Correspondance - Année 1776 - Partie 2

Publié le par loveVoltaire

Correspondance - Année 1776 - Partie 2

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à Madame de Saint-Julien.

 

11 Janvier 1776.

 

 

          Je ne jouis guère, ma belle protectrice, des triomphes dont nous vous avons l’obligation. L’hiver nous désole madame Denis et moi. Vous seriez bien attrapée si vous étiez obligée, comme nous, de ne pas sortir de votre chambre. Nous sommes consolés par le bruit des acclamations, par les cris de joie de toute une province, et par les compliments que nous recevons de tous côtés. Si on pouvait savoir à Paris le bon effet que ce petit événement a produit dans le pays étranger, la cabale qui s’élève contre M. Turgot changerait bien de ton, et serait forcée de chanter ses louanges. C’est une chose honteuse et infâme qu’on ose décrier dans Paris le ministre le plus éclairé et le plus intègre que la France ait jamais eu. Ses ennemis ne pouvant désapprouver ce qu’il a fait, s’occupent à blâmer ce qu’il fera. Qu’ils attendent du moins les événements pour s’en plaindre, à moins qu’ils n’aient le don de prophétie.

 

          Je ne sais comment vous êtes avec M. le maréchal de Richelieu. Je vous demanderais votre protection auprès de lui, s’il était assez heureux pour vous voir souvent. Il me semble que je suis dans sa disgrâce, pour lui avoir écrit en faveur de quelques-uns de nos académiciens, et pour lui avoir remontré qu’il ne tenait qu’à lui de se faire des partisans zélés de ceux qui ont l’honneur d’être ses confrères, et auxquels il avait peut-être témoigné trop peu de bienveillance. Je vois qu’il est comme les rois, qui ne veulent pas que les courtisans leur disent leurs vérités.

 

          Je crois M. le duc de Choiseul plus juste. Je me flatte qu’il rend justice à la pureté de ma conduite et aux sentiments de mon cœur ; mais c’est de vous surtout, madame, que j’attends mes plus chères consolations ; c’est sur les ailes brillantes de mon papillon-philosophe que je fonde mes espérances. Ne reviendra-t-elle pas dans son gouvernement, après avoir voltigé tout l’hiver dans Paris ? ne gagnera-t-elle plus le prix des jeux au pied du mont Jura ?

 

          Je me chauffe, en attendant, avec le bois que M. votre frère m’a permis de tirer du fond de notre petite province ; et les employés des fermes savent à présent de quel bois je me chauffe. Votre amitié et vos bontés me rendraient le plus heureux des hommes, si on pouvait être heureux à quatre-vingt-deux ans, avec une santé détestable ; mais au moins, avec l’amitié dont vous m’honorez, je suis sans doute moins malheureux.

 

 

 

 

 

à M. le marquis de Thibouville.

 

11 Janvier 1776.

 

 

          Mon cher marquis, je vous sais bien bon gré de vous être à la fin humanisé avec moi, et de m’avoir écrit des lettres qui disent quelque chose. J’ai le malheur, dans ma solitude, de ne connaître ni le Paysan perverti (1), ni le Célibataire (2) ; mais je trouve plaisant que vous me recommandiez de ne montrer qu’à madame Denis ce que vous avez la complaisance de m’écrire. MM. les Parisiens s’imaginent toujours que le reste de la terre est fait comme le faubourg Saint-Germain et le quartier du Palais-Royal, et qu’au sortir de l’Opéra les Suisses content les nouvelles du jour, avant de souper avec quinze ou vingt amis intimes. Ce n’est pas là ma façon d’être. Ma solitude n’est interrompue que par les acclamations de dix ou douze mille habitants qui bénissent M. Turgot.

 

          Notre petite province se trouve à présent la seule en France qui soit délivrée des pandoures des fermes-générales. Nous goûtons le bonheur d’être libres. Nous n’avons pas parmi nous un seul paysan perverti, et il n’y a peut-être que moi qui sache si l’on a joué le Célibataire et le Connétable de Bourbon (3).

 

          Les déserteurs qui reviennent en foule, et qui passent par notre pays, chantent les louanges de M. de Saint-Germain (4), comme nous chantons celles de M. Turgot. Je me doute bien qu’il y a quelques financiers dans Paris dont les voix ne se mêlent point à nos concerts ; nous savons que les sangsues ne chantent point ; et nous ne nous embarrassons guère que ces messieurs applaudissent ou non aux opérations du meilleur ministre des finances que la France ait jamais eu.

 

          On dit qu’il court dans Paris une pasquinade, intitulée Entretien du P. Adam et du P. Saint-Germain. Je ne connais pas plus cette sottise que le Paysan perverti.

 

          Madame Denis est fort languissante. L’hiver me tue et ne la corrigera point de sa paresse. Le vieux malade de Ferney vous écrit pour elle, et tous deux vous sont tendrement attachés.

 

 

1 – Roman de Rétif de La Bretonne. (G.A.)

2 – Comédie de Dorat, jouée le 20 Septembre 1775. (G.A.)

