CRITIQUE HISTORIQUE - Lettres chinoises, indiennes... - Partie 5

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CRITIQUE HISTORIQUE - Lettres chinoises, indiennes... - Partie 5

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LETTRES CHINOISES,

 

INDIENNES ET TARTARES,

 

A M. PAW, PAR UN BÉNÉDICTIN.

 

 

 

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LETTRE VI.

 

 

Sur les disputes des révérends pères jésuites à la Chine.

 

 

 

          La guerre de Troie, monsieur, n’est pas plus connue que les succès des révérends pères jésuites à la Chine, et leurs tribulations. Je vous demande d’abord si parmi toutes les nations du monde, excepté la juive (1), il y en a jamais eu une seule qui eût pu persécuter des gens honnêtes, prêchant avec humilité un Dieu et la vertu, secourant les pauvres sans offenser les riches, bénissant les peuples et les rois ? Je soutiens que chez les antropophages, de tels missionnaires seraient accueillis le plus gracieusement du monde.

 

          Si à la modestie, au désintéressement, à cette vertu de la charité que Cicéron appelle caritas humani generis, ils joignent une connaissance profonde des beaux-arts et des arts utiles ; s’ils vous apprennent à peser l’air, à marquer ses degrés de froid et de chaud, à mesurer la terre et les cieux, à prédire juste toutes les éclipses pour des milliers de siècles, enfin à rétablir votre santé avec une écorce qu’ils ont apportée du Nouveau-Monde aux extrémités de l’ancien ; alors ne se jette-t-on pas à genoux devant eux ? ne les prend-on pas pour des divinités bienfaisantes ?

 

          Si, après s’être montrés quelque temps sous cette forme heureuse, ils sont chassés des quatre parties du monde, n’est-ce pas une grande probabilité que leur orgueil a partout révolté l’orgueil des autres, que leur ambition a réveillé l’ambition de leurs rivaux, que leur fanatisme a enseigné au fanatisme à les perdre ?

 

          Il est évident que si les clercs de la brillante Eglise de Nicomédie n’avaient pas pris querelle avec les valets de pied du césar Galérius, et si un enthousiaste insolent n’avait pas déchiré l’édit de Dioclétien, protecteur des chrétiens, jamais cet empereur, jusque-là si bon et mari d’une chrétienne, n’aurait permis la persécution que nos ridicules copistes de légendes ont tant exagérée. Soyez tranquille, et on vous laissera tranquille.

 

          Duhalde rapporte, dans sa collection des Mémoires de la Chine, un billet du bon empereur Kang-hi aux jésuites de Pékin, lequel peut donner beaucoup à penser ; le voici (2) :

 

          « L’empereur (3) est surpris de vous voir si entêtés de vos idées. Pourquoi vous occuper si fort d’un monde où vous n’êtes pas encore ? Jouissez du temps présent. Votre Dieu se met bien en peine de vos soins ! N’est-il pas assez puissant pour se faire justice sans que vous vous en mêliez ? »

 

          Il paraît par ce billet que les jésuites se mêlaient un peu de tout à Pékin comme ailleurs.

 

          Plusieurs d’entre eux étaient parvenus à être mandarins, et les mandarins chinois étaient jaloux. Les frères prêcheurs et les frères mineurs étaient plus jaloux encore. N’était-ce pas une chose plaisante de voir nos moines disputer humblement les premières dignités de ce vaste empire ? Ne fut-il pas encore plus singulier que le pape envoyât des évêques dans ce pays, qu’il partageât déjà la Chine en diocèses sans que l’empereur en sût rien, et qu’il y dépêchât des légats pour juger qui savait mieux le chinois, des jésuites, ou des capucins, ou de l’empereur ?

 

          Le comble de l’extravagance était sans doute (et on l’a déjà dit assez) que les missionnaires, qui venaient tous enseigner la vérité, fussent tous divisés entre eux, et s’accusassent réciproquement des plus puants mensonges. Il y avait bien un autre danger ; ces missionnaires avaient été dans le Japon la malheureuse cause d’une guerre civile, dans laquelle on avait égorgé plus de trente mille hommes en l’an de grâce 1638. Bientôt les tribunaux chinois rappelèrent cette horrible aventure à l’empereur Young-tching, fils de Kang-hi et père de Kien-long, l’auteur du poème de Moukden ? Tous les prédicateurs d’Europe furent chassés avec bonté par le sage Youn-tching, en 1724 (4). La cour ne garda que deux ou trois mathématiciens, parce que d’ordinaire ce ne sont pas ces gens-là qui bouleversent le monde par des arguments théologiques.

