CORRESPONDANCE - Année 1776 - Partie 7
Photo de PAPAPOUSS
à M. Panckoucke.
A Ferney, 23 Février 1776 (1).
C’est un grand soulagement pour moi, monsieur, d’apprendre que vous ne vous êtes point chargé de cette infâme édition annoncée sous le nom de Bardin, et désavouée également par Bardin et par Cramer. Elle est trop indigne d’être débitée par vous, tant à cause de l’exécution typographique qui est détestable, que pour les pièces odieuses qui la déshonorent. Je fais tout ce qui dépend de moi pour découvrir ceux qui ont fait cette mauvaise manœuvre. Les maladies qui me mènent au tombeau ont rendu jusqu’ici mes soins infructueux. Il ne me reste que le chagrin de me voir si indignement imprimé, et la consolation de voir que vous pensez comme moi sur cette édition si coupable.
Je vous prie, monsieur, de ne point perdre la lettre que je vous écris. M. le marquis de Condorcet et M. d’Hornoy, mon neveu, seront peut-être bien aises de lavoir. Au reste, si je puis vous servir dans vos affaires, disposez entièrement de moi. J’ai l’honneur d’être, monsieur, etc.
1 – Editeurs, E. Bavoux et A. François. (G.A.)
à M. Dupont de Nemours.
A Ferney, 23 Février 1776.
Je sais bien, monsieur, que je prends mal mon temps, et que notre digne ministre a autre chose à faire qu’à répondre aux hurlements de quelques bipèdes ensevelis sous cinq cents pieds de neige, et dépecés par des moines et par des commis des fermes, au milieu des rochers et des précipices ; mais c’est le cas où M. Turgot dira :
Homo sum : humani nihil a me alienum puto.
TER., Heaut., act. I, sc. I.
Premièrement, je le supplie très instamment de m’envoyer par vous ses réponses décisives en marge du dernier mémoire que je lui ai adressé, signé de nos états.
Secondement, voici un tableau très fidèle de la situation et du bonheur des bipèdes, dont il faut absolument que je l’entretienne. Tâchez de n’en point frémir.
Au milieu des rochers et des abîmes qui bordent le pays de Gex, au revers du mont Jura, au bord d’un torrent nommé La Valserine, est une habitation d’environ douze cents spectres, qui appartenaient à la Savoie, et qui sont réputés Français depuis l’échange fait avec le roi de Sardaigne en 1760.
Les bernardins sont seigneurs de ce terrain ; et voici les droits que s’arrogent ces seigneurs, par excès d’humilité et de désintéressement.
Tous les habitants sont esclaves de l’abbaye et esclaves de corps et de biens. Si j’achetais une toise de terrain dans la censive de monseigneur l’abbé, je deviendrais serf de monseigneur, et tout mon bien lui appartiendrait sans difficulté, fût-il situé à Pondichéry.
Le couvent commence, à ma mort, par mettre le scellé sur tous mes effets, prend pour lui les meilleures vaches, et chasse mes parents de la maison.
Les habitants de ce pays les plus favorisés sèment un peu d’orge, et d’avoine, dont ils se nourrissent ; ils paient la dîme, sur le pied de la sixième gerbe, à monseigneur l’abbé ; et on a excommunié ceux qui ont eu l’insolence de prétendre qu’ils ne devaient que la dixième gerbe.
En 1762, le 20 janvier, le feu roi de Sardaigne abolit dans tous ses Etats cet esclavage chrétien. Il permit à tous ces malheureux d’acheter leur liberté de leurs seigneurs, et prêta même de l’argent à tous les colons qui n’en avaient pas pour se rédimer.
Ainsi, monsieur, il est arrivé que les cultivateurs dont je vous parle auraient été libres s’ils étaient restés Savoyards jusqu’en 1762, et qu’ils ne sont aujourd’hui esclaves de moines que parce qu’ils sont Français.
Le petit pays dont je vous parle s’appelle Chézery. M. le contrôleur général peut s’attendre que, si Dieu me prête vie, je viendrai me jeter à ses pieds avec tous les habitants de Chézery, et lui dire : Domine, perimus, salva nos. Mais ce qu’il y a de plus admirable et de plus chrétien, c’est que la France a le bonheur de posséder plus de cinquante mille hommes qui sont dans le cas de Chézery, et par conséquent immédiatement au-dessous des bœufs qui labourent les terres monacales.
M. de Sully-Turgot verra combien l’hydre qu’il combat a de têtes ; mais il verra aussi que tous les cœurs des vrais Français sont à lui.
Ayez la bonté, je vous en conjure, de m’envoyer les ordres de M. le contrôleur général en marge de mon mémoire, dès que vous le pourrez. Votre très humble et très obéissant serviteur du fond de mon cœur. LE VIEUX MALADE.
