CORRESPONDANCE - Année 1776 - Partie 3

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1776 - Partie 3

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à M. le baron Constant de Rebecque.

 

A Ferney, 19 Janvier 1776 (1).

 

 

          Le vieux malade, monsieur, est plus que jamais sensible à votre souvenir ; vous adoucissez la fin de ma vie ; mais je ne trouve point du tout bon que vous ayez joué un moment mon rôle, et que vous vous soyez avisé d’être malade aussi.

 

          Notre petit pays de Gex est bien changé depuis que vous ne l’avez vu : nous avons chassé soixante et douze coquins qui nous désolaient et qui nous volaient au nom de la ferme-générale. On ne vient plus piller les maisons des habitants ; on ne condamne plus aux galères des pères de famille pour avoir mis dans leur marmite une poignée de sel de contrebande. Le pays est ivre de joie. Cette grande révolution m’a coûté un peu de peine : il m’a fallu sortir quelquefois de mon lit, et surtout écrire beaucoup ; mais le bonheur public rend toutes les fatigues légères.

 

          Il est vrai que le roi de Prusse a bien consolé M. d’Etallonde de la barbarie des Welches. J’ai toujours peine à concevoir comment une nation si agréable peut être en même temps si féroce, comment elle peut passer si aisément de l’Opéra à la Saint-Barthélemy ; être bientôt composée de singes qui dansent, et tantôt d’ours qui hurlent ; être à la fois si ingénieuse et si imbécile, tantôt si courageuse et tantôt si poltronne.

 

          Madame Denis se joint à moi. Elle est dans son lit depuis quinze jours, et moi toujours dans le mien : on est bien heureux à quatre-vingt-deux ans de n’être que là ; mais il faut songer à en sortir pour un voyage assez long ; ce ne sera pas sans vous regretter et sans vous souhaiter tous les succès auxquels vous avez droit de prétendre dans cette courte vie.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte de Rochefort.

 

A Ferney, 21 Janvier 1776.

 

 

          Un des plus vieux malades du pays de Gex, un homme pénétré de chagrins et de regrets, un cœur attaché tendrement à M. et à madame de Rochefort tant qu’il battra dans son vieil étui, demande à M. et à madame de Rochefort où ils sont, ce qu’ils font, ce qu’ils pensent. Leur montre est faite depuis longtemps ; mais où l’envoyer, où l’adresser ? êtes-vous en Champagne, à la cour ? Dans quelque endroit que vous soyez, n’oubliez pas ce pauvre homme. Quand je dis ce pauvre homme, ce n’est pas dans le goût du Tartufe (1).

 

          Je suis enterré sous dix pieds de neige ; je suis presque aveugle ; je n’ai plus qu’un souffle de vie, et c’est pour vous aimer.

 

 

1 – Acte Ier, scène V. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Trudaine.

 

A Ferney, 26 Janvier 1776.

 

 

          Monsieur, vos bontés m’ont enhardi à vous faire de nouvelles sollicitations.

 

          J’ai envoyé à M. le contrôleur général un petit mémoire de nos requêtes pour être renvoyé à votre examen et à votre décision. J’ai malheureusement appris depuis qu’il avait un nouvel accès de goutte. J’attendrai le retour de sa santé et de vos ordres.

 

          Permettez-moi, monsieur, de joindre à ce mémoire de nouvelles supplications que je vous présente au nom de ma province.

 

          Nous avons au revers du mont Jura, à trois ou quatre cents pieds sous neige, juste au bout du chemin de la Faucille, un abîme qu’on appelle Lellex, peuplé d’environ deux cents malheureux que la nature a placés dans les pays de Gex, et que M l’abbé Terray en a détachés. Ils étaient nos compatriotes de temps immémorial. Ils prenaient leur sel à Gex. M. Fabry, notre subdélégué, les faisait travailler aux corvées de Gex. Ils grimpaient l’abominable Faucille de Gex avec leurs outils, pour venir perdre leur temps aux chemins de Gex. M. l’abbé Terray les a déclarés, en 1771, habitants de la banlieue de Belley, qui est à quinze lieues de Gex. Ces pauvres malheureux croient que vous pouvez défaire ce que M. l’abbé Terray a fait, et rendre à la nature ce qu’on a voulu lui ôter. Ils crient : Rendez-nous à Gex !

 

          J’ai l’honneur de vous présenter un petit croquis topographique qui vous fera voir d’un coup d’œil que M. l’abbé Terray n’était pas géographe. Les échanges faits avec le roi de Sardaigne ont été la cause de ce péché contre nature.

 

          Nous attendons vos ordres, monsieur, jusqu’à ce que les nouveaux arrangements qu’on projette vous laissent le temps de jeter les yeux sur notre petit coin de terre.