 

          Mais, monsieur, si les Chinois aiment tant les bons mathématiciens, pourquoi ne le sont-ils pas devenus eux-mêmes  Pourquoi ayant vu nos éphémérides ne se sont-ils pas avisés d’en faire ? pourquoi sont-ils toujours obligés de s’en rapporter à nous ? Le gouvernement met toujours sa gloire à faire recevoir ses almanachs par ses voisins, et il ne sait pas encore en faire. Ce ridicule honteux n’est-il pas l’effet de leur éducation ? Les Chinois apprennent longtemps à lire et à écrire, et à répéter des leçons de morale ; aucun d’eux n’apprend de bonne heure les mathématiques. On peut parvenir à se bien conduire soi-même, à bien gouverner les autres, à maintenir une excellente police, à faire fleurir tous les arts, sans connaître la table des sinus et les logarithmes. Il n’y a peut-être pas un secrétaire d’Etat en Europe qui sût prédire une éclipse. Les lettrés de la Chine n’en savent pas plus que nos ministres et que nos rois.

 

          Vous croyez que ce défaut bien des têtes chinoises encore plus que de leur éducation. Vous semblez penser que ce peuple n’est fait pour réussir que dans les choses faciles ; mais qui sait si le temps ne viendra pas où les Chinois auront des Cassini et des Newton ? Il ne faut qu’un homme ou plutôt qu’une femme. Voyez ce qu’on fait de nos jours Pierre Ier et Catherine II.

 

 

1 – Le Deutéronome des Juifs, chap. XIII, dit : « Si un prophète vous fait des prédictions, et si ces prédictions s’accomplissent, et s’il vous dit, Servons le dieu d’un autre peuple… et si votre frère ou votre fils ou votre chère femme vous en dit autant… tuez-les aussitôt. Le Clerc soutient que dieux d’un autre peuple, dieux étrangers, dii alieni, ne signifie que dieux d’un autre nom ; que le Dieu créateur du ciel et de la terre était partout le même, et qu’on doit entendre par dii alieni, dieux secondaires, dieux locaux, demi-dieux, anges, puissances aériennes, etc. (Voltaire.)

2 – Tome III de la collection de Duhalde, page 129. (Voltaire.)

3 – Billet singulier de l’empereur Kang-hi aux jésuites.

4 – Rien n’est plus connu aujourd’hui que le discours admirable de cet empereur aux jésuites en les chassant : « Que diriez-vous si j’envoyais une troupe de bonzes et de lamas dans votre pays pour y prêcher leurs dogmes ?... Les mauvais dogmes sont ceux qui, sous prétexte d’enseigner la vertu soufflent la discorde et la révolte : vous voulez que tous les Chinois se fassent chrétiens, je le sais bien ; alors que deviendrons-nous ? Les sujets de vos rois comme l’île de Manille. Mon père a perdu beaucoup de sa réputation chez les lettrés en se fiant trop à vous. Vous avez trompé mon père, n’espérez pas me tromper de même. » Après ce discours sévère et paternel, l’empereur renvoya tous les convertisseurs en leur fournissant de l’argent, des vivres, et des escortes qui les défendirent des fureurs de tout un peuple déchaîné contre eux : il n’y eut point de dragonnade. Voyez le dix-septième volume des Lettres curieuses et édifiantes. (Voltaire.)

 

 

 

 

 

LETTRE VII.

 

 

Sur la fantaisie qu’ont eue quelques savants d’Europe

de faire descendre les Chinois des Egyptiens.

 

 

 

 

          Je voudrais, monsieur, dompter ma curiosité, n’ayant pu la satisfaire. J’ai vu chez mon père, qui est négociant, plusieurs marchands, facteurs, patrons de navires, et aumôniers de vaisseaux, qui revenaient de la Chine, et qui ne m’en ont pas plus appris que s’ils débarquaient du coche d’Auxerre. Un commissionnaire qui avait séjourné vingt ans à Kanton m’a seulement confirmé que les marchands y sont très méprisés, quoique dans la ville la plus commerçante de l’empire. Il avait été témoin qu’un officier tartare, très curieux des nouvelles de l’Europe, n’avait jamais osé donner à dîner dans Kanton à un officier e notre compagnie des Indes, pare qu’il servait des marchands. Le capitaine tartare avait peur de se compromettre : il ne se familiarisa jusqu’à dîner avec le capitaine français qu’à sa maison de campagne. Je soupçonne, par parenthèse, que ce mépris pour une profession si utile est la source de la friponnerie dont on accuse les marchands chinois, et principalement les détailleurs ; ils se font payer leur humiliation. De plus, ce dédain mandarinal pour le commerce nuit beaucoup aux progrès des sciences.