Je ne sais ce que c’est qu’un reproche qu’on fait à nos petits états d’avoir traité de couronne à couronne avec la république de Berne, pour saler notre pot.
à M. Delisle de Sales.
25 Février 1776.
Etant entré, monsieur, dans ma quatre-vingt-troisième année, et accablé de maladies, j’attends et j’appelle la mort, pour n’être pas témoin des horreurs du fanatisme qui va désoler ma patrie. Je vois qu’on a déchaîné les monstres qui étaient auparavant retenus par quelques honnêtes gens. Je ne serais point étonné que ces fanatiques fissent une Saint-Barthélemy de philosophes.
Heu ! fuge crudeles terras, fuge littus iniquum :
Æn., III.
Le sang des La Barre fume encore ; notre divine religion n’est et ne sera soutenue que par des bénéfices de cent mille écus de rente et par des bourreaux. Ce sont des marques distinctives de la vérité.
Si je puis, avant ma mort, avoir le temps de recevoir quelques ordres de vous, vous n’avez qu’à parler. Vous ne pouvez les donner à quelqu’un plus pénétré que moi d’estime pour votre personne, et de respect pour votre malheur.
à M. de Fargès.
Ferney, 25 Février 1776.
Monsieur, puisque vous voulez bien entrer in judicium cum servo tuo, Domine, souffrez que je vous dise que, si je pouvais sortir de mon lit, étant entré dans ma quatre-vingt-troisième année, et accablé de maladies, j’irais me jeter aux pieds de M. le contrôleur général ; et voici comme je radoterais au nom de nos états.
Notre petit pays est pire que la Sologne, pire que les plus mauvais terrains de la Champagne Pouilleuse, pire que les plus mauvais des landes de Bordeaux.
Dans notre pauvreté, vingt-huit paroisses ont chanté vingt-huit Te Deum, et on a crié vingt-huit fois Vive le roi et M. Turgot ! Nous paierons avec allégresse trente mille francs à MM. les soixante sous-rois, parce que nous sommes fort aises de mourir de faim, en étant délivrés de soixante-dix-huit coquins qui nous faisaient mourir de rage.
Nous pensons, comme vous, qu’auprès de Paris, de Milan et de Naples, la terre peut supporter tous les impôts, parce que la terre est bonne ; mais, chez nous, il n’en est pas de même ; elle rend trois pour un dans les meilleures années, souvent deux, et quelquefois rien, et il faut six bœufs pour la labourer. Les mêmes grains ne produisent qu’une fois en dix ans.
Vous me demanderez de quoi nous subsistons : je réponds : De pain noir et de pommes de terre, et surtout de la vente des bois que nos paysans coupent dans les forêts, et qu’ils portent à Genève. Cette ressource va leur manquer incessamment, car tous les bois sont dévastés ici beaucoup plus que dans le reste du royaume.
J’ajoute, en passant, que le bois manquera bientôt en France, et qu’en dernier lieu on est allé acheter du bois de chauffage en Prusse.
Comme il faut tout dire, j’avoue que nous faisons quelques fromages sur quelques montagnes du mont Jura, en juin, juillet et auguste.
Notre principal avantage est au bout de nos doigts. Nos paysans, n’ayant pas de quoi se nourrir, ont eu l’industrie de travailler en horlogerie pour les Génevois, lesquels Génevois ont fait un commerce de dix millions par an, en payant fort mal les ouvriers du pays de Gex.
Un vieillard, qui s’est avisé de s’établir entre la Suisse et Genève, a formé dans le pays de Gex des fabriques de montres qui paient très bien tous les ouvriers du pays, qui en augmentent la population, et qui feront tomber le commerce de l’opulente Genève, si elles sont protégées par le gouvernement ; mais ce pauvre vieillard va mourir.
Nous ne vivons donc que d’industrie. Or, je demande si le fabricant de montres, qui aura gagné dix mille francs par an, qui jouit du bénéfice du sel bien plus que les cultivateurs, ne peut pas aider ces cultivateurs à payer les trente mille francs d’indemnité pour ce sel.
Je demande si les gros cabaretiers, qui gagnent encore plus que les horlogers, et qui consomment plus de sel, ne doivent pas aider aussi les pauvres possesseurs d’un détestable terrain.
Les gros manufacturiers, les hôteliers, les bouchers, les boulangers, les marchands, ont si bien connu l’état misérable du pays, et les bontés du ministère, qu’ils offrent tous de nous aider d’une légère contribution.
Ou permettez cette contribution ou diminuez un peu la somme exorbitante de trente mille livres que les soixante sous-rois exigent de nous.