3 – Tragédie de Guilbert, jouée à la cour en 1775. (G.A.)

4 – Ce ministre de la guerre avait supprimé la peine de mort pour le crime de désertion. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

à M. Turgot.

 

13 Janvier 1776.

 

 

          Pardonnez à un vieillard ses indications et ses importunés. Un des droits de votre place est d’essuyer les unes et les autres.

 

          Vous faites naître un beau siècle, dont je ne verrai que la première aurore. J’entrevois de grands changements, et la France en avait besoin en tout genre.

 

          J’apprends qu’en Toscane on vient d’essayer l’usage de vos principes, et qu’un plein succès en a justifié la bonté.

 

          On me dit qu’en France des gens intéressés, et d’autres gens très ingrats, qui vous doivent leur existence, forment une cabale contre vous. Je me flatte qu’elle sera dissipée. Mon espérance est fondée sur le caractère du roi, et sur les vrais services que vous rendez à la nation.

 

          Le petit pays de Gex est à peine un point sur la carte, mais vous ne sauriez croire les heureux effets de vos dernières opérations dans ce coin de terre. Les acclamations sont portées jusqu’aux bords du Rhin. Vous ne vous en souciez guère, mais je m’en soucie beaucoup, parce que j’aime votre gloire autant que vous aimez le bien public.

 

          Permettez-moi, monseigneur, de vous présenter, sur un papier séparé, des Prières et des Questions, sur lesquelles je n’ose vous prier de me répondre. Mais je vous supplie de me faire savoir vos volontés par M. Dupont.

 

          Je numérote mes prières, afin que, pour épargner le temps et les paroles, on me réponde ad primum, ad secundum, comme on fait en Allemagne, si mieux n’aimez faire mettre vos ordres en marge.

 

          Triomphez, monseigneur, des fripons et de la goutte ; conservez vos bontés pour le plus vieux de vos serviteurs et le plus zélé de vos admirateurs : vous ne vous embarrassez guère de son profond respect. LE VIEUX MALADE DE FERNEY.

 

 

 

 

 

à M. Fabry.

 

14 Janvier 1776.

 

 

          Monsieur, les têtes de l’hydre se multiplient. Quoique le monstre soit chassé de notre pays, je ne vois que des gens qui viennent se lamenter d’avoir été arrêtés vers le pont de Bellegarde et vers Myoux. L’un dit : On m’a saisi mon blé ; l’autre, mon veau, mon beurre, mes œufs. Un troisième crie qu’il ne pourra plus faire passer du bois et du charbon. Les gens de Lellex se plaignent de n’avoir point de sel, et ne savent où en prendre.

 

          Je présume que le parlement de Dijon veut modifier la déclaration du roi, puisque vous ne l’avez pas encore reçue. Je suis toujours à vos ordres.

 

 

 

 

 

à M. de Fargès.

 

Vers le 15 Janvier 1776.

 

 

          Le sieur Bornel, qui fait exploiter une grande forêt de chênes à Trepierre, en Franche-Comté, a été arrêté, le 14 janvier 1776, à Nantua en Bugey, avec trois chariot d’écorces qu’il conduisait, selon son usage, au pays de Gex, desquelles écorces il offrait de payer les droits. Le directeur des bureaux des fermes, nommé Sauvage Saint-Marc, lui a signifié que s’il allait à  Gex, la marchandise, les chevaux, et ses chariots, seraient confisqués, attendu que Gex était à présent province étrangère.

 

          Les états de Gex représentent que leur pays est désuni des fermes-générales, moyennant une somme annuelle, et qu’ils sont province de France. Ils attendent la décision de M. de Fargès.

 

 

 

 

 

à M. Dupont de Nemours.

 

A Ferney, 16 Janvier 1776 (1).

 

 

          Je m’adresse à vous, monsieur, comme on dit des Ora pro nobis aux saints. Nous venons de recevoir des grâces d’en haut. M. Turgot vient d’essayer sur le canton le plus chétif de la France une partie de ses grands principes d’administration. Il rend la liberté à la petite province de Gex, moyennant une indemnité de trente mille livres que nous payons par année à la ferme-générale. Quoique cette indemnité soit très forte, nous n’en sentons point le fardeau ; nous ne sentons que le bien que nous fait le ministre. J’aurais voulu qu’il eût pu être témoin de la joie et de la reconnaissance de dix mille citoyens. J’espère bien qu’un jour il entendra les acclamations d’environ vingt millions de Français, parmi lesquels les murmures des fripons et des esprits faux ne seront point entendus.

 

          En le remerciant au nom de la province, j’ai pris la liberté de lui demander une instruction sur quelques points relatifs aux ordres que nous avons reçus. Je l’ai supplié de me faire adresser ses responsa sapientum par vous. Il y a huit petits articles dont chacun ne demande que deux mots en marge.

 

          Les états du pays de Gex m’ayant choisi pour leur commissionnaire, je tâche de ne point fatiguer le ministre par de longs mémoires. Je serais trop prolixe, si je disais ce que je pense de lui et de vous. J’ai l’honneur d’être, avec tous les sentiments que je vous dois, monsieur, votre, etc.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Vaines.

