CORRESPONDANCE - Année 1776 - Partie 8

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1776 - Partie 8

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à M. Audibert.

 

A Ferney, 28 Février 1776.

 

 

          « Quid retribuam Domine, pro omnibus quæ retribuit mihi ? »

 

          Quoi ! monsieur, c’est au milieu de vos voyages et de vos plus grandes occupations que vous avez la bonté de songer à Ferney, à mon huile, à cette petite rente sur M. le marquis de Saint-Tropez, de laquelle je n’ai obligation qu’à vous seul ! Si les princes et les ducs et pairs étaient aussi généreux et aussi bienfaisants que vous, je ne serais pas dans la triste situation où je me trouve. Il est triste d’avoir affaire à des débiteurs grands seigneurs. Leurs chiens, leurs chevaux, leurs p……, et leurs usuriers, disposent de tout leur argent : il ne leur en reste plus pour payer leurs dettes. Je suis obligé de renoncer à tous les travaux de Ferney, et je suis menacé de mourir misérable, parce que de grands seigneurs vivent à mes dépens. Vous êtes plus sage que moi ; vous ne mettez point votre fortune entre les mains des princes. C’est encore un trait de votre sagesse de passer l’hiver dans un climat doux et chaud, lorsque nous sommes cent pieds sous neige vers le mont Jura. Le Pastor fido a bien raison de dire : « Lieto nido, esca dolce, aura cortese… bramano i cigni. »

 

          Agréez, monsieur, mes tendres remerciements, et l’attachement inviolable de votre très humble et très obéissant serviteur. LE VIEUX MALADE DE FERNEY.

 

 

 

 

 

à M. de Vaines.

 

Ferney, 28 Février 1776.

 

 

          Vous savez, monsieur, qu’il n’est plus question de fatiguer M. Turgot de tant de vaines représentations : l’affaire est consommée. Nos chétifs états ne doivent plus se livrer qu’aux sentiments de reconnaissance. Les fermiers-généraux veulent absolument nous arracher trente mille francs ; ils les auront : on ne peut acheter trop cher sa liberté, car ce n’est que par la liberté que l’homme est heureux. Je n’ai actuellement d’autre négociation en tête que celle de placer M. de La Harpe au rang de ceux qui donnent les prix : c’est une place qui lui est bien due, après qu’il en a tant gagné.

 

 

 

 

 

à M. l’abbé du Vernet.

 

Ferney, février 1776.

 

 

          Ceux qui vous ont dit, monsieur l’abbé, qu’en 1744 et 1745 je fus courtisan, ont avancé une triste vérité. Je le fus ; je m’en corrigeai en 1746, et je m’en repentis en 1747. De tout le temps que j’ai perdu en ma vie, c’est sans doute celui-là que je regrette le plus. Ce ne fut pas le temps de ma gloire, si j’en eus jamais. J’élevai pourtant, dans le cours de l’année 1745, un Temple à la Gloire. C’était un ouvrage de commande, comme M. le maréchal de Richelieu et M. le duc de La Vallière peuvent le dire. Le public ne trouva point agréable l’architecture de ce temple ; je ne la trouvai pas moi-même dans la caverne de l’Envie, que j’avais placée à l’entrée du temple de la Gloire. Mes amis m’ont toujours assuré que, dans la seule bonne pièce que nous ayons de lui, il m’avait fait jouer un rôle fort ridicule. J’aurais bien pu le lui rendre ; j’étais aussi malin que lui, mais j’étais plus occupé. Il a passé sa vie à boire, à chanter, à dire des bons mots, à faire des priapées, et à ne rien faire de bien utile. Le temps et les talents, quand on en a, doivent, ce me semble, être mieux employés. On en meurt plus content.

 

 

 

 

 

à M. de La Harpe.

 

1er Mars 1776.