 

          N’ayant pu rien savoir par nos marchands, j’ai été encore moins éclairé par nos aumôniers qui ont pu argumenter depuis Goa jusqu’à Bornéo. Le capucin Norberg (1) ne m’a appris autre chose, dans huit gros volumes, sinon qu’il avait été persécuté dans l’Inde par les jésuites poursuivis eux-mêmes partout.

 

          Je me suis adressé à des savants de Paris qui n’étaient jamais sortis de chez eux : ceux-là n’ont fait aucune difficulté de m’expliquer le secret de l’origine des Chinois, des Indiens, et de tous les autres peuples. Ils le savaient par les mémoires de Sem, Cham et Japhet. L’évêque d’Avranches, Huet, l’un de nos plus laborieux écrivains, fut le premier qui imagina que les Egyptiens avaient peuplé l’Inde et la Chine ; mais comme il avait imaginé aussi que Moïse était Bacchus, Adonis et Priape, son système ne persuada personne.

 

          Mairan (2) ; secrétaire de l’Académie des sciences, crut entrevoir avec les lunettes d’Huet une grande conformité entre les sciences, les usages, les mœurs, et même les visages des Egyptiens et des Chinois. Il se figura que Sésostris avait pu fonder des colonies à Pékin et à Delhi. Le P. Parennin lui écrivit de la Chine une grande lettre aussi ingénieuse que savante qui dut le désabuser (3).

 

          D’autres savants ont travaillé ensuite à transplanter l’Egypte à la Chine. Ils ont commencé par établir qu’on pouvait trouver quelque ressemblance entre d’anciens caractères de la langue phénicienne ou syriaque et ceux de l’ancienne Egypte, en y faisant les changements requis ; il ne leur a pas été difficile de travestir ensuite ces caractères égyptiens en chinois. Cela fait, ils ont composé des anagrammes avec les noms des premiers rois de la Chine. Par ces anagrammes ils ont reconnu que le roi chinois Yu est évidemment le roi d’Egypte Menès ; en changeant seulement y en me, et u en nès ; Ki est devenu Athoès ; Kang a été transformé en Diabiès, et encore Diabiès est-il un mot grec (4). On sait assez que les Athéniens donnèrent des terminaisons grecques aux mots égyptiens. Il n’y a pas eu plus de Diabiès en Egypte, que de Memphis et d’Héliopolis : Memphis s’appelait Moph, Héliopolis s’appelait Hon. C’est ainsi que dans la suite des siècles ces Grecs s’avisèrent de donner le nom de Crocodilopolis à la ville d’Arsinoé. Tout cela ferait renoncer à la généalogie des noms et des hommes. Enfin il ne paraît pas que les Chinois soient venus d’Egypte plutôt que de Romorantin.

 

          Je ne pense pourtant pas qu’il fût honteux à la Chine d’avoir l’Egypte pour aïeule. La Chine est à la vérité dix-huit fois (5) aussi grande que sa prétendue grand-mère : et même on peut dire que l’Egypte n’est pas d’une race fort ancienne ; car, pour qu’elle figurât un peu dans le monde, il fallut des temps infinis ; elle n’aurait jamais eu de blé, si elle n’avait eu l’adresse de creuser les canaux qui reçurent les eaux du Nil. Elle s’est rendue fameuse par ses pyramides, quoiqu’elles n’eussent guère selon Platon dans sa République (6) plus de dix mille ans d’antiquité. Enfin on ne juge pas toujours des peuples par leur grandeur et leur puissance. Athènes a été presque égale à l’empire romain aux yeux des philosophes ; mais, malgré toute la splendeur dont l’Egypte a brillé, surtout sous la plume de l’évêque Bossuet, qu’il me soit permis de préférer un peuple adorateur pendant quatre mille ans du Dieu du ciel et de la terre, à un peuple qui se prosternait devant des bœufs, des chats et des crocodiles, et qui finit par aller dire la bonne aventure à Rome, et par voler des poules au nom d’Isis.