 

          J’ose encore vous supplier de daigner protéger nos tanneries, notre bois de chauffage, notre charbon, notre beurre, notre fromage. Nous avons compté que tous ces objets de première nécessité ne paieraient aucun droit, en vertu de nos 30,000 livres. Ces 30,000 livres que nous donnons tous les ans prouvent assez que nous ne sommes point province étrangère ; et nos tanneurs croient surtout que nous ne devons rien à la compagnie des cuirs, attendu qu’ils ont été déclarés exempts de cet impôt par Henri IV. Ils prétendent, monsieur, que les volontés de Henri IV doivent vous être chères, à vous et à M. Turgot, plus qu’à personne.

 

          J’aurais encore, si je l’osais, d’autres requêtes à vous présenter. Je vous dirais que nous sommes obligés d’envoyer à Belley, c’est-à-dire à quinze lieues de chez nous, l’argent de notre capitation, de nos vingtièmes, et de la taille de nos villages. Ne serait-il pas raisonnable que nous eussions chez nous un receveur qui ferait passer tout d’un trait nos contributions à Paris ?

 

          Ne serait-il pas juste de donner cet emploi à M. Sédillot, ci-devant receveur du grenier à sel, qui a séance dans nos états, qui possède une terre seigneuriale dans le pays, et qui, dans notre affaire avec les fermiers-généraux, a préféré hautement le bien public à son intérêt particulier ?

 

          Voilà, monsieur, ce que je prendrais la liberté de vous proposer, parce que la chose me paraît juste. Je vous demande pardon d’abuser de votre temps et de votre patience. J’ai l’honneur d’être avec autant de respect que de reconnaissance, monsieur, votre, etc.

 

 

 

 

 

à M. de Fargès.

 

A Ferney, 26 Janvier 1776.

 

 

          Monsieur, vous vous êtes bien douté qu’étant au nombre des reconnaissants, je serais aussi au nombre des importuns. Les petites provinces fatiguent le ministère comme les grandes.

 

          Nous avons entre les deux plus horribles montagnes de l’Europe un petit abîme qu’on appelle Lellex, peuplé d’environ deux cents habitants, qui ont toujours été employés aux corvées de l’abominable chemin dit la Faucille. Ces malheureux ont toujours pris leur sel à Gex ; ils étaient du pays de Gex, quand cette province appartenait au duc de Savoie.

 

          Il a plu à M. l’abbé Terray de les déclarer ressortissants de Belley, quoique Belley soit à plus de quinze lieues, et que Gex ne soit qu’à une.

 

          Il me semble que M. Turgot a autant de droit de les remettre dans l’état où la nature les a placés, que M. l’abbé Terray en a eu de les en ôter.

 

          Je joins, monsieur, à la lettre que j’ai l’honneur de vous écrire, une carte fidèle de cet affreux coin de terre, et un ordre de M. Fabry, chevalier de l’ordre du roi et subdélégué de Gex, donné à ces malheureux en 1774. J’y joins aussi un certificat d’un curé. Vous pourrez décider sur ces pièces quand il vous plaira.

 

          Comme les tanneries du royaume et les papeteries, monsieur, sont aussi sous vos lois, permettez-moi de vous demander si vous voulez que ces manufactures paient des droits. N’avez-vous pas entendu qu’au moyen des 30,000 livres que nous donnons, notre petite province serait délivrée de tous ces impôts ? N’est-ce pas l’intention de M. le contrôleur général ?

 

          Je lui ai envoyé un mémoire concernant nos autres griefs ; mais malheureusement j’ai appris au départ de mon paquet que notre bienfaisant ministre avait un nouvel accès de goutte.

 

          J’apprends aussi que ses ennemis ont un nouvel accès de rage. Ils sont comme les diables, dont on dit que les tourments redoublent quand Dieu veut faire du bien aux hommes.

 

          Je me flatte, monsieur, que, sans écouter leurs cris, vous voudrez bien m’envoyer votre décision, et pardonner à mes importunités avec votre bonté ordinaire. J’ai l’honneur d’être avec autant de respect que de reconnaissance, monsieur, votre, etc.

 

 

P.S. – Je vous supplie de pardonner à mes yeux de quatre-vingt-deux ans, s’ils ne peuvent pas lire à votre écriture. Ayez la bonté, monsieur, de me donner vos ordres par un secrétaire ; car, révérence parler, vous écrivez comme un chat.

 

          Le parlement de Dijon vient enfin d’enregistrer nos franchises en se réservant de faire des remontrances au roi.

 

          On me dit que M. Turgot est très mal. Si cela est, je suis désespéré, et je renonce à toute affaire.

 

 

 

 

 

à M. de Vaines.

