Correspondance avec le roi de Prusse - Année 1776 - Partie 133

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Correspondance avec le roi de Prusse - Année 1776 - Partie 133

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526 – DU ROI

 

 

10 Janvier 1776.

 

 

          Votre lettre m’est venue bien à propos. Les gazetiers nous avaient tous alarmés par les nouvelles qu’ils débitaient de votre maladie. Je suis charmé qu’ils aient menti sur ce sujet comme selon leur coutume. Le dernier accident, qui vous est arrivé, vous oblige à vous ménager dorénavant plus que par le passé. Je pense qu’il faudrait se contenter d’un repas par jour, dîner à midi, pour laisser à l’estomac le temps d’achever sa digestion avant les heures du sommeil. J’ai reçu du grand-seigneur un présent de baume de la Mecque ; il est de la première main. Si votre médecin juge que l’usage de ce baume vous puisse être utile, je vous en enverrai très volontiers une fiole. Voici le livre que vous me demandez (1) ; le traducteur se plaint de l’obscurité de son original ; il a eu toutes les peines du monde à deviner le sens de quelques passages. Messieurs nos académiciens se mettent à traduire ; en quoi ils me font plaisir, parce qu’ils me mettent en état de lire des ouvrages des anciens, qui jusqu’ici ont été ou mal traduits, ou traduits en vieux français, ou point du tout. Les livres sont les hochets de ma vieillesse, et leur lecture, le seul plaisir dont je jouisse. J’avoue qu’excepté la Libye, peu d’Etats peuvent se vanter de nous égaler en fait de sable ; cependant nous défrichons cette année soixante et seize mille arpents de prairies ; ces prairies nourriront sept mille vaches ; ce fumier engraissera et corrigera notre sable, et les moissons en vaudront mieux. Je sais qu’il n’est pas donné aux hommes de changer la nature des choses ; mais je pense qu’à force d’industrie et de travail on parvient à corriger un terrain stérile, et qu’on peut en faire une terre médiocre ; et voilà de quoi nous contenter.

 

          J’ai lu à l’abbé Pauw votre lettre ; il a été pénétré des choses obligeantes que vous écrivez sur son sujet ; il vous estime et vous admire ; mais je crois qu’il ne changera pas d’opinion au sujet des Chinois : il dit qu’il en croit plus l’ex-jésuite Parennin, qui a été dans ce pays-là, que le patriarche de Ferney, qui n’y a jamais mis les pieds. Vous voudrez bien que je garde la neutralité, et que j’abandonne les Chinois, et leur cause, aux avocats qui plaident pour et contre eux. L’empereur de la Chine ne se doute certainement pas que sa nation va être jugée en dernier ressort en Europe, et que des personnes qui n’ont jamais mis le pied à Pékin décideront de la réputation de son empire. Il faut avouer, les Européans sont plus curieux que les habitants des autres parties de notre globe ; ils vont partout, ils veulent tout savoir, ils veulent convertir tous les peuples chez lesquels ils pénètrent, et ils apprécient le mérite de chaque province.

 

          J’attends avec impatience les ouvrages que vous voulez bien m’envoyer (2). Vous savez le cas que je fais de tout ce qui part de votre plume ; mais j’avoue en même temps mon extrême ignorance sur les mœurs des peuples du Mogol, du Japon, et de la Chine ; j’ai borné mon attention à l’Europe ; cette connaissance est d’un usage journalier et nécessaire. Ce que je pourrai ramasser d’érudition sur le Mogol, l’Arabie, et le Japon, serait l’objet d’une vaine curiosité. Je ne connais de l’empereur de la Chine que les mauvais vers qu’on lui attribue (3) ; s’il n’a pas de meilleurs poètes à Pékin, personne n’apprendra cette langue pour pouvoir lire de pareilles poésies ; et tant que la fatalité ne fera pas naître le génie d’un Voltaire dans ce pays-là, je m’embarrasserai peu du reste. Vivez donc, mon cher marquis, mon cher intendant, pour soulager le pays de Gex, pour donner un exemple à votre patrie d’un gouvernement philosophique, et pour la satisfaction de tous ceux qui s’intéressent vivement comme moi à la conservation du Protée de Ferney. Vale. FÉDÉRIC.

