Correspondance avec le roi de Prusse - Année 1776 - Partie 134
Photo de PAPAPOUSS
530 – DE VOLTAIRE
A Ferney, 11 Mars 1776.
Sire, l’infatigable Achille sera-t-il toujours pris par le pied ? L’ingénieux et sage Horace souffrira-t-il toujours de cette main qui a écrit de si belles choses ? Vos fréquents accès de goutte alarment ce pauvre vieillard qui vous dit autrefois qu’il voudrait mourir à vos pieds, et qui vous le dit encore. La saison où nous sommes est bien malsaine ; notre printemps n’est pas celui que les Grecs ont tant chanté ; nous avons cru, nous autres pauvres habitants du septentrion, que nous avions aussi un printemps, parce que les Grecs en avaient un ; mais nous n’avons en effet que des vents, du froid, et des orages. Votre majesté brave tout cela, dès qu’elle est quitte de sa goutte : il n’en est pas de même des octogénaires, qui ne peuvent remuer, et à qui la nature n’a laissé qu’une main pour avoir l’honneur de vous écrire, et un cœur pour regretter le temps où il était auprès de vous.
Puisque votre majesté m’ordonne de lui envoyer la correspondance d’un bénédictin avec M. Pauw, je la mets à vos pieds ; j’en retranche un fatras de pièces étrangères qui grossissaient cet inutile volume : j’y laisse seulement un petit ouvrage (1) de Maxime de Madaure, célèbre païen, ami de saint Augustin, célèbre chrétien. Il me semble que ce Maxime pensait à peu près comme le héros de nos jours, et qu’il avait l’esprit plus conséquent et plus solide que M. l’évêque d’Hippone. Le paquet est un peu gros pour partir par la poste, mais votre majesté l’ordonne.
Je lui souhaite la santé et la longue vie du maréchal Keith ; je lui souhaite un doux repos, qu’il a bien mérité par son activité en tout genre. Je suis au désespoir de mourir loin de lui ; j’ose lui demander avec autant de respect que de tendresse la continuation de ses bontés.
1 – Sophronime et Adelos. Voyez aux DIALOGUES. (G.A.)
531 – DU ROI
A Potsdam, le 19 mars 1776.
Il est vrai, comme vous le dites, que les chrétiens ont été les plagiaires grossiers des fables qu’on avait inventées avant eux. Je leur pardonne encore les Vierges en faveur de quelques beaux tableaux que les peintres en ont faits ; mais vous m’avouerez cependant que jamais l’antiquité ni quelque autre nation que ce soit n’a imaginé une absurdité plus atroce et plus blasphématoire que celle de manger son dieu. C’est le dogme le plus révoltant, le plus injurieux à l’Etre suprême, le comble de la folie et de la démence. Les gentils, il est vrai, faisaient jouer à leurs dieux des rôles assez ridicules, en leur prêtant toutes les passions et les faiblesses humaines. Les Indiens font incarner trente fois leur Sammonocodom, à la bonne heure : mais tous ces peuples ne mangeaient point les objets de leur adoration. Il n’aurait été permis qu’aux Egyptiens de dévorer leur dieu Apis. Et c’est ainsi que les chrétiens traitent l’autocrateur de l’univers.
Je vous abandonne, ainsi qu’à l’abbé Pauw, les Chinois, les Indiens, et les Tartares. Les nations européanes me donnent tant d’occupation, que je ne sors guère avec mes méditations de cette partie la plus intéressante de notre globe. Cela n’empêche pas que je n’aie lu avec plaisir les dissertations que vous avez eu la bonté de m’envoyer. Comment recevrait-on autrement ce qui sort de votre plume ? l’abbé Pauw prétend savoir que l’empereur Kien-long est mort (1), que son fils gouverne à présent, et que le défunt empereur a exercé d’énormes cruautés envers les jésuites. Peut-être veut-il que je prenne fait et cause contre Kien-long, d’autant plus qu’il sait combien je protège les débris du troupeau de saint Ignace. Mais je demeure neutre, plus occupé d’apprendre si la colonie de Penne continuera de pratiquer des vertus pacifiques, ou si, tout quakers qu’ils sont, ils voudront défendre leur liberté et combattre pour leurs foyers (2). Si cela arrive, comme il est apparent, vous serez obligé de convenir qu’il est des cas où la guerre devient nécessaire, puisque les plus humains de tous les peuples la font.
Ammien-Marcellin doit être bien près de Ferney, à compter le temps qu’on vous l’a expédié. Nos académiciens conviennent tous que c’est un des auteurs de l’antiquité les plus difficiles à traduire, à cause de son obscurité. Il est sûr que si d’ailleurs nous ne surpassons pas les anciens en autre chose, du moins écrit-on mieux dans ce siècle qu’à Rome après les douze Césars. La méthode, la clarté, la netteté, règnent dans tous les ouvrages, et l’on ne s’égare pas dans des épisodes, comme les Grecs en avaient l’habitude.
Je n’aime point les auteurs qu’on admire en bâillant, fussent-ils même empereurs de la Chine. Mais j’aime ceux qu’on lit et qu’on relit toujours volontiers, comme les ouvrages d’un certain patriarche de Ferney, dont l’antiquité nous fournit quelques-uns de la même trempe.
