que les cent mille écus. Cela doit bien apprendre à nos Parisiens à précipiter un peu moins leurs jugements. Mais nos Parisiens ne se corrigeront pas. Les convulsionnaires feraient demain une Saint Barthélemy, et les abonnés de l’Opéra se battraient après-demain pour une danseuse, si on les laissait faire.

 

          Quoiqu’il en soit, je vous prie très instamment de vouloir bien vous informer de ce qu’est devenu Caton-Gilbert. Est-il pendu ? est-il aux galères, ou achète-t-il une charge de conseiller au parlement, comme son ami du Jonquay en devait acheter une ?

 

          N’oubliez pas le solitaire votre ami, qui écrit rarement, mais qui ne vous oubliera jamais.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. *** (1)

 

Vers Juin 1776.

 

 

          Il vous souvient, monsieur, de ce fameux procès de M. le comte de Morangiés, maréchal-de-camp, lequel vous donna tant d’occupation, et de cette cabale abjecte et terrible qui se déchaînait contre lui. Il vous souvient d’un fiacre nommé Gilbert qui était à la tête de la troupe, avec un ancien clerc de procureur nommé Aubriot, lequel était alors dans les grands remèdes. Ils ameutaient le peuple, ils séduisaient tous les esprits. Le cocher Gilbert avait vu maître Liégard du Jonquay, son intime ami, ne sachant ni lire, ni écrire, reçu docteur ès-lois, demeurant dans un grenier sans meubles, et prêt à acheter une charge de conseiller au parlement ; il l’avait vu, dis-je, comptant cent mille écus, en or, dans son grenier ; il avait aidé le docteur ès-lois à ranger cette somme et à la mettre dans des sacs. Il avait vu ce jeune magistrat porter à pied cent mille écus en treize voyages à M. de Morangiés, et courir chargé d’or l’espace de six lieues en trois heures.

 

          Le clerc de procureur, tout couvert de mercure, d’ulcères, et d’onguents, depuis les pieds jusqu’à la tête, s’était échappé de son chirurgien, au risque de sa vie, pour voir avec Gilbert cette course digne des jeux Olympiques.

 

          Toute la halle, toute la basoche, jointes à des restes de convulsionnaires, attestaient Dieu en faveur de du Jonquay. Ils attestaient, après Dieu, le cocher et le clerc de procureur vérolé. Ces deux témoins, comme on dit, ne pouvaient être ni trompés, ni trompeurs. Ils avaient vu, et ils déposaient en conscience. La cause du magistrat du Jonquay était si juste, son droit si évident, qu’un usurier, nommé Aucour, acheta le procès et le poursuivit en son nom, comme un fripier achète un habit de gala pour le revendre.

 

          En vain M. de Sartines, alors lieutenant général de la police, secondé du lieutenant criminel, avait commencé par réprimer sagement l’insolence et l’intrigue aussi absurde que coupable de du Jonquay et de ses complices. Le peuple cria que les Pilates opprimaient les justes. Les consulvionnaires écrivirent que les commandements de Dieu étaient impossibles aux maréchaux-de-camp, que tout homme de qualité était nécessairement un fripon, et qu’il n’y avait de vertu que dans les greniers, chez les fiacres, et chez les clercs de procureur attaqués de la maladie que dom Calmet attribué au saint homme Job. La voix du peuple est la voix de Dieu : cette voix fut si éclatante et si forte, que le procès ayant été d’abord envoyé par le parlement au bailliage du Palais pour être jugé en première instance, cette petite juridiction fit mettre le comte de Morangiés en prison, le condamna à rendre cent mille écus qu’il n’avait jamais pu recevoir, et adjugea trois mille six cents livres au généreux cocher pour récompenser sa vertu.

 

          Le parlement eut bien de la peine à réparer l’horreur et le ridicule de cette sentence. La cabale accusa le parlement d’être cabale lui-même. Des avocats continuent à écrire que le maréchal-de-camp avait corrompu le parlement, le Châtelet et la police. Un des défenseurs du cocher Gilbert dit dans son mémoire que la présence de ce vertueux cocher fit trembler le juge qui l’interrogeait. C’était Caton que les satellites d’un tyran traînaient en prison.