 

 

1 – La traduction d’Ammien-Marcellin. (G.A.)

2 – Les Lettres chinoises, indiennes et tartares. (G.A.)

3 – Eloge de la ville de Moukden. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

527 – DE VOLTAIRE

 

 

A Ferney, 17 Janvier 1776.

 

 

 

          Sire, il y avait autrefois vers le cinquante-troisième degré de latitude un bel aigle, dont le vol était admiré dans toutes les latitudes du monde. Un petit rat était sorti de sa souricière, pour aller contempler l’aigle, et il fut épris d’une violente passion pour ce roi des oiseaux ; le rat vieillit depuis dans sa retraite, et fut réduit à ronger des livres ; encore les rongeait-il fort mal, parce qu’il n’avait plus de dents. L’aigle conserva toujours son beau bec, mais il eut mal à ses royales pattes.

 

          Ce qu’on ne croira jamais, c’est que cet aigle, pendant sa maladie, s’amusait quelquefois à faire de fort jolis vers, qu’il daignait envoyer au rat. Puisque les chênes de Dodone parlaient, pourquoi un aigle ne ferait-il pas des vers ? Le rat devenu décrépit ne pouvait plus faire que de la prose : il prit la liberté d’envoyer à son ancien patron l’aigle quelques feuillets d’un ancien livre qu’il avait trouvé dans une bibliothèque ; ces fragments commençaient à la page 86 (1).

 

          Les choses dont il est parlé dans ces fragments sont très vraies et très singulières. Le rat s’imagina qu’elles pourraient amuser l’aigle. S’il se trompa, on peut lui pardonner, car, dans le fond, il n’avait que de bonnes intentions ; il ne voyait pas la vérité avec un coup d’œil d’aigle, mais il l’aimait tant qu’il pouvait. C’était même pour cultiver cette vérité et pour la contempler de plus près, qu’il avait fait autrefois un voyage dans la moyenne région de l’air pour se mettre sous la protection de son aigle, auquel il resta attaché bien respectueusement et bien tendrement jusqu’à ce qu’il fut mangé des chats.

 

P.S. – Si par hasard sa majesté l’aigle pouvait s’amuser de ces chiffons, son vieux vassal le rat lui enverrait tout l’ouvrage par les chariots de poste, dès qu’il sera imprimé.

 

 

1 – C’est-à-dire que Voltaire envoyait à Frédéric la neuvième des Lettres chinoises, etc. (G.A.)

 

 

 

 

 

528 – DE VOLTAIRE

 

 

29 Janvier 1776.

 

 

 

          Sire, je reçois dans ce moment la lettre charmante dont votre majesté m’honore, du 2 décembre (1) ; elle me rend la force, elle me fait oublier tous les maux auxquels je suis souvent près de succomber.

 

          Je ne fais assurément nulle comparaison entre vous et l’empereur Kien-long, quoiqu’il soit arrière-petit-fils d’une vierge céleste, sœur de Dieu. J’ai pris la liberté de m’égayer un peu sur cette généalogie (2), qui est beaucoup plus commune qu’on ne croyait ; je n’ai fait tout ce badinage que pour dissiper mes souffrances ; s’il peut amuser votre majesté un moment, ma peine n’est pas perdue.

 

          L’ancienne religion des brachmanes est évidemment l’origine du christianisme ; vous en serez convaincu si vous daignez lire la lettre sur l’Inde, et cela pourra peut-être amuser davantage votre esprit philosophique : tout ce que je dis des brachmanes est puisé mot à mot dans des écrits authentiques, que M. Pauw connaît mieux que moi.

 

          Je pense absolument comme lui sur ceux qui croient connaître mieux la Chine que ce père Parennin, homme très savant et très sensé, qui avait demeuré trente ans à Pékin.

 

          Au reste, ces lettres sont sous le nom d’un jeune bénédictin qui voudrait être un peu philosophe, et qui s’adresse à M. Pauw comme à son maître, en dépit de saint Benoît et de saint Idulphe.