 

 

          Mon cher ami, je vois bien que la destinée a ordonné que vous me succèderiez (1) ; cependant je vous aurais encore mieux aimé pour mon confrère que pour mon successeur. Vous vivez dans un singulier temps, et parmi d’étonnants contrastes. La raison d’un côté, le fanatisme absurde de l’autre ; des lauriers à droite, des bûchers à gauche ; d’un côté le temple de la gloire, et de l’autre des préparations pour une Saint-Barthélemy ; un contrôleur général qui a pitié du peuple, et un parlement qui veut l’écraser ; une guerre civile dans tous les esprits, des cabales dans tous les tripots…. Sauve qui peut ! Pour moi, je ne suis pas encore assez loin.

 

          S’il y a quelque chose d’intéressant, je vous demande en grâce de m’en instruire sous l’enveloppe de M. de Vaines, qui pense comme il faut, et qui vous aime comme il le doit.

 

 

1 – A l’Académie française. La Harpe s’était encore une fois vainement présenté. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Dupont de Nemours.

 

1er Mars 1776 (1).

 

 

          Je sais bien, monsieur, que j’ai mal pris mon temps, et que j’ai excédé de mes lettres et de mes requêtes un ministre qui a des affaires un peu plus importantes que celles du pays de Gex. J’ai eu avec vous la même indiscrétion. Je vous ai demandé si vous n’aviez rien dans vos papiers concernant l’abominable servitude des corvées.

 

          Je vous demande aujourd’hui une autre grâce : je viens de recevoir un mémoire à consulter sur l’existence actuelle des six corps et la conservation de leurs privilèges, signé de La Croix, avocat à Paris, chez Simon, imprimeur du parlement.

 

          C’est donc un procès qu’on intente au père du peuple et au restaurateur de la France par devant le parlement, chez Simon. Voilà ce grand homme bien payé d’avoir fait revenir Messieurs ! J’ai assez d’amis et de parents dans le parlement de passade (2) qu’on a sacrifié, pour vous assurer qu’ils n’auraient jamais fait une pareille démarche.

 

          Ce mémoire, signé La Croix, me paraît aussi insidieux qu’injuste. L’auteur suppose qu’il répond à M. le président Bigot de Sainte-Croix. Je suis trop Suisse pour savoir qui était M. le président Bigot. Je n’avais pas entendu parler de son mémoire sur la liberté de fabriquer et de vendre.

 

          Mais ce que l’avocat La Croix cite de M. Bigot de Sainte-Croix me donne grande envie de voir son livre. Si vous l’aviez, oserai-je vous supplier de me le faire lire ? et cela, monsieur, sans préjudice de la grâce que je vous demande de me renvoyer les ordres de M. le contrôleur général en marge du mémoire de nos états que je lui ai adressé pour le pays de Gex. Je l’avais supplié de me faire réponse par vous ; il n’en a rien fait, et je lui pardonne. Votre, etc. LE VIEUX MALADE DE FERNEY.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – Le parlement Maupeou. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Vaines.

 

1er Mars 1776.

 

 

          Le vieux malade, monsieur, vous demande bien pardon de vous avoir importuné pour avoir l’édit concernant l’Ecole militaire. Il l’a lu dans un journal ; mais sa grande passion est pour les corvées et pour les maîtrises.

 

          Il vient de lire le factum de maître La Croix, de l’ordre des avocats. Voilà donc M. Turgot qui a un procès en parlement, tandis que le roi en a un autre au sujet des remontrances. Les voilà tous deux bien payés d’avoir rétabli leurs juges (1) ! Tous deux doivent être charmés de la reconnaissance qu’on leur témoigne.

 

          Ce factum de maître La Croix paraît très insidieux ; il écarte toujours avec adresse le fond de la question, et le principal objet de M. Turgot, qui est le soulagement du peuple. Il est bien clair que toutes ces maîtrises et toutes ces jurandes n’ont été inventées que pour tirer de l’argent des pauvres ouvriers, pour enrichir des traitants, et pour écraser la nation. Voilà la première fois qu’on a vu un roi prendre le parti de son peuple contre Messieurs.

 

          C’est le mémoire de M. Bigot, imprimé, dit-on, il y a cinq ou six mois, que j’ai une extrême impatience de lire. C’est contre ce M. Bigot que ce maître La Croix présente requête au parlement. Heureusement M. Bigot, qui était président de je ne sais où, est mort ; mais le corps du délit subsiste.