 

          Enfin, monsieur, on me mande de Paris que ce Gilbert, ce Caton des fiacres, après avoir souvent esquivé la corde, vient d’être surpris en flagrant délit, et convaincu d’être voleur et faussaire. Je ne sais pas si la cabale le sauvera d’un châtiment capital ; mais je sais que, dès qu’un gueux est parvenu à se faire un parti dans la populace, ce parti n’est pas toujours anéanti à la mort du chef. Un seul enthousiasme suffit pour en ranimer la cendre. Si la justice faisait pendre le cocher Gilbert, le fanatisme ferait son panégyrique au pied de la potence. On invoquerait Gilbert comme le martyr du peuple immolé à la cour ; et qui sait où cette passion pourrait aller ?

 

On conte qu’un prêtre irlandais,

Qui vivait à Paris d’arguments et de messes,

 

mit un jour, par mégarde, dans sa poche un calice d’or appartenant à une chapelle royale. Comme on allait l’exécuter, un de ses camarades cria au peuple : Voyez comme on traite ici les bons catholiques ! Ce seul mot excita une sédition. Je ne garantis pas cette histoire, car de mille je puis à peine en croire une.

 

          Si vous me demandez comment, dans un siècle aussi éclairé que le nôtre, une grande partie du public a été assez maligne et assez sotte pour soutenir la misérable cause des gredins qui ont accusé le comte de Morangiés, je vous répondrai que du moins on ne voit plus dans nos jours de ces procès criminels qui ressemblent à des champs de carnage, tels que celui des templiers, condamnés à mourir dans les flammes comme des apostats, après avoir combattu soixante ans pour la foi ; tels que celui d’un prince d’Armagnac, dont le sang fut versé goutte à goutte sur la tête de ses enfants par les bourreaux de Louis XI ; ou celui d’un comte de Montecuccoli, écartelé sous François Ier, parce que le dauphin avait bu imprudemment à la glace ; ou d’un conseiller du Bourg, pendu pour avoir recommandé la vertu de la tolérance ; ou d’un Ramus, dont le cadavre sanglant fut traîné aux portes de tous les collèges pour faire amende honorable aux quiddités et aux eccéités d’Aristote ; ou d’un maréchal de Marillac, mené à la Grève dans un tombereau, parce que son frère déplaisait à un ministre, etc., etc.

 

          Nous avons eu, à la vérité, il y a quelques années, deux exemples atroces (2) absurdes, exécrables, mais plus rarement qu’autrefois. La France et l’Europe en ont témoigné leur horreur. Nos pères regardèrent pendant douze siècles avec des yeux indifférents une suite non interrompue d’abominations publiques. Aujourd’hui la voix des sages semble en arrêter un peu le cours, etc. Mais qui sait si la voix des sages et des justes (c’est la même chose) l’emportera toujours sur le rugissement des pervers fanatiques ?

 

 

1 – Cette lettre, selon M. Beuchot, a été adressée à Linguet. (G.A.)

2 – L’exécution de Calas et le supplice de La Barre. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le marquis Albergati Capacelli.

 

2 Juillet 1776 (1)

 

 

          Je ne m’attendais pas, monsieur, à l’honneur que vous me faites de me ressusciter, moi et mes enfants (2) ; vous les faites assurément mieux parler en italien que je ne les fais parler en français. Leur parrain vaut bien mieux que leur père. Agréez les derniers remerciements que vous fait un vieillard près de quitter ce monde. Je mourrai avec le regret de n’avoir pu vous faire ma cour chez vous, mais avec toute la reconnaissance et la respectueuse estime que vous avez depuis longtemps inspirée, monsieur, à votre, etc.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – Albergati venait de traduire ses dernières pièces. (A. François.)

 

 

 

 

 

 

 

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