Voilà un des sous-rois, nommé Boisemont, qui vient de mourir riche, dit-on, de dix-huit millions. Ce drôle-là avait-il besoin que nous fussions écorchés, pour que notre peau lui valût cinq cents livres ?
Voilà, monsieur, une très petite partie des doléances que je mettrais aux pieds de M. le contrôleur général ; mais je ne dis mot, je m’en rapporte à vous. Si vous êtes touché de mes raisons, vous daignerez les représenter ; si elles vous paraissent mauvaises, vous les sifflerez.
Si j’ai tort en plaidant fort mal pour mon pays, j’ai certainement raison en vous disant que je suis pénétré de la plus grande estime pour vos lumières, de reconnaissance pour vos bontés, et du sincère respect avec lequel j’ai l’honneur d’être, monsieur, votre, etc.
à M. des Essarts.
A Ferney, 26 Février 1776.
Je ne sais pas, monsieur, si le code noir permet d’écrire le nom d’une Négresse sur un de ses tétons, et celui d’un Nègre sur une de ses fesses. Tout ce que je sais, c’est que si j’étais juge, j’écrirais sur le front du juif : Homme à prendre. Il est à croire du moins que si les allégations de vos clients sont prouvées, ils seront déclarés libres.
Au reste, vous faites trop d’honneur à la France de la louer de ne point admettre d’esclaves chez elle. Il y a dans une province de France qui touche à la Suisse, et dont je ne suis séparé que par une montagne, quinze ou seize mille esclaves, beaucoup plus malheureux que les Nègres qui sont protégés par vous ; car, si vos esclaves appartiennent à un juif, ceux dont je vous parle appartiennent à des moines, en dépit de Louis-le-Gros, de Louis-Hutin, et de Henri II. C’est dans la Comté, nommée Franche, que le peuple est réduit à cet esclavage. Il faut espérer qu’on détruira un jour cet opprobre infâme. En attendant, je me flatte, monsieur, que vous rendrez la liberté à Pampy et à Aminthe (1) ; car il se peut en effet qu’il y ait encore quelque vertu sociale, et quelque humanité, dans la nation qui s’est rendue coupable de la Saint-Barthélemy, etc.
Vos principes serviront peut-être à corriger un peuple dont une moitié a été si souvent frivole, et l’autre barbare. J’ai l’honneur d’être avec toute l’estime que je vous dois, monsieur, votre, etc.
1 – M. des Essarts a en effet procuré la liberté aux deux Nègres qu’il défendait. (K.)
à M. de Vaines.
26 Février 1776.
Pardon, monsieur, mais si vous voulez bien avoir la bonté d’ordonner qu’on m’envoie l’édit ou l’ordonnance concernant l’école militaire, je vous serai infiniment obligé.
Je vois bien que je n’aurai pas sitôt les six édits en faveur du peuple enregistrés. Les Welches sont plus Welches que jamais. Mais un Français tel que vous me console.
Permettez que je vous adresse cette lettre pour votre ami M. le marquis de Condorcet.
à M. Fabry.
27 Février 1776.
La pièce d’éloquence, monsieur, dont vous voulez bien me donner communication, ne doit point vous décourager. Je pense qu’il faudrait nous assembler à dîner quelqu’un de ces jours chez le vieux malade, et que chacun eût le temps de réfléchir un peu sur les choses qu’il aurait à proposer.
Le troisième dimanche de carême, 10 du mois de mars, où nous allons entrer, vous conviendrait-il ? et pourriez-vous avoir la bonté de nous faire voir, avant ou après le dîner, un petit relevé des vingtièmes ? car il est bon de s’arranger plus tôt que plus tard, pour être en état de payer cinq cents francs à chacun des soixante sous-rois de France. Il vient d’en mourir un, nommé Boisemont, qui a laissé dix-huit millions de bien, le tout dans son portefeuille. Il ne contribuait pas d’une obole aux charges de l’Etat : il est juste d’assister de pareilles gens.
A l’égard de notre sel bernois, je n’ai pas encore bien compris les sens profonds de la sublime lettre qu’on vous a écrite en style d’Apocalypse ; mais je dis et je dirai toujours, en style très simple, que vous nous avez rendu un très grand service, que la province vous doit de la reconnaissance, que votre entrepreneur en use très honnêtement en nous donnant douze mille francs, et en payant ainsi lui seul plus du tiers de notre indemnité.
J’ai vu l’édit de la suppression de la caisse de Poissy : il m’a paru très bien fait, très sage, très noble, très bienfaisant ; Messieurs ne pourront y mordre. L’édit des corvées ne sera pas si bien reçu, et pourra bien nous embarrasser un peu dans notre fourmilière. Adieu, monsieur, comptez sur la tendre et respectueuse amitié du vieux malade de Ferney.