 

27 Janvier 1776.

 

 

          Le vieux malade de Ferney, monsieur, le commissionnaire des états du petit pays de Gex, a été bien malavisé d’envoyer de son lit des mémoires de sa province à M. Turgot. Il ne savait pas que ce ministre, notre bienfaiteur, les recevrait dans le sien, et qu’il était attaqué de la goutte et de la fièvre. Je suis alarmé de sa santé beaucoup plus que de la rage insensée et impuissante de ses ennemis. Je suis bien sûr que les frondeurs deviendront comme moi adorateurs.

 

          Je vous demande en grâce, monsieur, de vouloir bien me  rassurer sur une santé si précieuse, et d’avoir la bonté de m’envoyer ses édits dès qu’ils paraîtront. Je vous aurai une obligation infinie.

 

          Permettez que je vous adresse une lettre pour votre digne ami M. le marquis de Condorcet. Conservez vos bontés pour le vieux malade de Ferney. V.

 

 

 

 

 

à M. Fabry.

 

28 Janvier 1776.

 

 

          Vous avez fait, monsieur, un beau coup de partie par votre négociation avec Berne : vous êtes toujours le bienfaiteur de notre petit pays.

 

          Il serait, ce me semble, très nécessaire que vous assemblassiez les états tous les mois ; il faut que nous tâchions d’obtenir de M. Turgot qu’il défasse ce que M. l’abbé Terray a fait, qu’il nous rende le canton de Lellex à nous donné par la nature, et à nous arraché par M. l’abbé.

 

          Il me semble que le pays de Gex n’est point réputé province étrangère dans la déclaration du roi. Ce mot de Province étrangère me choque furieusement l’oreille. Comment peut-on être étranger quand on paie 30,000 livres par an à la ferme-générale du roi ?

 

          Les commis répandus sur la frontière vexent tous ceux qui nous apportent du comestible et tout  ce qui est nécessaire à la vie ; cela est intolérable.

 

          Je voudrais bien que tous nos griefs fussent redressés ; on est obligé malheureusement de s’adresser à quatre ou cinq départements différents.

 

          Je serai toujours votre fidèle commissionnaire ; je serai à vos ordres jusqu’à ce que je meure.

 

 

 

 

 

à M. Fabry.

 

31 Janvier 1776.

 

 

          Ma foi, monsieur, vous êtes un homme admirable. Vous sauvez le pauvre petit pays. Je vais être sur-le-champ votre commissionnaire auprès de M. Turgot. Il faut espérer qu’il engage les fermiers-généraux à traiter avec nous, selon vos offres.

 

 

 

 

 

à M. Gabriel Cramer.

 

1er Février 1776 (1).

 

 

          Mon cher ami, vous savez sans doute que Bardin, libraire de Genève, a envoyé à tous les journaux un avertissement concernant une prétendue édition de mes ouvrages en quarante volumes, imprimés, dit-il, sur de beau papier imprimé exprès avec une encadrure légère à tous les volumes, etc.

 

          Il m’est tombé par hasard entre les mains quelques volumes de cette infâme édition de Bardin, dans lesquels j’ai trouvé des pièces abominables contre les mœurs, contre la religion et contre des personnes respectables.

 

          Je ne vous parle point des autres pièces qui me sont attribuées, et qui ne sont pas de moi. Elles sont en très grand nombre. Je serai dans la triste nécessité, non seulement de désavouer cette édition, mais d’en demander la suppression dans toutes les villes où elle pourra avoir été envoyée.

 

          Je ne connais point Bardin ; je ne l’ai jamais vu ; je n’ai depuis plus de quinze ans aucune correspondance avec Genève. Vous êtes plus à portée que personne de confirmer cette vérité, vous qui avez été si longtemps mon voisin et qui m’avez fait le plaisir d’habiter mon château de Tournay.

 

          J’apprends avec douleur qu’une grande partie de cette édition de Bardin se trouve à Paris, chez un homme de votre connaissance (2), qui n’a aucun intérêt à me faire de la peine, et à qui je serais très fâché d’en faire ; mais vous sentez à quoi m’obligent mon honneur, mon intérêt et celui de ma famille.

 

          Vous devez avoir du crédit dans la ville de Genève ; votre famille y est honorée. Je vous prie très instamment de vouloir bien venir chez moi, quand le temps le permettra, pour prendre avec votre ancien ami toutes les mesures qui pourront prévenir ou étouffer un scandale si dangereux. J’irais chez vous si je pouvais sortir. Je recommande cette affaire à votre amitié et à votre probité.

 

          Je prie madame votre femme de me mander si elle a reçu les papiers de M. Le Fort (3) que je lui ai renvoyés, concernant la demande de M. Le Fort à l’impératrice de Russie. Je vous embrasse avec une tristesse extrême.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – Panckoucke. (G.A.)

3 – Marc Le Fort. Voyez la lettre de Voltaire à Catherine II, du 7 juillet 1775. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

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