Il faut, par toutes ces raisons, que vous ne mouriez point, et que, tandis que le parlement qui radote, vous brûle à Paris (3), vous preniez de nouvelles forces pour confondre les tuteurs des rois, et ceux qui empoisonnent les âmes du venin de la superstition. Ce sont les vœux d’un pauvre goutteux, qui se réjouit de sa convalescence, jouissant par là du plaisir de vous admirer encore. Vale. FÉDÉRIC.
1 – Il ne mourut qu’en 1795. (G.A.)
2 – Il y avait un an qu’en Amérique les hostilités étaient commencées, et le congrès siégeait à Philadelphie. (G.A.)
3 – On venait de brûler le livre de Boncerf sur les Inconvénients des droits féodaux, et cet ouvrage avait été d’abord attribué à Voltaire. (G.A.)
532 – DE VOLTAIRE
A Ferney, le 30 mars 1776.
Sire, si votre camarade l’empereur Kien-long est mort, comme on vous l’a dit, j’en suis très fâché. Votre majesté sait assez combien j’aime et révère les rois qui font des vers ; j’en connais un qui en fait assurément de bien meilleurs que Kien-long, et à qui je serai bien attaché jusqu’à ce que j’aille faire ma cour là-bas à feu l’empereur chinois.
Nous avons actuellement en France un jeune roi, qui, à la vérité, ne fait point de vers, mais qui fait d’excellente prose. Il a donné en dernier lieu sept beaux ouvrages, qui sont tous en faveur du peuple (1). Les préambules de ces édits sont des chefs-d’œuvre d’éloquence car ce sont des chefs-d’œuvre de raison et de bonté. Le parlement de Paris lui a fait des remontrances séduisantes : c’était un combat d’esprit ; s’il avait fallu donner un prix au meilleur discours, les connaisseurs l’auraient donné au roi, sans difficulté.
Ce droit d’enregistrer et de remontrer, que vous ne connaissez pas dans votre royaume, est fondé sur l’ancien exemple d’un prévôt de Paris du temps de saint Louis, et de votre Conrad Hohenzollern II, lequel prévôt s’avisa de tenir un registre de toutes les ordonnances royales en quoi il fut imité par un greffier du parlement nommé Jean Montluc, en 1313. Les rois trouvèrent cette invention fort utile. Philippe de Valois fit enregistrer au parlement ses droits de régale. Charles V prit la même précaution pour le fameux édit de la majorité des rois à quatorze ans. Des traités de paix furent souvent enregistrés ; on ne savait pas dans ce temps-là ce que c’était que des remontrances. Les premières remontrances sur les finances furent faites sous François Ier, pour une grille d’argent massif qui entourait le tombeau de saint Martin. Ce saint n’ayant nullement besoin de sa grille, et François Ier ayant grand besoin d’argent comptant, il prit la grille, qui lui fut cédée par les chanoines de Tours, et dont le prix devait être remboursé sur les domaines de la couronne. Le parlement représenta au roi l’irrégularité de ce marché. Voilà l’origine de toutes les remontrances qui ont depuis tant embarrassé nos rois, et qui ont enfin produit la guerre de la Fronde dans la minorité de Louis XIV. Nous n’avons pas de Fronde à craindre sous Louis XVI ; nous avons encore moins à craindre les horreurs ridicules des jésuites, des jansénistes, et des convulsionnaires. Il est vrai que nos dettes sont aussi immenses que celles des Anglais ; mais nous goûtons tous les biens de la paix, d’un bon gouvernement, et de l’espérance. Votre majesté a bien raison de me dire que les Anglais ne sont pas aussi heureux que nous ; ils se sont lassés de leur félicité. Je ne crois pas que mes chers quakers se battent ; mais ils donneront de l’argent, et on se battra pour eux. Je ne suis pas grand politique, votre majesté le sait bien ; mais je doute beaucoup que le ministère de Londres vaille le nôtre. Nous étions ruinés, les Anglais se ruinent aujourd’hui : chacun son tour.
Pour vous, sire, vous bâtissez des villes et des villages ; vous encouragez tous les arts, et vous n’avez plus pour ennemi que la goutte ; j’espère qu’elle fera sa paix avec votre majesté, comme ont fait tant d’autres puissances.
Quant aux jésuites que vous aimez tant, la protection que vous leur donnez est bien noble dans un excommunié, tel que vous avez l’honneur de l’être ; j’ai quelque droit, en cette qualité, de me flatter aussi de la même protection. Je ne crois point, comme M. Pauw que l’empereur Kien-long ait traité cruellement les jésuites qui étaient dans son empire. Le père Amiot avait traduit son poème ; on aime toujours son traducteur, et je maintiens qu’un monarque qui fait des vers ne peut être cruel.
J’oserai demander une grâce à votre majesté : c’est de daigner me dire lequel est le plus vieux de milord Maréchal ou de moi ; je suis dans ma quatre-vingt-troisième année, et je pense qu’il n’en a que quatre-vingt-deux. Je souhaite que vous soyez un jour dans votre cent-douzième.
1 – Voyez aux OPUSCULES, les Edits de S.M. Louis XVI. (G.A.)