 

          J’ose vous supplier, monsieur, de vouloir bien m’envoyer ce corps du délit. Je suis curieux de voir comment on a eu l’insolence de soutenir qu’un homme pourrait, à toute force, raccommoder des souliers ou recoudre des culottes, sans avoir payé cent écus aux maîtres jurés.

 

          En un mot, monsieur, j’implore vos bontés pour être instruit de tout ce qui se passe dans ce procès de Messieurs contre le roi et son peuple ; mais je ne veux pas abuser de votre temps, il est trop précieux. Je vous demande simplement d’ordonner qu’on m’envoie tout. Il faut avoir pitié d’un vieux solitaire.

 

          J’apprends que les prêtres se joignent à Messieurs : Dieu soit béni ! Vous ne sauriez croire combien mon cœur est pénétré de reconnaissance pour vous.

 

 

1 – M. Turgot n’a eu aucune part à ce rétablissement. (K.)

 

 

 

 

 

à M. le comte de Tressan.

 

A Ferney, 3 Mars 1776.

 

 

          L’apôtre prétendu de la tolérance pourrait bien en être le martyr. Il sait très bien que la cabale du fanatisme est plus animée et plus dangereuse que la cabale contre M. Turgot.

 

          Le vieil apôtre est obligé, dans le moment présent, d’aller faire un petit voyage en Allemagne pour des affaires indispensables ; mais, en quel endroit qu’il soit, il prendra un intérêt bien vif à M. de Lisle, auquel il conseille de ne jamais exposer sa personne. L’effervescence est trop violente, on n’est que trop bien informé des résolutions prises par des assassins en robe noire, les uns tondus, les autres en bonnet carré. Tout cela est affreux, mais très digne d’une nation qui n’a encore assassiné que trois de ses rois, qui n’a fait qu’une grande Saint-Barthélemy, mais qui en a fait mille petites en détail. Les ministres, tout sages et tout éclairés qu’ils sont, ne pourraient s’opposer aux barbaries que les persécuteurs méditent. On embrasse tendrement le seigneur de Franconville.

 

 

 

 

 

à M. Christin.

 

5 Mars 1776.

 

 

          Mon cher ami, voici bien d’autres nouvelles. Vous connaissez ce petit livre qui en vaut bien un plus gros, cet examen sage et savant, ce code plein d’humanité, intitulé les Inconvénients des Droits féodaux (1). Nous le regardions, vous et moi, comme un préliminaire de la justice que le roi pouvait rendre à ses sujets les plus utiles. Nous attendions en conséquence le moment de présenter un mémoire à M. Turgot et à M de Malesherbes. Je vous attendais à Pâques pour y travailler avec vous. La cour de parlement, garnie de pairs, vient de faire brûler, par son bourreau, au pied de son grand escalier, cet excellent ouvrage des Inconvénients des Droits féodaux. Les princes du sang ont donné leur voix pour le proscrire. Je suis pétrifié d’étonnement et de douleur. Il faut absolument que nous mangions l’agneau pascal ensemble. Il faut que vous veniez le plus tôt qu’il vous sera possible, et que la dernière action de ma vie soit de m’unir à vous pour secourir des opprimés.

 

 

N.B. – Le clergé, réuni avec le parlement a laissé, par sa dernière assemblée, quatre-vingt ouvrages à brûler par des Messieurs, et quatre-vingts auteurs à être jetés dans les mêmes flammes.

 

 

1 – Par de Boncerf. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Vaines.

 

A Ferney, ce 6 Mars 1776.

 

 

          Il est clair que c’est faire brûler par le bourreau les édits du roi, que de faire brûler cette brochure intitulée les Inconvénients des Droits féodaux ; cette brochure ne contient, à ce qu’il me paraît, que les principes de M. Turgot, l’abolissement des corvées, le soulagement du peuple, et le bien de l’Etat. Je ne sais comment tout ceci tournera, mais je vois de loin des serpents qui mordent le sein qui les a réchauffés.

 

          Permettez-moi de recommander à vos bontés cette lettre pour votre ami M. le marquis de Condorcet.