 

A Ferney, 19 Janvier 1776 (1).

 

 

          Pardonnez, monsieur, à mes importunités : je ne veux pas que vous perdiez votre temps à me faire réponse ; je veux seulement vous dire que je reconnais un grand homme à tout ce qu’il fait et à tout ce qu’il prépare, et que je reconnais les Welches à l’acharnement de certaines gens contre lui et contre ceux qui le secondent. Le bien qu’il a fait à mon petit pays, au milieu de toutes ses occupations, m’est un sûr garant du bien qu’il fera à la France. Je suis heureux d’avoir vu avant de mourir l’aurore des beaux jours. Vous allez contribuer à former un nouveau siècle : les fripons et les ingrats se cacheront ; les honnêtes gens béniront le ministère.

 

          Je vous demande, monsieur, la continuation de votre amitié, en datant de mon lit, dont je vois environ cent lieues carrées de neige. Permettez-moi de mettre dans votre paquet un petit mot pour M. de La Harpe.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de La Harpe.

 

Janvier 1776 (1).

 

 

          Mon cher philosophe éloquent, ceux qui ne le seront pas seront toujours nos ennemis. Un athée débauché se fera gloire de dénoncer les anges pour cause de religion. Je suis loin des méchants, je voudrais être encore plus loin. Vous êtes appelé à combattre ; combattez et triomphez, tandis que je meurs inutile. Que Dieu conserve à la France M. de Turgot, M. de Malesherbes ; leurs noms passeront à la postérité avec le vôtre. Buvez à ma santé, mon brillant ami, avec les deux héros de la raison, M. d’Alembert et M. de Condorcet, chez votre digne ami, M. de Vaines. Que ne puis-je y venir et repartir sur-le-champ !

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Bailly.

 

A Ferney, 19 Janvier 1776.

 

 

          J’ose toujours, monsieur, vous demander grâce pour les brachmanes. Ces Gangarides, qui habitaient un si beau climat, et à qui la nature prodiguait tous les biens, devaient, ce me semble, avoir plus de loisir pour contempler les astres que n’en avaient les Tartares-Kalcas et les Tartares-Usbecks. Les autres Tartares portugais, espagnols, hollandais, et même français, qui sont venus ravager les côtes de Malabar et de Coromandel, ont pu détruire les sciences dans ce pays-là, comme les Turcs les ont détruites dans la Grèce. Nos compagnies des Indes n’ont pas été des académies des sciences…

 

          … Je n’ai pas de peine à croire que nos soldats envoyés dans l’Inde, et nos commis, encore plus cruels et plus fripons, aient un peu dérangé les études des écoles que Zoroastre et Pythagore venaient consulter. Mais enfin nous n’avons point encore brûlé Bénarès, les Espagnols n’y ont point établi l’inquisition comme à Goa ; et l’on m’assure que dans cette ville, qui est peut-être la plus ancienne du monde, il y a encore de vrais savants.

 

          Les Tartares vinrent plus d’une fois subjuguer ce beau pays ; mais ils respectaient Bénarès ; et il y a encore un grand pays voisin où ce qu’on appelle l’âge d’or s’est conservé.

 

          Il ne nous est jamais venu de la Scythie européane et asiatique que des tigres qui ont mangé nos agneaux. Quelques-uns de ces tigres, à la vérité, ont été un peu astronomes quand ils ont été de loisir, après avoir saccagé tout le nord de l’Inde ; mais est-il à croire que ces tigres partirent d’abord de leurs tanières avec des quarts de cercle et des astrolabes ? Rien n’est plus ingénieux et plus vraisemblable, monsieur, que ce que vous dites des premières observations, qui n’ont pu être faites que dans des pays où le plus long jour est de seize heures, et le plus court de huit ; mais il me semble que les Indiens septentrionaux, qui demeuraient à Cachemire, vers le trente-sixième degré, pouvaient bien être à portée de faire cette découverte.

 

          Enfin ce qui me fait pencher pour les brachmanes, c’est cette foule de témoignages avantageux que l’antiquité nous fournit en leur faveur ; ce sont les voyages étonnants entrepris des bouts de l’Europe pour aller s’instruire chez eux. A-t-on jamais vu un philosophe grec aller chercher la science dans les pays de Gog et de Magog ?

 

          Il est vrai que les bramines d’aujourd’hui qui demeurent à Tanjaour ne sont que des copistes qui travaillent de routine, et dont nous avons beaucoup dérangé les études ; mais songez, je vous en prie, qu’il n’y a plus de Platon dans Athènes, ni de Cicéron dans Rome.

 

          Ce que je sais certainement, c’est que vous citez des livres qui ne valent pas le vôtre à beaucoup près ; que je vous ai une extrême obligation de me l’avoir envoyé et de m’avoir instruit, et que je vous demande pardon d’avoir quelque scrupule sur un ou deux points. Le doute sert à raffermir la foi. J’ai l’honneur d’être, avec reconnaissance et avec l’estime la plus respectueuse, etc. LE VIEUX MALADE.

 

 

 

 

 

 

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