 

          Il est vrai, sire, que je fais plus de cas de vos soixante-seize mille journaux de prairies et des sept mille vaches qui vous devront leur existence, que des romans théologiques des Chinois et des Indiens ; mais l’empereur Kien-long défriche aussi, et on prétend même que sa charrue vaut mieux que sa lyre. Vous êtes assurément le seul roi sur ce globe qui soyez supérieur dans tous les genres.

 

          Vous ressembleriez à Apollon comme deux gouttes d’eau, si vous n’aviez pas pris si longtemps pour votre patron un autre saint nommé Mars ; car Apollon bâtissait comme vous des palais, cultivait des prairies, était le dieu de la musique et de la poésie ; de plus, vous êtes médecin comme lui, car votre majesté pousse la bonté jusqu’à vouloir m’envoyer une fiole du baume de la Mecque. C’est un remède souverain pour la maladie de poitrine dont ma nièce est attaquée, et pour la faiblesse extrême où je suis. Non seulement votre majesté fait le charme de ma vie, mais elle la prolonge : le reste de mes jours doit lui être consacré.

 

          Je la remercie de l’Ammien-Marcellin, dont on m’a dit que les notes étaient très instructives. Cet Ammien était un superstitieux personnage qui croyait aux démons de l’air et aux sorciers, comme tout le monde y croyait de son temps, comme les Welches y ont cru du temps même de Louis XIV, comme les Polonais y croient plus que jamais ; car on dit qu’ils viennent de brûler sept pauvres vieilles femmes accusées d’avoir fait manquer la récolte par des paroles magiques.

 

          Je ne sais, sire, si je ne me suis pas démis à vos pieds de mon marquisat ; je n’ai voulu accepter aucune récompense du peu de peine que j’ai prise pour le petit pays dont j’ai fait ma patrie.

 

          J’ai quatre-vingt-deux ans, je n’ai point d’enfants ; l’érection d’une terre en marquisat demande des soins au-dessus de mes forces ; je ne désire à présent d’autres honneurs que celui d’être toujours protégé par le roi Frédéric-le-Grand, à qui je suis attaché avec le plus profond respect jusqu’au dernier moment de ma vie.

 

 

1 – On n’a pas de lettre à cette date. Voltaire répond ici à la lettre du 4 décembre 1775, et surtout à celle du 19 janvier 1776. (G.A.)

2 – Voyez la première des Lettres chinoises, etc. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

529 – DU ROI

 

 

A Potsdam, le 13 février 1776.

 

 

 

          La fable du rat et de l’aigle vaut bien celle de l’âne et du rossignol (1). L’aigle troquerait volontiers avec le rat, si par ce troc il pouvait s’approprier les rares talents du dernier. Mais il n’est pas donné à tout le monde d’aller à Corinthe, de même que n’est pas Protée qui veut.

 

Dans la fable, jadis dans la Grèce invente,

Nous admirons surtout le grand art de Protée,

Qui toujours à propos sachant se transformer,

A tous les cas divers pouvait se conformer ;

Mais, bien plus merveilleux encor que cette fable,

Voltaire la rendit, de nos jours, véritable.

 

          En effet, il n’y a point de mutation dont vous ne soyez susceptible ; et pour vous rendre entièrement universel, il ne nous manque de vous qu’un ouvrage sur la tactique. Je l’attends incessamment comme devant éclore de votre universalité.

 

          J’ai lu la brochure que vous m’avez envoyée (2), et j’espère bien que vous voudrez y joindre la continuation, qui contiendra sans doute des découvertes et des combinaisons curieuses.

 

          Je viens d’essuyer encore un violent accès de goutte qui me met bien bas. Il faut que la belle saison vienne à mon secours pour me rendre mes forces. En attendant, le marquis de Ferney, intendant du pays de Gex, soulagera les peuples du fardeau des impôts ; il réglera les corvées, et donnera l’échantillon de ce qui pourra servir à établir le bonheur des Welches. Je finirai ma lettre comme Boileau, épître à Louis XIV : « J’admire et je me tais. » Vale. FÉDÉRIC.

 

 

1 – Voyez la lettre de Frédéric du 24 octobre 1775. (G.A.)

2 – La neuvième des Lettres chinoises. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

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