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

6 Mars 1776.

 

 

          Mon cher ange, je n’ai envoyé Sésotris (1) qu’à vous, parce que vous êtes l’homme de France qui connaissez le mieux la cour d’Egypte, et qui jugez le mieux des vers égyptiens.

 

          Si donc vous trouvez que cette petite plaisanterie peut passer des bords du Nil à ceux de la Seine, je la mets sous votre protection. Vous n’êtes pas hors de portée de la faire parvenir à M. de Maurepas, qui probablement ne me traitera pas cette fois-ci comme un crocodile ; et, entre nous, je ne serais pas fâché que Sésotris (2) eût quelque bonne opinion de moi. J’en aurais d’autant plus de besoin, que les mêmes barbares qui persécutent si violemment l’ex-oratorien Delisle de Sales, ont juré de m’en faire autant.

 

          Une maudite édition faite, non seulement sans moi, mais malgré moi, à Genève, par Gabriel Cramer, et par un nommé Bardin, ne donne que trop beau jeu aux persécuteurs. J’apprends que Panckoucke s’est chargé de cette édition très criminelle, en quarante volumes. Je n’ai su cette manigance que quand elle a été faite, et je ne puis y remédier.

 

          Je demeure, il est vrai, à une lieue de Genève ; mais je n’irai certainement pas intenter un procès dans Genève à un Génevois. Je sais toutes les atrocités qu’on prépare à Paris. Je me vois de tous côtés entre l’enclume et le marteau, victime de l’avarice d’un libraire, victime d’une faction de fanatiques à Paris, et près de quitter, dans ma quatre-vingt-troisième année, le château et la ville que j’ai bâtis, les jardins et les forêts que j’ai plantés, les manufactures florissantes que j’ai établies, et d’aller mourir ailleurs, loin de toutes mes consolations. Ma situation est étrange. Ce Cramer a gagné plus de 400,000 fr. à imprimer mes ouvrages depuis vingt ans. Il finit par une édition dans laquelle il glisse des ouvrages beaucoup plus dangereux que ceux de Spinosa et de Vanini, des ouvrages qu’il sait n’être pas de moi ; et je ne puis faire éclater mes plaintes, parce que personne ne croira jamais qu’on ait fait une telle entreprise à une lieue de chez moi, sans que je m’en sois mêlé. Cramer n’a point mis son nom en tête de l’ouvrage, et à peine a-t-il vendu cette édition à Panckouke, qu’il a quitté sur-le-champ la librairie, et vit dans une très belle maison de campagne qu’il vient d’acheter chèrement. Je ne sais pas encore quel parti je prendrai ; mais il est clair que je n’en puis prendre un que fort triste. Pour la faction des Clément et des Pasquier, je sais bien quel parti elle prendra. Il y a soixante ans que je vis dans l’oppression ; il faut mourir comme on a vécu ; mais aussi je mourrai en adorant mon cher ange.

 

          Il y a trois mois que madame de Saint-Julien ne m’a écrit. Je puis envoyer à M. de Sartines le rogaton (3) dont je vous ai parlé ; il s’en amusera peut-être, d’autant plus qu’il y est un peu question de la compagnie des Indes, dont il s’est mêlé avant qu’il fût ministre. Mon idée est donc de lui en envoyer un exemplaire pour lui, et un pour vous. Je crois d’ailleurs madame de Saint-Julien si occupée de son procès, qu’elle ne se souciera guère des affaires des Indes et de la Chine. Au reste, cette bagatelle ne me fait plus aucun plaisir depuis qu’elle est imprimée. Toutes les éditions me sont odieuses depuis l’aventure de Cramer.

 

          J’attends avec bien de l’impatience l’événement de la querelle entre M. Turgot et le parlement. Je vous avoue que je suis entièrement pour M. Turgot, parce que ses vues sont humaines et patriotiques. Il est réellement père du peuple, et le parlement veut le paraître. Je dois à ce ministre la liberté et le bonheur de la petite patrie que je me suis faite ; il sera bien douloureux de la quitter.

 

 

1 – Conte. (G.A.)

2 – Louis XVI. (G.A.)

3 – Les Lettres chinoises, indiennes, tartares. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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