 

          Vous avez vaillamment combattu ceux qui ont voulu faire passer ces Egyptiens pour les pères des Chinois, laudo vos. Mais si vous regardez encore les Chinois avec mépris, in hoc non laudo (7).

 

 

 

 

 

1 – Ce Norberg, qu’il ne faut pas confondre avec le Suédois Nordberg, dont il est parlé dans l’Histoire de Charles XII, était un Français grand ennemi des jésuites, et qui publia, en 1766, des Mémoires historiques sur les affaires des jésuites avec le Saint-Siège ; sept volumes. (G.A.)

2 – Ami de Voltaire. Voyez la CORRESPONDANCE. (G.A.)

3 – Imprimée à la tête du vingt-sixième tome des Lettres curieuses et édifiantes. (Voltaire.)

4 – Il s’agit ici de Needham et de Guignes. Voyez la Préface historique de l’Histoire de Russie. (G.A.)

5 – Je compte l’Egypte trois fois moins étendue que la France, et la France six fois moins étendue que la Chine. Ces mesures ne contredisent point celles de M. Danville qui n’a considéré que le terrain cultivable de l’Egypte : Voyez son Egypte ancienne et moderne. (Voltaire.)

6 – Voyez Platon, au livre II de sa République. (Voltaire.)

7 – « Ce qui révolte le plus l’abbé de Paw contre cette nation, écrit Frédéric à Voltaire, c’est l’usage barbare d’exposer les enfants, c’est la friponnerie invétérée dans ce peuple, ce sont les supplices plus atroces que ceux dont on ne se sert encore que trop en Europe. » Remarquons, en passant, que Montesquieu jugeait des Chinois comme l’abbé de Paw. (G.A.)

 

 

 

 

 

LETTRE VIII.

 

 

Sur les dix anciennes tribus juives

qu’on dit être à la Chine.

 

 

 

 

          Je gourmande toujours inutilement cette curiosité insatiable et inutile. Si on m’apprend quelques vérités sur un coin des quatre parties du monde, je me dis : A quoi ces vérités me serviront-elles ? Si on m’accable de mensonges, comme cela m’arrive tous les jours, je gémis, et je suis prêt de me mettre en colère.

 

          Bénis soient les Chinois, monsieur, qui ne s’informent jamais de ce qui se passe hors de chez eux ! M. Gervais a bien raison de remarquer que l’empereur n’a point fait son poème pour nous, mais seulement pour ses chers Tartares, et pour ses chers Chinois (1). Un littérateur de notre pays a écrit à sa majesté chinoise sur le danger qu’elle courait à Paris d’essuyer un réquisitoire et un monitoire au sujet de son poème (2). L’empereur ne lui a pas répondu et il a bien fait.

 

          Que chacun fasse chez lui comme il l’entend. C’est ce qu’apprit à ses dépens mon père le marchand Jean Duchemin, qui n’était pas riche. Il lui en coûta deux mille écus pour avoir été curieux lorsqu’il commerçait à Quanton, Canton, ou Kanton.

 

          Vous avez entendu parler du R.P. Gozzan (3), auquel le R.P. Joseph Suarez recommanda, en 1707, d’aller visiter leurs frères les Juifs des dix tribus transplantées dans le pays de Gog et de Magog par Salmanazar, l’an 717 avant notre ère latine, juste du temps de Romulus.

 

          Le R.P. Gozzani, qui était fort zélé, et qui n’avait pas un écu, alla trouver mon père Jean Duchemin, qui n’était pas riche. Venez avec moi, lui dit-il, et défrayez-moi, pour l’amour de Dieu, dans le voyage que le P Suarez m’ordonne, de la part du pape, de faire à Caï-foum-fou dans la province de Honang, qui n’est pas loin d’ici. Vous aurez l’avantage de voir les dix tribus d’Israël chassées par Salmanazar, il y a deux mille quatre cent vingt-quatre ans, de l’admirable pays de Judée. Elles règnent dans la province de Honang, elles reviendront à la fin du monde dans la terre promise, avec les deux autres tribus Juda et Benjamin, pour combattre l’antéchrist, et pour juger le genre humain : elles nous recevront à bras ouverts, et vous ferez une fortune immense avant que vous soyez jugé. Mon père crut ce Gozzani ; il acheta des chevaux, une voiture, des habits magnifiques pour paraître décemment devant les princes des tribus de Gad, Nephtali, Zabulon, Issachar, Aser, et autres, qui régnaient dans Caï-foum-fou, capitale de Honang. Il défraya splendidement son jésuite. Quand ils furent arrivés dans le royaume des dix tribus, ils furent en effet introduits dans la synagogue où le sanhédrin s’assemblait. C’était une douzaine de gueux qui vendraient des haillons. Le voyage avait coûté à mon père deux mille écus de cinq livres qu’on appelle taels à la Chine, et les Gad, Nephtali, Zabulon, Issachar, et Aser, lui volèrent le reste de son argent.

 

          Frère Gozzani pour le consoler, lui prouva que les gens des tribus chassées depuis deux mille quatre cent vingt-quatre ans par Salmanazar de leur royaume d’Israël, qui avait bien quinze lieues de long sur huit de large, furent d’abord enchaînés deux à deux comme des galériens par l’ordre de Salmanazar, roi de Chaldée  qu’ils furent conduits à coups de fourche de Samarie à Sichem, de Sichem à Damas, de Damas à Alep, d’Alep à Erzerum ; que dans la suite des temps cette grande partie du peuple chéri s’avança vers Erivan ; que bientôt après elle marcha au sud de la mer d’Hyrcanie, vulgairement la mer Caspienne ; qu’elle planta ses pavillons dans le Guilan, dans le Tabeistan ; qu’elle vécut longtemps de cailles dans le grand désert salé, selon son ancienne coutume ; et qu’enfin de déserts en déserts, et de bénédictions en bénédictions, les dix tribus fondèrent le royaume de Caï-foum-fou, dont ils ne reviendront que pour conduire les nations dans la voie droite (4). Cette doctrine consola fort mon père, mais ne le dédommagea pas.

 

          J’avais dans ce temps-là même un cousin-germain bachelier de Sorbonne. Il se chargea de faire le panégyrique des six corps des marchands : la sacrée faculté y trouva des propositions malsonnantes, hérétiques, sentant l’hérésie ; ce qui lui fit une affaire très sérieuse.

 

          Ces aventures, et d’autres pareilles firent connaître à la famille qu’elle ne devait jamais se mêler des affaires d’autrui, qu’il fallait renoncer à la prose soutenue comme aux vers alexandrins, et qu’enfin rien n’était plus dangereux que de vouloir briller dans le monde.

 

          En effet, quand le père Castel fit une brochure pour rassurer l’univers (5), et une autre brochure pour instruire l’univers, les honnêtes gens en rirent, et l’univers n’en sut rien. C’est bien pis que si l’univers avait ri. Tout cela était un avertissement de me taire.

 

          Vous pourrez me dire, monsieur, que l’empereur Kien-long a pourtant voulu instruire une grande partie du globe en vers tartares, et que tous les lettrés de la Chine ont été à ses pieds. Vous ajouterez encore qu’il a fait imprimer une chanson sur le thé (6), et qu’il n’y a point de dame depuis Pékin jusqu’à Canton qui n’ait chanté la chanson de son maître en déjeunant. Mais s’il est permis à un empereur d’être bon poète, un particulier risque trop. Il ne faut point se plier. Cachons-nous en vers et en prose. Il vous appartient, monsieur, de paraître au grand jour ; mais ne montrez pas mes lettres.

 

 

1 – C’est l’interlocuteur de M. Gervais qui a fait remarquer cela. (G.A.)

2 – Voyez aux POÉSIES, l’Epître au roi de la Chine. (G.A.)

3 – Voyez la lettre du frère Gozzani, au septième recueil des Lettres intitulées édifiantes et curieuses. (Voltaire.)

4 – On peut consulter sur une partie de ces belles choses un professeur émérite du collège du Plessis à Paris, lequel a fait parler fort savamment messieurs les Juifs Jonathan, Mathataï et Winker. On peut voir aussi la réponse à ses messieurs, article JUIFS, dans le Dictionnaire philosophique. – Le professeur dont Voltaire parle ici est Guenée. Voyez, plus loin, Un Chrétien contre six Juifs. (G.A.)

5 – Lettres philosophiques pour rassurer l’univers, 1726. Castel (1688 – 1757) était un physicien profond mais bizarre. (G.A.)

6 – Cette chanson à boire est traduite par le père Amiot, et imprimée à la suite du Poème de Moukden. C’est une chanson fort différente des nôtres : elle ne respire que la sobriété et la morale. Les chansonniers du bas étage, les seuls qui nous restent, n’en seraient pas contents. (Voltaire.)

 

 

 

 

 

 

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